Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 2La malle-poste.

C’était la route de Douvres qui, un vendredisoir de la fin de novembre, se déployait devant le premierpersonnage à qui notre histoire ait affaire.

Entre cet individu et l’horizon était lamalle-poste, qui gravissait péniblement la côte escarpée deShooter.

Notre homme barbotait dans la boue, ainsi queles autres voyageurs ; non pas qu’en pareille circonstance lamarche leur fût agréable ; mais parce que les harnais étaientsi pesants, la montée si rapide, la malle si lourde et la boue siépaisse, que les chevaux s’étaient arrêtés déjà trois fois, avec lapensée subversive de retourner à leur écurie. Néanmoins, l’actioncombinée des rênes, du fouet, du garde et du conducteur, s’étantopposée, en vertu des lois de la guerre, à ce dessein, qui prouvaitque les animaux sont doués de raison, l’attelage, forcé decapituler, était rentré dans le devoir.

La tête baissée, la queue frémissante, lesquatre chevaux enfonçaient dans la boue, se débattaient,glissaient, tombaient lourdement, et menaçaient de se mettre enpièces.

Toutes les fois qu’après une halte prudente leconducteur les forçait à repartir, le cheval de devant, qui setrouvait à côté du fouet, secouait violemment la tête et semblaitnier que la voiture pût jamais parvenir au sommet de lamontagne.

Chacune de ces bruyantes dénégations faisaittressaillir notre voyageur, et lui troublait l’esprit. Unbrouillard fumeux emplissait tous les bas-fonds, et rampait sur lacolline, ainsi qu’une âme en peine qui cherche à se reposer ;brouillard froid et gluant, qui s’élevait avec lenteur et poussaitpéniblement dans l’air ses vagues épaisses et fétides.

La lumière projetée par les lanternes de lavoiture, enfermée dans un cercle de brume, éclairait à peinequelques mètres de la route, et la vapeur qui s’élevait des chevauxen nage se confondait avec le brouillard dont ils étaientenvironnés.

Deux autres voyageurs marchaient à côté de lavoiture. Enveloppés jusqu’aux sourcils, et portant des bottesfortes, aucun de ces trois hommes, d’après ce qu’il en voyait,n’aurait pu soupçonner la figure de son voisin ; et ce qu’ilpensait n’était pas moins caché à l’esprit des deux autres, que sapersonne aux yeux de ses compagnons.

À cette époque, on ne savait pas trop sedéfier des gens qu’on rencontrait en route ; chacun d’euxpouvait être un bandit, ou tout au moins affilié à des voleurs.Rien n’était plus ordinaire que de trouver dans chaque maisonsituée au bord des chemins, auberge ou cabaret, depuis le maître deposte jusqu’au garçon d’écurie, quelque sacripant soldé par unMandarin quelconque.

C’est à cela que pensait le garde quiaccompagnait la malle de Douvres, ce vendredi soir du mois denovembre 1775, tandis que, perché derrière la voiture, il battaitdes pieds la paille qui lui servait de tapis, et avait l’œil et lamain sur un coffre où un tromblon chargé jusqu’à la gueule reposaitsur huit pistolets de fontes, également chargés à balle et couchéssur un lit d’armes blanches.

Comme il arrivait chaque soir, le gardesuspectait les voyageurs, qui se soupçonnaient mutuellement, ainsique le garde et le cocher, qui à son tour ne répondait que de seschevaux et aurait juré en conscience, sur les deux Testaments, queles pauvres bêtes n’étaient pas de force à faire une pareillecorvée.

« Allons ! hue ! s’écria leconducteur ; un dernier coup de collier, et vous serez au boutde vos peines, damnées rosses que vous êtes ! j’aurai eu assezde mal à vous faire arriver… Joé ! quelle heureest-il ?

– Onze heures dix minutes, répondit legarde.

– Miséricorde ! s’écria le cocheravec impatience. Onze heures dix ! et pas en haut de lamontagne. Psitt ! hue ! vieilles rosses ! »

Le cheval de tête, arrêté par un violent coupde fouet au milieu de ses plus vives dénégations, fit un nouveleffort, entraîna le reste de l’attelage, et la malle-poste deDouvres se remit en marche, escortée des trois voyageurs quibarbotaient dans la boue.

Ils s’étaient arrêtés chaque fois ques’arrêtait la voiture, et ils s’en écartaient le moins possible.Celui d’entre eux qui aurait eu l’audace de proposer à son voisind’aller un peu en avant, au milieu du brouillard et des ténèbres,se serait fait prendre pour un voleur et mis en position derecevoir une balle dans le corps.

On était enfin au sommet de la montagne ;les chevaux reprenaient haleine, le garde avait quitté son siègeafin d’enrayer pour la descente, et d’ouvrir la portière auxvoyageurs qui allaient remonter en voiture.

« Psitt ! Joé ! » cria lecocher en regardant au bas de son siège.

Et tous les deux écoutèrent.

« Un cheval monte la côte au galop,Joé.

– Au grand galop, Tom, reprit le garde ensautant sur son siège. Gentlemen, ajouta-t-il, après avoir armé sontromblon, au nom du roi, je réclame votre assistance. »

Le voyageur qui fait partie de notre histoireallait entrer dans la voiture, où les deux autres se disposaient àle suivre ; il resta sur le marchepied, et ses deuxcompagnons, derrière lui, sur la route.

Tous les trois regardaient tour à tour legarde et le conducteur. Ceux-ci tournaient la tête en arrière, etle cheval aux vives dénégations dressait les oreilles en regardantderrière lui sans qu’on l’en empêchât.

L’immobilité qui succédait tout à coup auroulement pénible de la malle-poste ajoutait au silence de la nuit,dont elle augmentait le calme funèbre. Le souffle haletant deschevaux communiquait une sorte de frisson à la voiture, etpeut-être le cœur des trois compagnons de voyage battait-il assezfort pour qu’on pût en compter les battements. Dans tous les cas,c’était le silence d’individus hors d’haleine, qui n’osent pasrespirer, et dont le pouls est précipité par l’attente.

Un cheval franchissait la montagne d’un galoprapide, et approchait de plus en plus.

« Holà ! cria le garde de toute lapuissance de ses poumons, arrêtez ou je fais feu ! »

Il fut immédiatement obéi, et du fond dubrouillard une voix enrouée s’écria :

« Est-ce la malle-poste deDouvres ?

– Peu vous importe ! répondit legarde.

– Est-ce la malle-poste deDouvres ?

– Qu’avez-vous besoin de lesavoir ?

– J’ai affaire à un voyageur.

– De qui voulez-vous parler ?

– De M. Jarvis Lorry. »

L’individu qui était sur le marchepied de lavoiture fit un mouvement, et sembla dire que c’était de lui qu’ils’agissait. Le cocher, le garde et les deux autres le regardèrentavec défiance.

« Restez où vous êtes, ou sans cela vousêtes mort, répondit le garde à la voix qui sortait du brouillard.Voyageur du nom de Lorry, veuillez répondre avec franchise.

– Qu’est-ce que c’est ? demandacelui-ci d’une voix douce et vibrante. Qui a besoin de meparler ? Est-ce vous, Jerry ?

– Je n’aime pas la voix de ce Jerry,murmura le garde entre ses dents ; elle est plus enrouée quede raison.

– Oui, monsieur Lerry, je vous apporteune lettre de chez Tellsone.

– Je connais ce messager, » dit legentleman en s’adressant au garde, et en mettant pied à terre,assisté avec plus de hâte que de politesse par les deux autresvoyageurs, qui s’élancèrent dans la voiture, dont ilss’empressèrent de fermer la portière et de relever les glaces.

« Vous pouvez lui permettre d’approcher,continua M. Lorry, vous n’avez rien à craindre.

– C’est possible, mais tout le monde n’enest pas convaincu, répondit le garde en se parlant à lui-même.Holà ! eh !

– Eh bien ? demanda Jerry, plusenroué qu’auparavant.

– Écoutez-moi : avancez, mais aupas ; et si par hasard il y a des fontes à la selle qui vousporte, n’y glissez pas la main ; je suis diablement prompt àla méprise, et quand je me trompe, mon erreur prend la forme d’uneballe. Maintenant que vous êtes averti, montrez-nous votrefigure. »

La silhouette d’un cheval et de son cavalierse dessina vaguement à travers le brouillard, et s’approcha de lamalle-poste. Arrivé auprès de Lorry, le messager arrêta sa montureet tendit un papier au voyageur.

Le cheval était hors d’haleine, et tous deuxétaient couverts de boue, depuis le sabot de la bête jusqu’auchapeau du cavalier.

« Garde, reprit le voyageur avec calme,je vous répète que vous n’avez rien à craindre. J’appartiens à labanque Tellsone et Cie, – vous devez connaître la maison Tellsone,de Londres, – je vais à Paris pour affaires. Ai-je le temps de lirece billet ? Il y aura une couronne pour boire.

– Cela dépend de sa longueur… Si vous nedevez pas… »

M. Lorry s’approcha de la lanterne,ouvrit la lettre qu’il tenait à la main, et lut à haute voix laphrase suivante :

« Attendez mademoiselle àDouvres ! »

« Ce n’est pas long, comme vous voyez,dit-il au garde ; et s’adressant à l’émissaire : Vousdirez à la maison que je vous ai répondu par le mot :Ressuscité.

– Quelle singulière réponse !s’écria Jerry de sa voix la plus rauque.

– Portez-la néanmoins à ces messieurs,ils auront ainsi la preuve que j’ai reçu leur billet. Bonsoir,Jerry, bonsoir ; retournez là-bas le plus vitepossible. »

En disant ces mots, le gentleman ouvrit laportière et monta dans la voiture, sans être, cette fois, assistépar ses compagnons de voyage. Ceux-ci avaient caché d’une manièreexpéditive leurs bourses et leurs montres dans leurs grandesbottes, et faisaient semblant d’être plongés dans le plus profondsommeil, afin de se dispenser d’agir.

La portière refermée, la malle-postes’ébranla, et, descendant la côte, s’enfonça dans un brouillard deplus en plus épais.

Le garde, qui avait fini par remettre sontromblon à sa place, examina les pistolets qu’il portait à laceinture, et jeta un coup d’œil sur une petite caisse où étaientrenfermés quelques outils de maréchal, une couple de torches, unbriquet et de l’amadou. Si les lanternes de la voiture avaient étésoufflées et brisées, comme il arrivait de temps à autre, iln’avait qu’à s’enfermer dans l’intérieur, et à battre le briquetavec courage, pour obtenir de la lumière au bout de cinq minutes,en supposant qu’il eût de la chance.

« Tom ! dit le garde à voix bassepar-dessus la voiture.

– Qu’est-ce que c’est, Joé ?

– As-tu entendu ce message ?

– Oui.

– Qu’en penses-tu ?

– Rien du tout.

– Ni moi non plus, » répondit legarde, tout surpris de cette coïncidence d’opinion entre lui et lecocher.

Une fois seul, au milieu du brouillard et desténèbres, Jerry avait mis pied à terre, non-seulement pour soulagersa bête, mais encore pour essuyer la boue qui lui couvrait levisage, et pour secouer son chapeau, dont les retroussis pouvaientcontenir environ deux litres d’eau.

Lorsqu’il eut terminé cette double opération,il se retourna du côté de Londres, et, tenant son cheval par labride, il se mit à descendre la montagne.

« Après une pareille course, ma vieille,dit-il à sa monture, je ne me fierai à vos quatre jambes quelorsque nous serons en plaine. Oui, ma vieille.Ressuscité ! Quelle singulière réponse ! Cela neserait pas ton affaire ; non, Jerry, non, tu serais dans unefâcheuse position, si la mode allait prendre de revenirici-bas. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer