Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 5Le chacal.

À cette époque la plupart des hommes buvaienttellement, et il y a eu sous ce rapport un progrès si notable dansles mœurs, que, de nos jours, quiconque citerait la quantité deliqueur enivrante qu’un gentleman engouffrait alors sans porter laplus légère atteinte à sa réputation d’homme bien élevé, seraittaxé d’exagération ridicule.

À l’égard de ces habitudes bachiques, lebarreau n’était certes pas en arrière des autres professionssavantes, et M. Stryver, qui avait déjà fait un chemin rapidevers une clientèle aussi lucrative qu’étendue, rivalisait de toutpoint avec les praticiens les plus célèbres, qu’il s’agît de labouteille ou des parties arides de la chicane. Très-en faveur à lacour criminelle, et qui plus est aux cours civiles, cet habilehomme commençait à élaguer avec prudence les degrés inférieurs del’échelle qu’il continuait à gravir. Non-seulement Old-Bailey, maisla cour du banc du roi[6], tendaientles bras à leur favori, et l’on voyait M. Stryver, se poussantd’un vigoureux coup d’épaule en face du grand juge, montrerau-dessus d’une plate-bande de perruques sa figure épanouie, qu’ilfaisait virer, comme un tournesol, vers l’astre éclatant dujour.

On avait souvent remarqué, dans le barreau,que si M. Stryver était doué d’une parole facile, d’uncaractère peu scrupuleux, d’un esprit plein d’audace et prompt à laréplique, il n’avait pas cette faculté de grouper les faits et d’enextraire la quintessence, qui est l’un des talents les plusindispensables à l’avocat. Mais, depuis quelque temps, il avaitfait à cet égard un pas immense ; plus il avait d’affaires,plus il paraissait les creuser et en saisir les points saillantsavec une pénétration qu’on ne lui soupçonnait pas. Quelle que fûtla débauche qu’il eût faite la nuit précédente, le lendemain matinil possédait sa cause sur le bout du doigt, et savait en tirer desmoyens d’attaque ou de défense tout à fait imprévus.

Sydney Cartone, le plus paresseux des êtres,et celui de tous qui promettait le moins, était l’allié,l’inséparable du légiste ; on aurait mis à flot un vaisseau duroi avec ce qu’ils buvaient ensemble depuis la Saint-Hilairejusqu’à la Saint-Michel.

Jamais l’habile avocat ne plaidait quelquepart sans que l’ami Cartone ne fût présent, les mains dans sespoches et les yeux au plafond. Ils faisaient tous deux les mêmescircuits[7],se livraient en province aux mêmes orgies qu’à Londres, et lesprolongeaient tellement, qu’on prétendait avoir vu Cartone rentrerchez lui, au grand jour, d’un pas furtif et chancelant, comme unchat dissipé.

Bref, le bruit commençait à courir, parmi ceuxqui avaient intérêt à la chose, que, s’il n’était pas un lion,Cartone faisait un merveilleux chacal, et en remplissant l’officeauprès dudit Stryver.

« Il est dix heures ! monsieur, vintdire à Sydney Cartone le garçon de taverne qu’il avait chargé del’éveiller.

– Que me voulez-vous ?

– J’avertis monsieur qu’il est dixheures.

– Dix heures du soir ?

– Oui, monsieur. Votre Honneur m’arecommandé de l’appeler ?

– Très-bien ! très-bien ! je mele rappelle. »

Après avoir fait quelques efforts pour serendormir, efforts que le garçon de taverne combattit avec adresse,en attisant le feu bruyamment, Cartone se leva, mit son chapeau etsortit. Il se dirigea vers le Temple, parcourut deux fois letrottoir de la promenade de King’s-Bench, afin de secouer satorpeur, et alla frapper au cabinet de M. Stryver.

Le clerc de ce dernier, qui n’assistait jamaisà ces conférences nocturnes, était rentré chez lui, et ce futl’avocat lui-même qui ouvrit la porte à son collègue. Il était enpantoufles, en robe de chambre flottante, et avait ôté sa perruqueet sa cravate pour être plus à l’aise. Le tour de ses yeuxprésentait cet éraillement enflammé qu’on observe chez tous lesfrancs buveurs, depuis Jeffries[8] jusqu’à nosjours, et qui se retrouve, en dépit des artifices de l’art, danstous les portraits des siècles bachiques.

« Tu es en retard, Mnémosin, ditl’avocat.

– D’un quart d’heure tout au plus, »répondit Sydney.

Ils entrèrent dans une pièce enfumée dont lesmurs disparaissaient derrière un amas de livres et le parquet sousdes monceaux de paperasses. Une bouilloire fumait à côté de lagrille, pleine de charbon flambant, et au milieu de ces papiers,faisant litière, brillait une table chargée de vin, d’eau-de-vie,de rhum, de sucre et de citrons.

« Tu as déjà bu ta bouteille, Sydney, jem’en aperçois, dit l’avocat.

– Je crois que j’en ai bu deux, réponditCartone ; j’ai dîné ce soir avec le client du jour, ou plutôtje l’ai vu dîner, ce qui est la même chose au fond.

– Tu as eu là une idée rare, Sydney, dete faire confronter avec le prévenu. Comment diable y as-tusongé ? Quand est-ce que tu as été frappé de ta ressemblanceavec M. Darnay ?

– Je l’ai trouvé beau garçon, et j’aipensé que j’aurais été comme lui, si j’avais eu de la chance.

– La chance et toi, mon pauvre ami !vous avez toujours été brouillés, dit l’avocat en riant de manièreà secouer son ventre précoce. Mais à l’ouvrage, Sydney, àl’ouvrage ! »

Le chacal défit sa cravate et son habit d’unair sombre, alla dans une chambre voisine, et en rapporta une jarred’eau froide, un bassin et deux serviettes ; il trempa lesdeux serviettes dans l’eau, les tordit légèrement, s’en coiffa, ets’asseyant auprès de la table :

« Maintenant, je suis prêt, dit-il àl’avocat.

– Il n’y a pas grand’chose, réponditStryver d’un ton jovial, en fouillant dans les paperasses.

– Combien d’affaires ?

– Deux seulement.

– Donne-moi la plus difficiled’abord.

– Les voilà, Sydney ; fais tout ceque tu voudras, mais vite à l’œuvre, et mets-y toutes teslumières. »

Après avoir dit ces paroles d’un ton superbe,le lion s’étendit sur un sofa placé à portée des bouteilles,pendant que le chacal s’installait devant une espèce de mauvaisbureau, couvert de dossiers, et d’où l’on pouvait égalements’abreuver aux bouteilles qui se trouvaient sur la table.

Les deux camarades y puisaient sans réserve,mais chacun d’une manière différente. Le lion, étendunonchalamment, une main dans la ceinture, regardait le feu etjouait de temps à autre avec un léger feuillet. Le chacal, lessourcils froncés, la figure attentive, était si profondémentabsorbé par sa tâche, que ses yeux ne suivaient même pas la mainqu’il allongeait pour prendre son verre. Quand la besogne devenaittrop épineuse, le travailleur se levait pour aller retremper sesdeux serviettes, et se remettait immédiatement à l’œuvre, le cheforné d’une coiffure indescriptible, que son air grave et soucieuxrendait encore plus excentrique. Ayant enfin complété le repas dumaître, le chacal se mit en mesure de le lui offrir. Le lion voulutbien étendre la main pour recevoir ce qu’on lui présentait, fitchoix de ce qui lui parut convenable, et en discuta le mérite,toujours avec l’assistance de son très-humble serviteur. Puis, lerepas dégusté, il fourra ses deux mains dans sa ceinture et serecoucha d’un air méditatif.

Le chacal puisa de nouvelles forces dans unerasade de porto, réimbiba ses deux serviettes, et s’occupa deséléments d’un second repas. Cette nouvelle proie fut servie de lamême façon que la précédente, et, lorsqu’elle fut complètementexpédiée, trois heures sonnèrent aux horloges de la ville.

« Maintenant que la besogne est terminée,fais-nous un bol de punch, Sydney, dit l’avocat.

Sydney enleva les serviettes fumantes qui luicouvraient la tête, se secoua, bâilla, frissonna, et obéit àl’ordre qui lui était donné.

« Sais-tu, Sydney, que tu as été fortjudicieux à propos de ce témoin à charge ? Toutes lesquestions que tu avais prévues ont été faites.

– Est-ce que cela n’arrive pas tous lesjours ?

– Je ne dis pas le contraire. Mais surquelle herbe as-tu marché ? Avale-moi du punch pour adoucirton humeur. »

Le chacal obéit en grommelant.

« Toujours le même, l’ancien Sydney del’école de Shrewsbury, continua l’homme de loi, en regardant sonancien camarade de collège ; toujours Sydney la Navette :en haut maintenant, une minute après tout en bas ; radieux àmidi, et le soir désespéré.

– Oui ! toujours le même et toujoursla même chance, répondit Cartone avec amertume. Déjà dans cetemps-là, je faisais les devoirs des autres, jamais les miens.

– Pourquoi cela ?

– Dieu seul pourrait le dire ;c’était sans doute ma destinée. »

Il était assis, les deux mains dans sespoches, les jambes allongées, et regardait le feu d’un airdistrait.

« Cartone, lui dit l’avocat en se posantcarrément devant lui, d’un air d’importance, comme si la grilleflamboyante du foyer eût été la fournaise où l’on forgeât lesefforts soutenus qui donnent le succès, et que l’ancien camarade deShrewsbury n’eût pas eu autre chose à faire que de l’y pousservigoureusement, Cartone, reprit l’avocat, ta destinée a toujoursété et sera toujours boiteuse ; tu n’as aucune énergie, aucuneapplication au travail. Regarde-moi et tâche de m’imiter.

– Miséricorde ! s’écria Sydney avecun éclat de rire plein de bonne humeur, vas-tu devenirmoraliste ?

– Comment ai-je fait tout ce que j’aifait ? poursuivit l’avocat sur le même ton. Comment fais-jeencore aujourd’hui tout ce que le public me voit faire ?

– En me payant pour que je t’aide, ouplutôt pour que je le fasse moi-même, répliqua Sydney. Mais cela nevaut pas la peine de m’apostropher de la sorte, et d’un air aussigrave ; tu as la faculté de prendre la place qui te convient,d’où il résulte que tu es toujours devant, et moi derrière ;voilà tout.

– Si j’occupe la première place, nem’a-t-il pas fallu la conquérir ? Ignores-tu que je n’y suispas né, Sydney ?

– Je n’en sais rien, je n’étais pasprésent à la cérémonie, répondit Cartone. Je ne sais qu’une chose,c’est qu’avant d’aller au collège, tu avais déjà pris ta place etmoi la mienne, et que depuis lors nous avons conservé chacun lanôtre. Même à Paris, quand nous habitions le quartier latin, oùnous cherchions à ramasser quelques bribes de français, de droitcivil, etc., toutes choses dont tu n’as guère profité, soit dit enpassant, tu étais toujours partout, et moi nulle part.

– À qui la faute ?

– Sur mon âme ! je crois que c’estla tienne. Tu étais sans cesse occupé à t’ouvrir un cheminquelconque ; toujours prêt à fendre la foule, à presser, àpousser, à t’insinuer. Tu accaparais le mouvement, il ne me restaitque le repos. Mais il est triste de revenir sur le passé lorsque lejour va paraître ; avant que je parte, donne à mon esprit uneautre direction.

– Je ne demande pas mieux, Sydney. À lasanté du charmant témoin, dit l’avocat. As-tu maintenant uneperspective plus agréable ? »

Apparemment non, car son visage devint encoreplus sombre.

« Le charmant témoin ! murmura-t-ilen regardant au fond de son verre ; j’en ai vu de touteespèce ; de qui veux-tu parler ?

– De la jolie fille du docteur, de missManette.

– Elle ! jolie !

– Est-ce qu’elle ne l’est pas ?

– Non.

– À quoi penses-tu ? Elle a faitl’admiration de toute la cour.

– Foin de ce jugement-là ! qui ajamais reconnu la compétence d’Old-Bailey en matière debeauté ? C’est une poupée à cheveux d’or.

– Eh bien ! Sydney, repritM. Stryver, qui attacha sur son camarade un regard pénétrant,et se caressa le menton avec lenteur, je m’étais imaginé que tuéprouvais une vive sympathie pour cette poupée à cheveuxd’or ; et il m’avait semblé que tu avais mis une promptitudeextrême à t’apercevoir de ce qui lui arrivait.

– Quand une jeune fille, poupée ou non,s’évanouit sous le nez d’un homme, il n’a pas besoin d’un télescopepour le voir, répondit Cartone. Je veux bien te faire raison etvider mon verre à sa santé, mais je nie formellement qu’elle soitjolie. Et maintenant je ne bois plus ; adieu ! je vais mecoucher. »

Lorsque Sydney sortit de chez l’avocat, lejour regardait froidement l’escalier à travers les vitrescrasseuses ; au dehors l’air était froid et glacial, le cieltriste et nuageux, l’eau du fleuve épaisse et noirâtre, la villesilencieuse et morne. Des nuées de poussière couraient en setordant, chassées par le vent de mars, comme si l’Afrique eûtenvoyé ses flots de sable pour engloutir la cité endormie.

Seul au milieu de ce désert, ayant en lui-mêmele vide qu’y avaient laissé tant de forces perdues, Cartones’arrêta au bord d’une terrasse, et contempla pendant quelquesinstants un mirage où brillaient l’amour du bien, l’oubli desoi-même, la persévérance, la dignité, le noble usage de l’espritet du cœur. Dans cette vision éblouissante, les amours et lesgrâces se penchaient vers lui du haut des colonnades aériennes, etlui montraient des jardins où mûrissaient les fruits de la vie, etoù l’espérance faisait jaillir des sources enchantées.

L’instant d’après le mirage avaitdisparu ; Cartone avait gagné sa chambre, située au faite d’ungroupe de maisons noires et humides, et se jetait, tout habillé,sur un lit en désordre, qu’il mouillait de larmes aussi amèresqu’inutiles.

Le soleil se leva tristement, bien tristement,au sein de la brume, et n’éclaira pas d’objet plus douloureux àvoir que cet homme doué de facultés solides et brillantes, remplide sentiments généreux, susceptible d’émotions vives et pures, maisincapable d’en diriger l’emploi, de se suffire à lui-même, de rienfaire pour son propre bonheur, et qui, pleurant son existenceperdue, s’abandonne à celui qui le dévore.

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