Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 23Les flammes s’élèvent.

Il y avait aussi du changement dans le villageoù murmurait la fontaine, et d’où chaque jour sortait lecantonnier, pour aller extraire des cailloux le peu de pain quiretenait son âme ignorante à son corps appauvri. La prison bâtiesur le roc avait l’air moins effrayant que jadis ; il y avaittoujours des soldats pour la garder, mais il y en avaitmoins ; et parmi les officiers qui gardaient les soldats, pasun seul n’aurait pu dire ce que feraient ses hommes en casd’attaque, si ce n’est qu’ils ne feraient pas ce qui leur seraitcommandé.

Dans la campagne étaient la ruine et ladésolation. Toutes les feuilles, tous les brins d’herbe, les épisd’orge ou de seigle étaient flétris et ratatinés, comme les gens duvillage. Demeures, clôtures, animaux domestiques, hommes, femmes etenfants, jusqu’au sol que portait leur misère, tout cequ’embrassait le regard était pauvre, languissant, épuisé.

Monseigneur (souvent, comme individu,gentilhomme accompli) était un trésor national ; il savaitimprimer un tour chevaleresque aux actions les plus simples,donnait l’exemple d’une politesse raffinée, d’une vie élégante etsplendide, et servait à mille autres choses de pareille importance.Néanmoins c’était lui (envisagé comme classe sociale), qui avaitamené cet épuisement désastreux. N’est-il pas étrange que lacréation, exclusivement destinée à Monseigneur, se fût si vitedesséchée sous la pression qui la tordait et l’écrasait ? Ilfallait qu’il y eût bien peu de prévoyance dans les arrangementséternels.

Le fait n’en existait pas moins, et les veinespressurées ne donnant plus une goutte de sang, les mâchoires del’étau, après avoir tout broyé n’ayant plus rien à mordre,Monseigneur avait déserté ce phénomène aussi imprévuqu’inexplicable.

Mais ce n’était pas là ce qui constituait lechangement dont nous avons parlé plus haut, changement qui seremarquait dans beaucoup d’autres villages. Depuis longtempsMonseigneur avait fait rendre à ses domaines tout ce qu’ilspouvaient donner, et il était rare qu’il les favorisât de saprésence, hormis pour y goûter les plaisirs de la chasse ;soit qu’il poursuivit les hommes, soit qu’il attaquât le gibier,dont la conservation exigeait la réserve édifiante de terrainsconsidérables, d’une stérilité barbare.

Ce qui changeait la physionomie de cettebourgade, c’était l’apparition d’étranges figures appartenant à labasse classe, et non la disparition des traits de noble race quicaractérisaient Monseigneur. Nous en donnons la preuve.

Notre cantonnier travaillait sur la route, aumilieu d’un tourbillon poudreux, ne songeant pas qu’il étaitpoussière et retournerait en poussière ; mais pensant au peude chose qu’il avait pour souper, et à tout ce qu’il aurait mangés’il avait eu davantage ; il leva les yeux, les détourna deson travail solitaire pour regarder l’horizon, et aperçut unvoyageur qui s’acheminait vers lui, un des ces rudes personnagesqui autrefois étaient rares dans ces lieux, et dont la présenceétait maintenant fréquente. Le voyageur approcha, et notrecantonnier vit, sans en être surpris, que c’était un homme degrande taille, d’un aspect sévère, presque farouche, ayant la peaubrune, les cheveux en désordre, des sabots grossiers, même aux yeuxd’un paysan, et dont les haillons étaient imprégnés de la poussièredes chemins, souillés de la fange des marécages, hérissés d’épines,de feuilles et de mousse, recueillis sous bois, à travers lesbroussailles.

Cet homme se dirigea comme un spectre vers lecantonnier, et l’aborda au moment où il se fourrait dans l’une descavités de la berge, afin d’y trouver un abri contre la grêle, quivenait de tomber tout à coup.

L’étranger regarda le casseur de pierres,regarda le village situé dans le bas fond, la tour qui dominait lacôte, et après avoir reconnu les lieux, prit la parole dans undialecte à peine intelligible.

« Comment ça va-t-il, Jacques ?

– Tout va bien, Jacques, répondit lecantonnier.

– Touche là. »

Ils se donnèrent la main, et le voyageurs’assit à côté du paysan ; le soleil était au plus haut de sacourse, il devait être midi.

« Est-ce que tu ne dînes pas ?

– Non, je ne mangerai que ce soir, dit levillageois d’un air affamé.

– C’est la mode, grommela levoyageur ; nulle part je n’ai rencontré de gens quidînent. »

Il tira de sa poitrine une pipe noire, labourra lentement, battit le briquet, et fuma jusqu’à ce que la pipefût complètement allumée ; la retirant alors de ses lèvres, ily mit une pincée de poudre, qui s’enflamma tout à coup et produisitune petite colonne de vapeur grisâtre.

« Touche là. »

Ce fut le villageois qui après avoir suiviattentivement l’opération, prononça ces paroles.

« Ce soir ? demanda-t-il, lorsqu’ilsse furent serré la main.

Ce soir, répondit l’étranger en remettant sapipe à sa bouche.

– Où cela ?

– Ici. »

Les deux Jacques gardèrent le silence, tantque la grêle tomba sur eux ; mais dès que le ciel s’étaitéclairci, on put voir distinctement le village, et l’étrangergagnant le sommet de la colline, dit au casseur de pierres.

« Indique-moi le chemin.

– Tu viendras ici, répondit le paysan, tusuivras la rue tout droit, tu passeras auprès de la fontaine…

– Au diable ! interrompit levoyageur, en regardant la campagne : je n’entre pas dans lesrues, et je m’éloigne des fontaines. Après ?

– Deux lieues environ, de l’autre côté dela montagne.

– Bien. À quelle heure quittes-tul’ouvrage ?

– Au soleil couché.

– Veux-tu m’éveiller avant departir ? Voilà deux jours et deux nuits que je marche sansrepos ni trêve. Laisse-moi finir ma pipe, et je dormirai comme unenfant. Tu n’oublieras pas de m’éveiller ?

– Pour sûr que non. »

L’étranger finit sa pipe, la replaça dans sapoitrine, ôta ses gros sabots, se coucha sur le tas de pierres ets’endormit immédiatement.

Les nuages, maintenant dispersés, laissaientapparaître de brillantes lignes d’azur, auxquelles répondaient, çàet là, dans le paysage, des points d’un vif éclat. Notrevillageois, qui portait un bonnet rouge, au lieu d’un bonnet bleu,avait repris son labeur poudroyant, mais y mettait peu de zèle etsemblait fasciné par l’homme qui dormait sur le tas de pierres. Lapeau brune, les cheveux noirs et la barbe touffue de l’étranger,son bonnet rouge, ses vêtements bizarres, mi-partis d’étoffegrossière et de peau de bête à longs poils, son corps vigoureux,amaigri par le jeûne, ses lèvres comprimées avec force, son airimplacable, même pendant son sommeil, inspiraient au cantonnier unrespect mêlé de crainte.

Le voyageur venait de loin ; ses piedsétaient déchirés, ses chevilles meurtries et sanglantes. Ses grossabots, remplis d’herbe, avaient été lourds à traîner pendant unesi longue route, et sa chair n’avait pas moins de plaies que sesvêtements n’avaient de trous.

Le cantonnier essaya de découvrir s’il avaitdes armes secrètes ; mais il se baissa vainement pour regardersous l’habit du dormeur ; celui-ci avait les bras croisés surla poitrine, et serrés comme les lèvres. Les places fortes, avecleurs tranchées, leurs corps de garde, leurs bastions, et leurspont-levis parurent au paysan n’être que des fantômes en face d’unpareil homme ; et quand il releva les yeux pour regarder auloin, il vit, dans sa faible imagination, d’autres hommes égalementintrépides, qui se dirigeaient vers tous les points de la France,et que nul obstacle ne pouvait arrêter.

Indifférent aux ondées qui crevaient de tempsà autre, indifférent au soleil, comme à l’ombre qui passait sur sonvisage, à la grêle qui s’abattait sur lui et se transformait endiamants, dès que la lumière brillait entre les nuées, le voyageurcontinua de dormir jusqu’au moment où le soleil disparut àl’horizon.

Après avoir rassemblé ses outils, lecantonnier le réveilla comme ils en étaient convenus.

« Merci, dit l’homme en se levant sur soncoude. C’est à deux lieues[13],n’est-ce pas, de l’autre côté de la vallée ?

– À peu près.

– C’est bon. »

Le cantonnier, précédé par la poussière que levent chassait devant lui, fut bientôt près de la fontaine, et sefaufilant parmi les vaches qui se trouvaient là pour boire, ilparut leur confier son secret, en même temps qu’il le disait auvillage.

Lorsque tout le monde eut maigrement soupé, aulieu de se mettre au lit, comme à l’ordinaire, on se retrouva dansla rue, et chacun y resta. Chose étrange ! la manie de parlerbas, à l’oreille de son voisin, était devenue contagieuse parmi nospaysans, dont les regards se tournaient tous du même côté.M. Gabelle, premier fonctionnaire de l’endroit, en conçut del’inquiétude ; il monta sur le toit de sa maison, regarda versle même point du ciel, et, après avoir jeté les yeux sur sesadministrés, envoya dire au bedeau, qui gardait les clefs del’église, de ne pas être surpris si tout à l’heure on lui ordonnaitde sonner le tocsin.

L’obscurité s’épaissit ; les arbres quienvironnaient le château, et le séparaient du reste de la commune,s’agitèrent sous les premiers efforts de l’orage, et semblèrentmenacer l’édifice seigneurial, dont la masse noire apparaissaitdans l’ombre. La pluie tomba bientôt avec violence, ruissela surles deux escaliers de pierre, fouetta les murailles, et frappa auxvolets et aux portes comme un messager rapide qui veut réveillerceux qu’il doit avertir. Des bouffées de vent lamentables coururentdans la grande salle, au milieu des piques et des coutelas,franchirent l’escalier en sanglotant, et secouèrent les rideaux dela couche où l’ancien marquis dormait autrefois.

Pendant ce temps là, des quatre points del’horizon, quatre hommes à la marche intrépide, aux cheveuxincultes, écrasaient l’herbe sous leurs pas, et faisaient craquerles branches en se dirigeant vers l’édifice. Quatre lueursapparurent, glissèrent au milieu des ténèbres, et tout fut replongédans la nuit ; mais non pas pour longtemps : le châteaus’éclaira de lui-même et parut illuminé ; une raie de feu sedessina sur la façade, laissa voir où les fenêtres, les balcons,les voûtes étaient placées ; elle devint plus brillante,s’étendit, et la flamme, qui éclata soudain par toutes lesouvertures, montra les masques de pierre, effarés et béants.

Un cri s’élève, un homme se précipite auxécuries, un cheval est sellé en toute hâte, on le presse et de lavoix et de l’éperon, il franchit l’espace à travers les ténèbres ets’arrête, écumant, près de la fontaine du village : « Ausecours, Gabelle ! au secours ! »

Le tocsin sonne avec impatience ; mais desecours, il n’en est pas question. Le casseur de pierres et sesdeux cent cinquante amis sont bien à la fontaine, et contemplent laflamme dont le ciel est éclairé : « Elle doit avoir aumoins quarante pieds de hauteur, comme la potence deJacques, » disent-ils en regardant de travers celui quidemande du secours ; mais chacun reste à sa place.

Le cavalier du manoir et son cheval écumants’éloignent, escaladent au galop la montée rocailleuse, et sedirigent vers la prison. À la porte de la geôle est un grouped’officiers qui regardent l’incendie ; à quelque distance estun groupe de soldats : « Au secours, messieurs lesofficiers ; au secours ! le feu est au château. Onsauverait des objets de prix si l’on nous venait enaide ! » Les officiers regardent les soldats, quiregardent l’incendie, mais ils ne donnent pas d’ordre : ilsrépondent en haussant les épaules et en se mordant leslèvres : « Que voulez-vous ; il faut qu’ilbrûle. » Quand le serviteur et sa monture, qui revenaient endésespoir de cause, traversèrent le village, tout le mondeilluminait. Le casseur de pierres et ses deux cent cinquante amis,inspirés comme un seul homme, s’étaient précipités dans leursmasures et mettaient des chandelles au moindre carreau de vitre. Lapénurie générale avait forcé les villageois à emprunter leuréclairage au malheureux Gabelle ; et comme celui-ci paraissaity mettre un peu d’hésitation, le casseur de pierres, autrefois sihumble envers l’autorité, avait fait observer à ses concitoyens queles voitures font d’excellents feux de joie, et que les chevaux deposte rôtiraient à merveille.

Abandonné à lui-même, le château continuait àbrûler. Un vent rouge, qui soufflait de cette région infernale,semblait en disperser les débris, et à la lueur vacillante desflammes qui faisaient rage autour d’eux, les masques de pierresemblaient se tordre et subir le supplice des damnés. Un pan demuraille s’écroula, entraînant une partie de la charpente, lemasque dont les narines pincées avaient l’air de frémir,s’obscurcit tout à coup, sortit du nuage qui l’enveloppait, luttade nouveau contre les flammes, et parut être la face cruelle dumarquis expirant sur le bûcher.

Les arbres voisins du manoir, saisis par lefeu, grillèrent et se racornirent ; ceux qui étaient au loin,allumés par les hommes sinistres, accourus des quatre points del’horizon, entourèrent le château d’une ceinture fumante. C’étaitdu fer, du plomb fondus qui bouillonnaient dans le bassin demarbre ; l’eau tarissait devant la flamme, les éteignoirs destourelles s’évanouissaient comme la neige sous un soleil ardent, etruisselaient au fond des tours, transformés en puits de feu. Lesdéchirures éclataient aux flancs des murailles, s’y propageaientdans tous les sens comme une arborisation fulgurante ; ettandis que les oiseaux, fascinés, planant autour du gouffre,tombaient dans la fournaise, quatre individus sinistres, éclairéspar l’incendie, qui leur servait de flambeau, se dirigeaient versles quatre points de l’horizon, où les appelait leur ministère.

Le village illuminé s’était emparé de lacloche et remplaçait le tocsin par un joyeux carillon. Puis,l’estomac vide, la tête exaltée par le bruit et la flamme, il serappela que M. Gabelle avait d’étroits rapports avec lacollection des taxes, de la dîme et des fermages, devint impatientd’avoir avec lui une entrevue sérieuse, et réclama à grands cris laprésence du publicain. Mais M. Gabelle se retira de nouveausur le toit de sa maison, et caché derrière un massif de cheminées,décida (c’était un petit homme du midi, à l’humeur vindicative) quesi la porte venait à être enfoncée, il se jetterait sur la foule,la tête la première, et aurait la satisfaction d’écraser un ou deuxhommes.

Il est probable que le malheureux Gabelletrouva la nuit bien longue, avec le château pour luminaire et lebruit qu’on faisait à sa porte, sans compter l’inquiétude que luiinspirait la lanterne suspendue en face de ses fenêtres, et que lafoule inclinait à déplacer en sa faveur. Terrible épreuve que depasser toute une nuit sur le bord d’un abîme, sans autreconsolation que de s’y précipiter, ainsi que M. Gabelle yétait résolu. Mais la clarté bénie du jour finit par semontrer ; l’illumination du village s’éteignit, après avoircoulé jusqu’à la dernière goutte, les assiégeants se dispersèrent,et notre publicain put descendre en conservant la vie.

Cette nuit-là, et bien des nuits suivantes, ily eut, à la lueur des incendies, bon nombre de fonctionnaires qui,moins fortunés que Gabelle, se balançaient, au point du jour, entravers des rues qu’ils habitaient depuis leur naissance. Il y eutaussi des villageois et des vilains qui, moins heureux que notrecasseur de pierres et ses amis, furent dispersés par les soldats etpendus à leur tour. Mais les hommes qui se dirigeaient vers lesquatre points de l’horizon poursuivaient leur chemin d’un pasintrépide, et, n’importe qui était pendu, le feu était mis le soir,et la flamme dévorait les châteaux. Ce qu’il aurait fallu ajouter àl’élévation des potences pour les changer en sources vives quipussent arrêter l’incendie, nul fonctionnaire n’était capable de letrouver, en dépit de tous les calculs mathématiques.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer