Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 13Un homme dépourvu de délicatesse.

Si jamais Cartone avait brillé quelque part,ce n’était pas chez le docteur. Il y était allé souvent, ettoujours il y avait eu l’air sombre et maussade. Quand par hasardil prenait la parole, il s’en acquittait fort bien ; mais ilétait rare que l’indifférence dont il s’enveloppait laissât percerla lumière qui brillait dans son âme. Et cependant, ilaffectionnait le voisinage de cette maison, et chérissait jusqu’auxpierres dont les rues étaient pavées.

Que de nuits il avait passées à les parcourir,alors que l’ivresse ne le distrayait pas de lui-même ! Que defois les premiers rayons du jour l’avaient trouvé dans ce coinbéni ! Que de fois le soleil, en éclairant peu à peu lesflèches des églises, le sommet des grands édifices, lui avait rendule souvenir des nobles choses qu’il ne pouvait plusatteindre ! Le grabat qu’il avait dans Temple-Court le voyaitmoins que jamais, et si, par hasard, accablé de fatigues il allaits’y reposer en sortant de chez l’avocat, il y restait quelquesminutes à peine, et se retrouvait bientôt dans le voisinage de missManette.

On était au mois d’août. M. Stryver,après avoir dit à Sydney qu’il avait réfléchi et ne pensait plus àfaire un sot mariage, avait transporté sa galanterie et sadélicatesse dans le Devonshire. Le temps était beau, la vue et leparfum des fleurs inspiraient de bon sentiments aux plus mauvais,rendaient la santé aux malades et la jeunesse aux vieillards.Sydney Cartone parcourait à l’aventure son quartier deprédilection ; tout à coup ses pas irrésolus s’animèrent et,se dirigeant vers l’endroit qui leur était désigné, le conduisirentà la porte du docteur.

On le fit monter. Lucie était seule ettravaillait au salon. Jamais elle n’avait été à l’aise avecM. Cartone, et c’est avec un certain embarras qu’elle le vits’asseoir auprès de sa table à ouvrage. Toutefois, lorsqu’enrépondant aux phrases banales qu’on échange au début d’une visite,elle regarda le jeune homme avec plus d’attention, miss Manetteobserva combien il était pâle.

« Est-ce que vous êtes souffrant ?lui demanda-t-elle avec intérêt.

– Je ne suis pas bien, la vie que je mèneest mauvaise pour la santé : que voulez-vous attendre de ladissipation et des veilles, pour ne rien dire de plus ?

– N’est-il pas regrettable,pardonnez-moi, monsieur Cartone, si vous me trouvez indiscrète,n’est-il pas regrettable d’avoir adopté un pareil genre devie ?

– C’est plus que regrettable, c’esthonteux, miss Manette.

– Pourquoi n’en paschanger ? »

Elle attacha sur lui un regard plein dedouceur, et fut à la fois surprise et attristée de lui voir lesyeux mouillés de larmes.

Il n’est plus temps, répondit-il avec despleurs dans la voix ; je ne puis que tomber plus bas de jouren jour. »

Sydney appuya son coude sur la table, porta lamain à ses yeux et ne put retenir ses sanglots. Après quelquesinstants de silence, n’ayant pas besoin de regarder Lucie poursavoir qu’elle était profondément émue :

« Pardonnez-moi, reprit-il, je manque decourage au moment de tout vous dire. Et d’abord, voulez-vousm’écouter ?

– De grand cœur, si cela peut vous fairedu bien… ou vous être agréable, monsieur Cartone.

– Soyez bénie pour tant de compassion,dit-il en se découvrant la figure ; n’ayez pas peur, necraignez pas de m’entendre, continua Sydney d’une voix ferme ;je suis semblable à un homme qui est mort au début de sa carrière,et dont on peut supposer que la vie aurait été belle.

– Ne dites pas cela, monsieurCartone ; vous avez devant vous la meilleure partie de votreexistence, vous serez digne de vous-même, vous le pouvez, j’en suissûre.

– Je n’en crois rien, miss Manette ;je me connais trop pour cela ; mais je n’oublierai jamais quevous avez pensé un instant que je pourrais un jour être moinsindigne de vous. »

Il vit qu’elle tremblait, et puisa du calmedans son désespoir.

« En supposant, miss Manette, que vouseussiez répondu à l’amour de celui qui est devant vous ;malgré tout le bonheur qu’il en aurait éprouvé, cet homme perdu,cet ivrogne abandonné de lui-même, ne vous aurait apporté enéchange que le regret, la honte et la misère. Je sais bien que vousn’avez pour moi nulle affection ; je n’en demandeaucune ; je suis heureux de penser que la chose estimpossible.

– Mais ne puis-je vous être utile à rien,monsieur Cartone ? ne puis-je vous payer de la confiance quevous avez en moi ? car enfin, dit-elle les yeux en pleurs etla voix tremblante, je sais bien que vous ne diriez pas cela à uneautre. Est-il impossible que je vous aide à sortir de cette voiedéplorable ?

– Hélas ! dit-il en secouant latête, la seule chose que vous puissiez faire, c’est de m’entendrejusqu’à la fin. Vous avez été le dernier rêve de mon âme, et jesuis heureux de vous le dire. Quelle que soit ma dépravation, je nesuis pas tellement dégradé que vous et votre père n’ayez évoqué enmoi des souvenirs qui me semblaient effacés. Depuis que je vous aivue, miss Manette, je suis troublé par des remords dont je ne mecroyais pas capable ; j’entends le murmure d’anciennes voixqui, sans vous, resteraient silencieuses ; j’ai de vaguesdésirs de rentrer dans la lutte, de secouer ma paresse, de sortirde la débauche et de recommencer la vie. Tout cela n’est qu’unsonge, et celui qui l’a fait se retrouve, au réveil, à la place oùil était avant ; mais j’avais besoin de vous dire que c’estvous qui l’avez fait rêver.

– Pourquoi laisser perdre ces bonnesinspirations ? Ayez du courage, monsieur Cartone, essayez.

– Je ne veux pas, miss Manette ; jesuis indigne d’exciter votre intérêt ; et cependant j’ai lafaiblesse de vouloir que vous sachiez avec quelle puissance vousm’avez transformé tout à coup, moi, pauvre tas de cendres, en unfeu ardent qui toutefois, participant de ma triste nature, nerépand au dehors ni chaleur ni lumière, et se consume sans profitpour personne.

– Puisque j’ai le chagrin d’avoir ajoutéà votre malheur…

– Ne dites pas cela, miss Manette ;vous m’auriez sauvé si mon salut avait été possible.

– Puisque, d’après vos paroles mêmes,j’ai sur vous une influence réelle, permettez-moi d’en user à votreavantage, monsieur Cartone. Je ne sais pas si je me faiscomprendre ; mais aurais-je le pouvoir de vous troubler, sansêtre assez puissante pour vous rendre un service ?

– Mieux que cela, miss Manette, vous medonnez le seul bien que je puisse encore ressentir ; au milieudes folies de mon existence, je me rappellerai toujours que c’est àvous que, pour la dernière fois en ce monde, j’ai ouvert moncœur ; et que vous y avez trouvé quelque chose qui vousinspira des regrets et de la pitié.

– Quelque chose, monsieur Cartone, que jecrois capable de ce qu’il y a de plus noble ici-bas ; je vousen supplie, soyez-en convaincu.

– Merci de votre erreur, que je ne puisaccepter. Mais, pardon ! je vous afflige. Un motseulement : quand je me souviendrai de cet entretien,pourrai-je avoir la certitude que ma dernière confidence repose aufond de votre âme, et que personne ne la partage ?

– Vous pouvez en être sûr.

– Pas même celui qui vous sera plus cherque tous les autres ?

– C’est votre secret, non pas le mien,répondit-elle avec un instant de silence, et je vous promets de lerespecter.

– Merci ! que Dieu vousprotège ! »

Il posa ses lèvres sur la main de la jeunefille et se dirigea vers la porte.

« Ne craignez pas, dit-il en seretournant, que je revienne jamais sur ce que je vous ai ditaujourd’hui ; je n’y ferai pas même allusion ; j’auraiscessé de vivre que la chose ne serait pas plus certaine. À l’heurede ma mort, le souvenir sacré m’en reviendra : je bénirai detoute mon âme celle à qui j’ai fait mes derniers aveux, et dont lecœur indulgent se rappellera mon nom, mes fautes et mesmisères ! »

Il ressemblait si peu à ce qu’il étaittoujours, il exposait si bien tout ce qu’il avait perdu, tout cequi lui restait encore à jeter au vent de la débauche, que missManette pleurait amèrement, sans chercher à dissimuler ce qu’elleéprouvait pour lui.

« Consolez-vous, lui dit-il, je ne méritepas vos larmes. Avant deux heures d’ici, les ignobles habitudes,les vils compagnons que je méprise et qui m’entraînent, me rendrontmoins digne de votre pitié que le misérable qui tombe dans leruisseau. Mais du fond du cœur, je resterai pour vous ce que jesuis maintenant, ce que je serai toujours ; croyez-le, c’estla dernière supplication que je vous adresse ; n’en doutezpas, quand, désormais, je serai tel que vous m’avez vujusqu’ici.

– Je vous crois, balbutia missManette.

– Il ne me reste plus qu’à terminer cettevisite, déjà trop longue ; qu’avez-vous de commun avecmoi ? un abîme nous sépare. Je voudrais cependant vous direencore un mot ; c’est inutile, je le sais, mais cela s’échappede mon âme. Pour vous, miss Manette, je ferais tout au monde, commepour tous ceux que vous aimez. Si ma position était différente, etme permettait de le faire, je me sacrifierais avec bonheur pourvous et pour les vôtres. Retenez bien mes paroles, pensez-yquelquefois, et dites-vous que je retrouverais une volonté ardentepour accomplir le sacrifice qui pourrait vous servir. Un jourviendra, et ne tardera pas, où de nouveaux liens, plus puissants etplus doux, vous attacheront au foyer domestique, dont vous êtes lajoie, et vous rendront la vie plus précieuse. Alors, miss Manette,quand la figure d’un heureux père s’abaissera vers la vôtre, etquand votre charmant visage se retrouvera dans l’enfant auquel voussourirez, n’oubliez pas qu’il existe un homme prêt à donner sa viepour vous conserver l’un des êtres qui ont part à votreamour. »

Il lui dit adieu, la bénit une dernière fois,ouvrit la porte et s’éloigna.

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