Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 18Neuf jours.

Le ciel était pur, la lumière vive etradieuse ; le docteur, enfermé dans sa chambre, s’entretenaitavec Charles, tandis que l’épousée, M. Lorry et miss Prossattendaient au salon pour aller à l’église. Réconciliée peu à peuavec l’événement du jour, la gouvernante aurait trouvé ce mariageun véritable bienfait, si au fond de l’âme elle ne s’était dit queson frère Salomon aurait dû être le marié.

« C’était donc pour cela, ditM. Lorry, qui, ne pouvant se lasser d’admirer la jeune fille,tournait autour d’elle afin de voir les moindres détails de sajolie toilette, c’était donc pour cela, ma belle Lucie, que je vousai fait traverser le détroit à un âge, pauvre bébé ! où jevous portais dans mes bras. Bonté divine ! je ne pensais guèreà ce que je faisais alors. Combien je me doutais peu del’obligation que je conférais à notre ami Charles !

– Puisque vous n’y songiez pas, fitobserver la positive miss Pross, vous ne pouviez pas le savoir.Paroles inutiles que tout cela.

– Fort bien, mais pourquoipleurez-vous ? demanda l’excellent homme.

– Ce n’est pas moi qui pleure, réponditla vieille fille, c’est vous.

– Moi, Pross ! (M. Lorry, àcette époque, osait de temps en temps se permettre un langagefamilier avec la gouvernante.)

– Vous pleuriez tout à l’heure, je vousai vu ; et cela n’a rien d’étonnant ; une pareille boîted’argenterie ! c’est plus qu’il n’en faut pour faire venir leslarmes aux yeux. Il n’y a pas une fourchette, ni une cuiller qui nem’ait tant fait pleurer que je ne pouvais plus les voir, dit missPross.

– J’en suis très-satisfait, répondit legentleman ; bien que, sur l’honneur, je n’aie jamais eul’intention de rendre ce léger souvenir invisible à qui que cesoit. Miséricorde ! c’est un événement qui fait réfléchir unhomme sur tout ce qu’il a perdu. Miséricorde !miséricorde ! penser qu’il y a quelque cinquante ans il yaurait pu avoir une jeune mistress Lorry et que…

– Nullement, interrompit miss Pross.

– Vous ne croyez pas qu’une mistressLorry pût exister ? demanda le gentleman.

– Bah ! retourna la gouvernante,vous êtes né célibataire.

– C’est probable, dit M. Lorry enajustant sa petite perruque d’un air tout rayonnant.

– Vous étiez taillé pour cela, même avantde naître, poursuivit miss Pross.

– Dans ce cas, répondit le gentleman, ons’est fort mal conduit à mon égard ; je devais être consultéquant au choix du patron qui a déterminé ma coupe ; mais assezparlé de moi. Chère Lucie, continua l’excellent homme en entourantdu bras la taille de la jeune fille, j’entends remuer dans lachambre voisine ; et, miss Pross et moi, nous sommes des genstrop pratiques pour perdre la dernière occasion de vous direquelque chose qui vous soit agréable : les mains entrelesquelles vous laissez votre père ne seront ni moins attentives,ni moins affectueuses que les vôtres ; on prendra de lui tousles soins imaginables ; Tellsone lui-même, viendra au-devantde ses désirs ; et lorsque, dans une quinzaine, ce bon docteurira vous rejoindre dans le pays de Galles, vous le trouvereznon-seulement en bonne santé, mais dans la plus heureusedisposition d’esprit. Allons, j’entends le pas de quelqu’un sediriger vers la porte ; permettez-moi de vous embrasser, chèrefille, et de vous donner la bénédiction d’un vieux célibataire,avant que ce quelqu’un ne vienne vous réclamer comme étant son bienle plus précieux. »

Il contempla pendant un moment cetteravissante figure, regarda ce beau front, dont les lignesexpressives lui étaient si connues, et rapprocha la brillantechevelure dorée de sa petite perruque de soie avec une délicatesse,une affection qui, si l’on peut dire que de pareilles choses aientvieilli, étaient aussi vieilles que le monde.

La porte s’ouvrit, et l’ancien captif sortitde sa chambre avec M. Darnay ; sa figure, d’un blanc mat,ne conservait pas vestige des couleurs qui s’y trouvaient quelquesinstants auparavant. Rien ne paraissait changé dans ses manières,si ce n’est pour M. Lorry, dont le regard fin crut voir que lesentiment de répugnance et de crainte qui l’avait frappé jadisavait, comme un vent glacial, soufflé de nouveau sur l’ancienprisonnier. Le docteur donna le bras à sa fille et la conduisit aucarrosse que le gentleman avait loué pour la circonstance. Lesautres les suivirent dans une seconde voiture, et l’on se rendit àl’église voisine, où, loin de tout regard indifférent, l’heureuseunion de Charles Darnay et de Lucie Manette fut consacrée.

La cérémonie terminée, outre les larmes quibrillèrent parmi les sourires du petit groupe, quelques diamants dela plus belle eau, tirés de l’obscurité profonde de l’une despoches du banquier, étincelèrent au doigt de la jeune épouse.

Ils revinrent déjeuner à la maison, tout allapour le mieux ; les heures s’écoulèrent, et les cheveux auxreflets d’or qui, à Paris, s’étaient jadis mêlés aux cheveux blancsdu pauvre cordonnier, s’y joignirent de nouveau sur le seuil de laporte.

Bien qu’elle dût être à peine quinze joursabsente, la séparation fut cruelle. Son père enfin la consola, etse dégageant avec douceur des bras qui l’entouraient :« Prenez-là, Charles, dit-il à son gendre, elle est maintenantà vous. » Elle agita la main à la portière, les chevauxpartirent ; elle disparut.

Le coin paisible qu’habitait le docteurn’étant pas sur le chemin des oisifs, M. Manette,M. Lorry et miss Pross se trouvèrent seuls, et restèrent à laplace où Lucie les avait quittés. Ils gardaient le silence depuisle départ du jeune couple, et ce n’est qu’en entrant dans lavieille salle, remplie d’ombre et de fraîcheur, que M. Lorryobserva le changement qui s’était fait chez M. Manette :on aurait dit que le bras d’or, placé au-dessus de la porte,l’avait frappé d’une flèche empoisonnée.

Le docteur s’était contenu devant sa fille, etil était naturel que la réaction s’opérât dès qu’il n’avait plus demotif pour rien dissimuler ; mais c’était l’air égaréd’autrefois qui troublait M. Lorry ; et à la manière dontl’ancien captif se pressait la tête et gagnait sa chambre d’un pasincertain, le gentleman pensa malgré lui au cabaretier deSaint-Antoine, et au voyage qu’ils avaient fait à la clarté desétoiles.

« Je crois, dit-il à la gouvernante,après un instant de réflexion, que nous ferons bien de le laisser àlui-même. Il faut absolument que j’aille chez Tellsone ; j’yvais tout de suite et je reviens ; nous lui ferons faire unepromenade en voiture ; je dîne ici, et tout se passera bien,j’en ai la conviction. »

Il était plus facile à M. Lorry d’entrerchez Tellsone que d’en sortir, et il fut retenu pendant deuxheures. À son retour, il monta sans parler à la servante, et sedirigea vers la porte de M. Manette, où il fut arrêté par lebruit d’un marteau.

« Mon Dieu ! » murmura-t-il entressaillant.

Miss Pross, la figure bouleversée, était àcôté de lui. « Tout est perdu ! s’écria-t-elle avecdésespoir. Que dirons-nous à ma fauvette ? Il ne m’a pasreconnue, et a repris son soulier ! »

M. Lorry, après avoir employé tous lesmoyens pour calmer la vieille fille, entra dans la chambre dudocteur. Le petit banc était tourné vers la lumière, comme lapremière fois qu’il avait vu le cordonnier à la besogne, etcelui-ci, la tête penchée sur son ouvrage, paraissait fortoccupé.

« Docteur ! mon cher ami, docteurManette ! »

L’ouvrier releva la tête, regarda le gentlemand’un air à demi curieux, à demi fâché, de ce qu’on lui adressait laparole, et se remit au travail.

Il avait ôté son habit et son gilet ; sachemise était ouverte sur sa poitrine ; comme à l’époque oùnous l’avons vu pour la première fois ; sa figure flétrieavait retrouvé l’air hagard des mauvais jours ; et iltravaillait avec ardeur, même avec impatience, comme pour réparerle temps que lui avait fait perdre l’interruption du gentleman.

Le soulier qu’il paraissait vouloir finirétait d’une forme ancienne ; M. Lorry en ramassa un quiétait par terre, et lui demanda ce que c’était.

« Un soulier de femme, un soulier pour larue, murmura le vieillard sans lever les yeux de son ouvrage ;il y a bien longtemps qu’il devrait être achevé ;laissez-le-moi finir.

– Docteur Manette,regardez-moi. »

Il obéit avec cette soumission passive duprisonnier, mais sans interrompre sa besogne.

« Me reconnaissez-vous, mon vieilami ? Rappelez vos souvenirs ; réfléchissez, docteur. Cetravail n’est pas celui qui vous convient ; pensez-y, monsieurManette. »

Rien ne put lui arracher une parole. Il levaitles yeux lorsqu’on le lui ordonnait ; mais impossible de luifaire dire un mot. Il travaillait, travaillait, travaillait ensilence ; tout ce qu’on pouvait lui dire tombait sur sonoreille, comme un mur sans écho, et se dispersait dans l’air. Unseul fait empêchait M. Lorry de perdre tout espoir ;c’est que parfois le vieillard relevait les yeux furtivement, sansqu’on l’en eût prié. Son regard semblait alors exprimerl’inquiétude, comme s’il avait essayé de comprendre certains doutesqui s’élevaient dans son esprit.

Dans la position où il se trouvait placé,M. Lorry pensa que deux choses étaient indispensables :la première était de cacher complètement cette rechute àLucie ; la seconde, de faire que rien ne transpirât de cettecrise douloureuse parmi les connaissances du docteur. Avec l’aidede miss Pross, on répondit aux personnes qui se présentaient pourvoir M. Manette, que celui-ci était souffrant, et que son étatde fatigue exigeait un repos absolu. Quant à sa fille, miss Prosslui écrivit une lettre de quatre pages, où elle lui annonçait quele docteur venait d’être appelé à cinquante milles de Londres, enqualité de médecin ; elle récrivit au bout de deux ou troisjours, dit qu’elle avait reçu la veille quelques lignes deM. Manette qui lui demandait divers objets, et qui lachargeait de dire à sa fille chérie qu’il se portait àmerveille.

Dans l’espérance que la guérison du docteurserait prochaine, M. Lorry, qui avait en réserve un moyen dontil comptait faire usage lorsque le moment serait venu, prit larésolution de garder le malade lui-même et d’empêcher que celui-cine se doutât qu’on le surveillait. Il s’arrangea donc de manière às’absenter de la banque pour la première fois de sa vie, et allas’installer dans la chambre du docteur, où il se mit près de lafenêtre.

Dès le premier jour, il s’aperçut qu’il étaitnon-seulement inutile d’adresser la parole à M. Manette, maisque toutes les fois qu’on lui parlait c’était pour lui une fatigueet un tournant. Se décidant alors à rester silencieux, le gentlemanse contenta de demeurer en face du vieillard, afin de protester parsa présence contre l’erreur où celui-ci était tombé ; prenantdu reste un livre, écrivant, changeant de place, et faisant tousses efforts pour montrer au captif imaginaire qu’il se trouvaitdans un endroit où l’on était complètement libre.

Le docteur mangea et but tout ce qui lui futdonné ; puis se remit à l’ouvrage, et travailla jusqu’àl’instant où la lumière lui manqua, au moins une demi-heure aprèsque le banquier eut cessé de lire, et qu’au péril de sa vie, il luieût été impossible de distinguer un chiffre. Lorsque l’anciencaptif eut mis de côté ses outils, comme ne pouvant lui êtred’aucun usage jusqu’au lendemain matin, M. Lorry s’approcha etlui demanda s’il voulait faire un tour de promenade.

Il regarda le plancher comme autrefois, levades yeux dont le regard était absent, et répéta d’une voixfaible : « Un tour de promenade ?

– Oui, docteur ; et pourquoipas ? »

Il ne répondit rien à cette question ;mais lorsque, penché dans l’ombre, les coudes appuyés sur sesgenoux, il posa la tête dans ses mains, il parut se répéter àlui-même : « Pourquoi pas ? »

Miss Pross et le gentleman se partagèrent lesoin de le veiller pendant la nuit, et l’observèrent de la piècevoisine. Il arpenta sa chambre de long en large pendant longtemps,mais lorsqu’enfin il se coucha, il s’endormit tout de suite. Dèsqu’il fut réveillé, ce qui arriva de très-bonne heure, il alladroit à son banc, et se remit à l’ouvrage.

M. Lorry entra dans sa chambre, luisouhaita le bonjour, l’appela par son nom, et lui parla dedifférentes choses qui l’avaient occupé tout dernièrement. Il nerépondit pas plus que la veille aux paroles du gentleman ;mais certes il les avait entendues, et paraissait y réfléchir, bienque d’une manière confuse. M. Lorry, encouragé par ce symptômefavorable, dit à miss Pross d’apporter son ouvrage, et l’engagea àvenir plusieurs fois dans la journée travailler auprès d’eux. Ilprofita de la présence de la vieille fille pour s’entretenir avecelle de Lucie et du docteur, ainsi qu’ils avaient l’habitude de lefaire lorsqu’ils étaient ensemble ; et comme si rien defâcheux n’était arrivé dans la maison. Tous les deux apportèrent leplus de naturel possible dans ces entretiens, qu’ils ne firent pasassez longs pour fatiguer le malade ; et le gentleman crutvoir que l’ancien captif relevait la tête plus souvent, etparaissait étonné de ce qui se passait autour de lui.

Lorsque le soir fut arrivé, le banquier luidit, comme il avait fait la veille :

« Cher docteur, ne voulez-vous pas faireun tour de promenade ? »

Ainsi que la veille, il répéta machinalementle dernier mot de la question.

« Venez-vous avec moi ? » luidit encore le gentleman.

N’ayant point obtenu de réponse, M. Lorryfit semblant de sortir, et ne revint dans la chambre qu’après uneheure d’absence, qu’il avait passée dans le salon. M. Manettealla s’asseoir auprès de la fenêtre et attacha ses yeux sur leplatane ; mais, aussitôt qu’il vit rentrer le banquier, ilretourna vers sa sébile.

Le temps s’écoulait avec une lenteurdésespérante ; chaque soir, l’espérance de M. Lorry étaitplus faible et son cœur plus affligé. La troisième journée étaitfinie ; la quatrième, la cinquième passèrent ; il y eutsix jours, il y en eut sept, huit, neuf, que le gentleman, de plusen plus désespéré, attendait le retour de cette intelligence,naguère encore si brillante.

Le secret avait été bien gardé, et Lucie étaittoujours heureuse. Mais le gentleman voyait avec douleur quel’ancien cordonnier, qui tout d’abord maniait gauchement l’alène,reprenait à vue d’œil une habileté désespérante. Jamais il n’avaittravaillé avec plus d’ardeur, jamais ses doigts n’avaient été plushabiles, plus experts que le soir du neuvième jour.

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