Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 17Un soir.

Jamais le soleil ne s’était couché plusradieux sur le coin paisible de Soho[12], jamaisla lune, en se levant, ne répandit un éclat plus doux sur la villede Londres, qu’un soir où, à travers la feuillée, elle éclaira levisage du docteur et de sa fille, assis l’un près de l’autre sousleur arbre favori.

Miss Manette devait se marier lelendemain ; elle avait consacré ce dernier soir à son père, etils étaient seuls sous le platane.

« Père chéri, tu es heureux, n’est-cepas ?

– Très-heureux, chère fille. »

Bien qu’ils fussent là depuis longtemps, ilss’étaient dit peu de chose. Même à l’heure où elle aurait pu lireou travailler, Lucie n’avait pas songé à prendre son ouvrage, ou àfaire la lecture à son père, ainsi qu’il lui arrivait toujours enpareille occasion ; ce soir-là ne ressemblait à aucun autre,et rien ne pouvait lui enlever ce cachet exceptionnel.

« Je suis bien heureuse, père chéri,profondément heureuse que le ciel ait béni mon amour pourCharles ; mais si je ne pouvais plus te consacrer mes soins,si mon mariage devait nous séparer, ne fût-ce que de la largeurd’une rue, je serais maintenant bien malheureuse, et j’aurais plusde remords que je ne pourrais te le dire. Même, telles que sont leschoses… »

Il lui fut impossible de continuer. À laclarté de la lune, elle se jeta au cou du docteur, et cacha sonvisage sur le sein paternel ; à la clarté de la lune qui est,comme la lumière du soleil elle-même, et comme la vie humaine,cette autre lumière, toujours triste à sa naissance et à sondéclin.

« Dis-moi, père chéri, que tu es bienconvaincu, bien sûr que pas une de mes nouvelles affections, pas unde mes nouveaux devoirs ne se placera entre nous. J’en ai lacertitude ; mais toi, la sens-tu au fond du cœur ?

– Oui, bon ange, lui répondit sonpère ; oui, j’en suis sûr ; mieux que cela, poursuivit-ilen l’embrassant, ton mariage me rend l’avenir plus brillant qu’ilne l’a jamais été.

– Si je le croyais, bon père !

– N’en doute pas, chère enfant, rienn’est plus vrai. Considère un peu, c’est tellement simple ! Tues trop jeune, trop dévouée pour le comprendre, mais tu ne sais pascombien j’ai eu peur de voir ton existence flétrie, rejetée à causede moi, en dehors de ce qui est l’ordre naturel des choses. Tonabnégation empêchera toujours que tu puisses savoir à quel pointcette inquiétude me tourmentait ; mais, je te le demande,comment mon bonheur pourrait-il être complet tant que le tien ne leserait pas ?

– Si je n’avais jamais vu Charles, père,j’aurais été complètement heureuse avec toi. »

Il sourit de lui voir admettre, sans y penser,qu’ayant vu Charles elle aurait été malheureuse sans lui.

« Mais tu l’as vu, dit-il ; et cen’aurait pas été Charles, que cela aurait été un autre. Si personnene t’avait plu, c’est moi qui en aurais été la cause ; c’estque la partie obscure de mon existence aurait projeté son ombre audelà de moi-même, et serait tombée sur toi. »

– Jamais, excepté à l’occasion du procèsde Charles, Lucie n’avait entendu son père faire la moindreallusion à sa captivité. Elle fut vivement impressionnée desparoles qu’il venait de dire, et se rappela, longtemps après,l’étrange émotion qu’elle en avait ressentie.

« Regarde-la, reprit le docteur en levantla main vers la lune ; je l’ai vue du carreau de ma prison, àune époque où je ne pouvais pas supporter sa lumière, où la penséequ’elle brillait sur ce que j’avais perdu était pour moi une siaffreuse torture que je me frappais la tête contre la muraille. Jel’ai vue trop tard, alors que, plongé dans une léthargie profonde,je ne pensais plus à rien, si ce n’est à compter les lignestransversales dont je pouvais la couvrir lorsqu’elle était pleine,et les perpendiculaires dont je les coupais ensuite. D’un côtécomme de l’autre, ajouta-t-il d’un air pensif en regardant toujoursla lune, il y en avait seulement vingt, et il était bien difficiled’y faire tenir la vingtième. »

Le frisson, qui tout à l’heure avait parcourules membres de Lucie, la fit tressaillir de nouveau. Rien pourtantne motivait son émotion : le docteur comparait les tortures dupassé avec la félicité présente, et l’on ne pouvait être surpris dece que sa parole était plus grave.

« Je l’ai regardé mille fois en songeantà l’enfant que je n’avais pas vu naître, continua l’ancien captif.Avait-il vécu ? Avait-il été tué par le coup douloureux quiavait frappé sa mère ? Était-ce un fils qui plus tard mevengerait ? Il fut une époque où, dans ma prison, le désir quej’avais de la vengeance était d’une force inexprimable. Ensupposant que ce fût un fils, connaîtrait-il mon histoire ? Nepouvait-il pas supposer que j’étais parti librement ? croireque je l’avais abandonné ? Si c’était une fille,grandirait-elle jusqu’à devenir une femme ? »

Lucie se rapprocha du docteur, et lui baisa lajoue et la main.

« Ma fille, pensais-je, oubliera qu’ellea un père ; elle l’ignorera peut-être ; elle vivra sans ysonger, épousera un homme à qui je serai complètement inconnu, quine saura pas que je suis captif ; je disparaîtrai du souvenirdes vivants ; et la génération prochaine ne verra pas même unvide à la place que j’occupais.

– Mon père ! ces sentiments que tuprêtes à un être qui n’a jamais existé me frappent au cœur comme sij’étais cette fille.

– Toi, Lucie ! mais c’est de laconsolation que tu m’as donnée, de l’intelligence que tu m’asrendue que ces souvenirs me viennent, et passent entre nous et lalune, dans cette dernière soirée… Que disais-je donc, monenfant ?

– Qu’elle ne te connaissait pas, qu’elleoubliait son père…

– En effet, je me rappelle. Mais d’autresfois, lorsque la solitude et le silence m’avaient donné ce reposdouloureux qui est au fond du désespoir, la lune m’impressionnaitdifféremment. Je me représentais ma fille entrant dans ma prison,m’emmenant avec elle, et me rendant au grand air et à la liberté.J’ai vu souvent son image, à la clarté de la lune, comme je te voisaujourd’hui ; seulement elle ne me tenait pas dans sesbras ; elle restait entre la porte et les barreaux de malucarne ; mais comprends bien, ce n’était pas l’enfant dont jeparlais.

– N’était-ce pas son image ?

– Non ; c’était tout autre chose.Elle restait debout ; je la voyais de mes yeux troublés ;mais elle ne bougeait pas. Le fantôme que mon esprit poursuivaitétait celui d’un enfant plus réel. Je ne connaissais pas sonextérieur, je savais seulement qu’elle ressemblait à sa mère.L’autre avait bien cette ressemblance ; tu l’as également,chère fille ; mais ce n’était pas la même. Peux-tu me suivre,Lucie ? C’est tout au plus, n’est-ce pas ? Il faut avoirété seul au fond d’un cachot, y être resté longtemps pourcomprendre ces distinctions impossibles à rendre. »

Malgré l’empire qu’il avait sur lui-même, ilne put empêcher son sang de se figer dans ses veines, tandis qu’ilessayait d’analyser ses anciennes impressions.

« Dans les moments paisibles dont je teparle, dit-il, je m’imaginais, à la clarté de la lune, que ma fillevenait me chercher, et qu’elle m’emmenait pour me montrer que sademeure était remplie de mon souvenir. Elle avait mon portrait danssa chambre, elle mettait mon nom dans ses prières. Sa vie étaitlaborieuse, utile, souriante ; et cependant ma pauvre histoirese révélait partout.

– Cette fille-là, mon père, c’étaitmoi : je n’ai pas ses qualités, mais j’ai tout son amour.

– Elle me montrait ses enfants, continual’ancien captif ; ils connaissaient mon nom, et avaient apprisà me plaindre ; quand ils passaient devant une prison d’État,ils s’éloignaient des sombres murailles, levaient les yeux vers lesbarreaux des fenêtres, et parlaient à voix basse. Il fallaitcependant qu’elle ne pût pas me délivrer, car je me retrouvais dansma cellule. Je me figurais qu’après m’avoir montré tout cela, elleme ramenait à la prison. Mais alors, goûtant le bienfait deslarmes, je tombais à genoux et bénissais mon enfant.

– C’était moi, bon père ! Oh !me béniras-tu demain avec la même ferveur ?

– Si j’évoque ces tristes souvenirs,c’est parce que j’ai ce soir, ma Lucie, plus de raisons que je nepeux le rendre, de t’aimer et de remercier Dieu de mon bonheur.Jamais, dans mes pensées les plus délirantes, je n’ai rêvé la joieque tu m’as fait connaître, encore moins celle que nous prometl’avenir. »

Il l’embrassa tendrement, la recommanda auSeigneur d’une voix émue, remercia Dieu de la lui avoirdonnée ; et, quelques instants après, le docteur et sa fillerentraient à la maison.

Personne, excepté M. Lorry, n’étaitinvité au mariage ; il n’y avait pas même d’autre filled’honneur que miss Pross. Rien ne devait être changé dans leshabitudes de la famille ; les jeunes gens ne quitteraient pasM. Manette ; pour rendre la chose praticable, ils avaientloué l’étage supérieur, occupé jusqu’ici par le locataireinvisible ; et cela leur suffisait.

Le docteur fut très-gai pendant le souper. Ilregretta que Charles Darnay fût absent, blâma le petit complot quiavait éloigné le jeune homme, et but de la manière la plusaffectueuse à la santé de son futur gendre.

Arriva le moment où il dit bonsoir à sa fille,et où ils se séparèrent. Vers trois heures du matin, Lucie,tourmentée par de vagues inquiétudes, descendit de sa chambre ets’introduisit chez son père. La tranquillité la plus grande,l’ordre le plus parfait régnaient néanmoins dans la pièce. Ledocteur dormait d’un profond sommeil ; son oreiller, où sescheveux blancs s’épanchaient en boucles pittoresques, n’avait mêmepas un pli, et ses mains étaient placées avec calme sur lacouverture. La jeune fille, après avoir éloigné sa lampe,s’approcha du lit, posa ses lèvres sur la joue de son père, et,penchée au-dessus du vieillard, le regarda pendant longtemps.

Les larmes amères du captif avaient sillonnéde rides sa noble et belle figure ; mais il en effaçait latrace avec tant de force et de persistance, qu’il les dissimulaitmême en dormant. Rien n’inspirait plus de respect que cette figure,à la fois pleine de calme et de décision, qui témoignait d’unelutte incessante avec un ennemi invisible. Certes, on n’aurait pastrouvé dans l’immense empire du sommeil un visage plusremarquable.

Lucie posa timidement la main sur cettepoitrine vénérée, et demanda au Seigneur d’être aussi dévouée à sonpère qu’il le méritait par ses souffrances, et qu’elle-même yaspirait de tout son amour. Elle retira sa main, baisa de nouveaula joue du vieillard, puis remonta dans sa chambre. Le soleilcommençait à paraître, et l’ombre des feuilles du platane s’agitaaussi doucement sur le front du docteur, que les lèvres de la jeunefille lorsqu’elle priait pour lui.

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