Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 21Échos.

Un coin merveilleux pour multiplier les sons,avons-nous dit dans l’un des précédents chapitres, que celui oùdemeurait le docteur Manette ! Sans cesse occupée à filer lasoie et l’or dont se tramait la vie calme et heureuse de son mari,de son père, de miss Pross et d’elle-même, Lucie Darnay, assiseauprès de la fenêtre, écoutait les pas dont ce coin paisible etsonore lui apportait l’écho.

Bien que son bonheur lui parût aussi grand quepossible, il lui était arrivé plus d’une fois, dans les premierstemps de leur union de laisser échapper son ouvrage et d’avoir lesyeux obscurcis par les larmes ; car il y avait dans l’écho unbruit lointain, bruit léger, murmure insaisissable qui lui arrivaitau cœur. L’espoir d’un amour inconnu, la crainte de cesser de vivreau moment de jouir de ces nouvelles délices, se partageaient sonâme. Elle croyait alors entendre, parmi les sons dont elle étaitenvironnée, le bruit des pas qui se dirigeaient vers sa propretombe ; et ses pleurs coulaient à flots à la pensée de l’épouxqui resterait seul, et dont sa mort ferait le désespoir.

Ces inquiétudes passèrent ; et l’échomêla au bruit des pas qui approchaient celui des pas d’un enfant.Quelle que fût la puissance des retentissements du dehors, la jeunefemme, assise près d’un berceau, entendait venir le trottinementdes petits pieds et le babillage de la voix enfantine. L’un etl’autre arrivèrent ; la demeure ombreuse s’illumina d’un rirefrais et joyeux, l’ami céleste des enfants à qui, dans sessouffrances, la jeune mère avait confié le sien, parut tendre lesbras à l’innocente créature, et fit de sa protection une joiesacrée pour la jeune femme.

Toujours active à filer le lien d’or qui lesréunissait, mêlant sa douce influence à la trame de leur vie, sansla montrer nulle part, Lucie n’écouta pendant plusieurs années quedes bruits caressants et propices. Le pas de son mari annonçait laforce et la félicité ; celui de son père était égal etferme ; et, couverte de son harnais rustique, la gouvernante,ainsi qu’un cheval de bataille indiscipliné qui renâcle et frappela terre avec impatience, éveillait vigoureusement l’écho chaquefois qu’elle marchait sous le platane.

Les larmes elles-mêmes coulèrent sansamertume, quand elles vinrent se mêler aux bruits extérieurs, quanddes cheveux dorés pareils à ceux de Lucie entourèrent d’une auréolele visage amaigri d’un petit garçon qui, de sa voix éteinte, disaiten souriant à son père et à sa mère : « Je suis bienfâché de vous quitter tous les deux, de quitter ma sœur ; maison m’appelle, et il faut que je m’en aille. »

Quand l’esprit qui lui avait été confiés’échappa de ses bras, ce ne furent pas des larmes de désespoir queversa la jeune mère : « Souffrez qu’ils partent ;ils verront la face du Seigneur. Bénies soient vos paroles, ô monDieu ! »

Le frémissement des ailes d’un ange se mêladésormais à tous les bruits de l’écho, et y ajouta quelque chose decéleste. Les soupirs de la brise, qui effleurait le petit mausoléedu jardin, s’y joignirent à leur tour, la jeune femme les entendaitbruire dans l’air comme on entend les flots soupirer sur la grèveoù ils sont endormis ; et, tout en travaillant, elle leurprêtait l’oreille pendant que la petite Lucie étudiait avec unsérieux comique la leçon du matin, ou, assise aux pieds de sa mère,habillait sa poupée en babillant dans la langue des deux villes quiétaient sa double patrie.

Il était rare que les pas de M. Cartonefussent reproduits par l’écho. À peine Sydney faisait-il usage cinqou six fois par an du privilège qu’il avait obtenu de venir sansqu’on l’eût invité, et de passer quelques heures avec ses amis,comme il faisait souvent jadis. Il n’avait jamais bu quand ilvenait chez les Manette ; et à ce sujet l’écho murmurait autrechose, qu’ont murmuré d’âge en âge tous les échos fidèles.

Un homme qui aima réellement une femme, etqui, après l’avoir perdue, a conservé son amour dans toute saprofondeur, n’a jamais pu la revoir sans évoquer chez l’enfant decette femme une sympathie étrange, une pitié délicate etinstinctive à son égard. Quels sont les courants invisibles qui enpareille circonstance, éveillent cette sensibilité exquise ?Nul écho ne le dévoile ; mais la chose est certaine, etCartone en donna la nouvelle preuve. Ce fut le premier étranger àqui la petite Lucie tendit ses bras troués de fossettes ; eten grandissant elle lui garda cette préférence. Le petit garçon quiétait mort avait parlé de Sydney à ses derniers moments :« Pauvre Cartone ! avait-il balbutié, embrassez-le bienpour moi. »

Quant à M. Stryver, il continuait à faireson chemin dans le barreau, ainsi qu’une puissante locomotive quipasse de vive force à travers l’eau bourbeuse, et traînait à sasuite son indispensable ami, comme un bateau à la remorque. On saitqu’en général les bateaux qui jouissent de cette faveur, setrouvant dans une condition fâcheuse, sont submergés la plupart dutemps ; d’où il suivait que le malheureux Cartone étaitpresque toujours embourbé. Mais l’habitude, si forte, si commode,était malheureusement plus puissante chez lui que le sentiment dela dégradation où cette manière de vivre le faisait arriver ;il ne pensait pas plus à sortir de l’ignoble dépendance où leretenait son odieux camarade, qu’un véritable chacal ne songe à setransformer en lion.

Stryver était riche ; il avait épousé uneveuve au teint fleuri, possédant de la fortune et trois garçons,qui n’avaient de brillant dans toute leur personne que les cheveuxdroits et lisses de leur tête, pareille à un pouding auxpommes.

L’avocat, exsudant par tous les pores un airde protection de la qualité la plus offensante, avait poussé devantlui ces trois fils de sa femme, et, les conduisant au coin paisiblede Soho, les avait présentés comme élèves à Charles Darnay, ens’écriant avec délicatesse : « Hé ! l’ami !voilà trois morceaux de pain que j’apporte à votre pique-niquematrimonial. » Le refus poli de ces trois morceaux de painavait gonflé M. Stryver d’une indignation qui tourna par lasuite au profit des trois jeunes gens, en leur faisant comprendrel’orgueil de va-nu-pieds, tels que cet insolent professeur. Notreavocat avait également l’habitude, en buvant son vin capiteux, deraconter à Mme Stryver les manœuvres queMme Darnay avait employées autrefois pour leséduire, et de s’étendre avec éloquence « sur les artificesqu’il avait opposés, madame, à ces menées insidieuses, et quil’avaient empêché d’en être victime. »

Quelques-uns de ses familiers du banc du roi,qui venaient de temps en temps prendre leur part de vin capiteux etde la susdite éloquence, excusaient leur collègue en disant qu’àforce de répéter ce mensonge, il avait fini par y croire ;circonstance tellement aggravante, au contraire, du délit primitif,qu’elle aurait motivé l’enlèvement du coupable et sa pendaison enun lieu écarté.

Tous ces discours reproduits par l’écho sejoignaient aux bruits lointains que Lucie Darnay, parfois pensive,parfois souriante et divertie, écoutait du fond de sa retraitesonore. Il n’est pas besoin de vous dire combien l’écho des pas desa fille, de son mari, de son père toujours plein de force etd’activité, lui était doux à entendre ; combien l’écho dubonheur qui régnait dans leur maison, où l’ordre se joignait àl’élégance, était plein de charme à son oreille ; combien ellese réjouissait de retrouver dans l’écho cette assurance mille foisrépétée par son père qu’elle lui paraissait encore plus dévouéedepuis son mariage ; comme elle aimait l’écho des paroles queCharles lui avait si souvent adressées, lorsque, touché des preuvesd’amour qu’elle lui donnait sans cesse, il lui demandait par quelsecret magique elle trouvait le moyen d’être tout entière à chacund’eux, comme si chacun avait été seul, et de ne jamais paraître niaffairée, ni absorbée par ses devoirs.

Mais en même temps grondaient au loin desbruits sourds, dont l’écho répercutait la voix menaçante, préludeeffrayant d’une horrible tempête qui s’annonça au foyer paisible dudocteur à l’époque où la petite Lucie allait entrer dans saseptième année.

Un soir de la mi-juillet 1789, M. Lorryentra chez les Manette ; bien que l’heure fût avancée, il nefaisait que sortir de la banque, et, prenant un siège, il se plaçaentre Lucie et Charles, qui se trouvaient auprès de la fenêtre. Lesalon n’était pas éclairé, et la chaleur étouffante, le ciel obscuret nuageux rappelèrent au souvenir de trois amis, l’orage, dont, undimanche, ils avaient regardé les éclairs sinistres, précisément àla même place.

« Je commençais à croire, ditM. Lorry en rejetant sa petite perruque en arrière, que jepasserais la nuit à la banque, nous avons eu tant de besogne depuisce matin que c’était à ne savoir où donner de la tête. L’inquiétudeest si vive à Paris que nous sommes littéralement accablés ;c’est à qui nous confiera sa fortune, et il semble qu’on ne puissey mettre assez de précipitation. Nos clients, c’est positif, sontpossédés de la manie de placer leurs fonds en Angleterre.

– Mauvais présage, dit Charles.

– C’est possible, mon cher Darnay ;mais jusqu’à présent nous ne voyons pas pourquoi la clientèle estsi déraisonnable. Nous nous faisons vieux chez Tellsone ; etl’on ne devrait pas nous donner un pareil surcroît de travail sansun motif bien avéré.

– Vous savez, reprit Darnay, combien leciel est menaçant.

– Je ne le nie pas, répliqua le bongentleman essayant de se persuader à lui-même qu’il était aigri, etque ses paroles le faisaient voir ; mais, après le vacarme etle tracas de cette longue journée, je suis résolu à être d’unehumeur massacrante. Où est Manette ?

– Me voici, répondit le docteur, quivenait d’entrer dans le salon.

– Tant mieux : car ce désordre, cetétat de précipitation où je me suis trouvé toute la journée, sansrien dire de ces tristes présages, m’ont rendu horriblementnerveux. Vous n’allez pas sortir, j’espère !

– Non, je vais, si vous le voulez, fairevotre partie de tric-trac, répliqua le docteur.

– Je ne crois pas que je le veuille, sitoutefois il m’est permis de le dire. Je ne serais pas capable deme défendre. Est-ce qu’on a enlevé la théière et les tasses,Lucie ?

– Nullement ; elles sont restées làpour vous.

– Merci ! chère, merci ! lepetit ange est couché ?

– Et dort du plus profond sommeil.

– Elle se porte bien ?

– Parfaitement.

– C’est juste ; pourquoi pas ?Je ne vois aucun motif, grâces à Dieu, pour que tout n’aille pasbien dans cette maison bénie. Mais j’ai été si bouleversé depuis cematin ! et je ne suis plus aussi jeune que je l’étaisautrefois. C’est ma tasse de thé ? merci, chère enfant ;asseyez-vous, reprenez votre place, et restons un peu tranquillepour entendre l’écho ; vous avez, à son égard, une théoriecomplète.

– Non pas une théorie ; c’est uneidée que je me fais.

– Soit, ma belle mignonne ; danstous les cas, les bruits qu’il nous apporte sont nombreux etretentissants ; écoutez plutôt ! »

Des pas rapides et affolés qui seprécipitaient dans la vie de chacun, et s’y ruaient avec violence,des pas dont il serait bien difficile un jour d’effacer l’empreintesanglante, parcouraient avec rage des rues lointaines, pendant quenos amis de Londres étaient assis près de leur fenêtre obscure.

Le matin même Saint-Antoine n’avait offertqu’une sombre masse d’épouvantails, dont les flots ondulaient sousles éclairs des lames tranchantes, frappées par le soleil. Aurugissement affreux sorti de la gorge du saint patron, une forêt debras nus s’étaient dressés, pareils à des rameaux flétris qu’agitele vent d’hiver, et toutes ces mains avides s’étaient emparées desarmes qu’on leur jetait des caves, de tout ce qui pouvait leur enservir, peu importe l’endroit où elles se les procuraient.

Qui les avait données ? Qui les avaitrecueillies ? Par quelle entremise vibraient-elles au-dessusdes têtes, lorsque, vingt à la fois, elles brillaient dans l’air oùelles étaient lancées ? Personne n’aurait pu le dire, mais desmousquets étaient distribués, des cartouches, de la poudre et desballes ; des barres de fer, des leviers, des couteaux, deshaches, des piques, tous les instruments dont l’esprit en démencepeut faire un moyen de destruction. Ceux qui ne trouvèrent pasautre chose, arrachèrent les pierres et les briques desmurailles : Saint-Antoine avait la fièvre ; et dans sondélire, chacun de ses membres était prêt à sacrifier sa vie.

Comme dans un tourbillon les eaux seprécipitent vers le centre, la foule, saisie de vertige, se presseautour de la maison du marchand de vin, et chacune des goutteshumaines qui forment cette onde bouillonnante est attirée versl’endroit où Defarge, barbouillé de sueur et de poudre, donne desordres, distribue des mousquets, repousse celui-ci, attirecelui-là, désarme l’un pour armer l’autre, et s’escrime au plusfort du tumulte.

« Ne t’éloigne pas, dit-il à Jacquestrois ; Jacques premier et Jacques deux, séparez-vous, etmettez-vous chacun à la tête d’un groupe de patriotes. Où est mafemme ?

– Me voilà ! réponditMme Defarge, non moins impassible qu’à l’ordinaire,mais qui ce jour-là ne tricotait pas. Au lieu de coton etd’aiguille, sa main tenait une hache ; et à sa ceinture étaitun pistolet et un couteau cruellement affûté.

– Où vas-tu ? lui demanda sonmari.

– Avec vous tous, dit-elle, je me mets àla tête des femmes.

– Nous sommes prêts ; –marchons ! crie Defarge d’une voix retentissante. Patriotes etamis, à la Bastille ! à la Bastille ! »

Comme si la voix de la France entière eûtretenti dans ce mot exécré, le flot humain se soulève en rugissant,les vagues se pressent, et le fond de l’abîme s’élance vers leciel. Au bruit du tocsin, au roulement des tambours, à la voixtonnante de cette mer furieuse qui s’échappe de ses rives, commencel’attaque de la forteresse.

Fossés profonds, double pont-levis, muraillesépaisses, huit grandes tours, des canons et des mousquets ! Àtravers le feu et la fumée, au milieu du feu même, on aperçoitDefarge à la tête des assaillants. Le flot l’a jeté contre uncanon : à l’instant il est devenu canonnier ; et depuisdeux heures il se conduit en brave.

Encore un fossé, un pont-levis, des murs depierre, huit grandes tours, des canons, et de la mitraille.

« En avant, camarades, en avant ! Àl’œuvre Jacques premier, Jacques deux, Jacques trois, Jacques cinqcent, Jacques vingt mille ! Au nom des saints, au nom dudiable, suivant ce que vous adorez, à l’œuvre ! s’écrie lemarchand de vin, toujours à son canon, dont le métal est rougidepuis longtemps.

– Femmes, suivez-moi ! crie à sontour Mme Defarge. Aussi bien que les hommes, nouspourrons tuer, lorsque la place sera prise. » Et vers elleaccourt poussant des cris aigus, un essaim de femmes, diversementarmées, mais toutes également poussées par la faim et lavengeance !

Feu et fumée, canon et mitraille !toujours le fossé profond, le pont-levis, les murailles épaisses,les huit grandes tours ! La vague furieuse se déplacelégèrement par la chute des blessés. Les armes étincellent, lestorches pétillent, les charrettes de foin mouillé brûlent etfument ; des barricades dans tous les sons, des clameurs, descris d’enthousiasme, des cris de haine, du courage sansréserve ! des craquements sourds, des volées d’artillerie, lesrugissements furieux de ces ondes vivantes ; et toujours lefossé profond, le dernier pont-levis, les murs de pierres massives,les huit grandes tours ! Le canon de Defarge est doublementrougi par quatre heures de ce combat effroyable.

Un drapeau blanc sur la forteresse, puis unparlementaire ! On les voit à peine à travers la fumée, onn’entend rien de ce que la voix prononce. Tout à coup la merfurieuse s’étend et s’élève, elle entraîne Defarge, l’emporte audelà du pont-levis abaissé, au delà des murailles massives, et ledépose au milieu des grandes tours, qui se sont enfin rendues.

La force qui l’entraîne est tellementirrésistible qu’il ne peut détourner la tête et reprendre haleineque dans la cour de la Bastille. Appuyé contre le mur, il fait uneffort et regarde autour de lui ; Jacques trois est à soncôté ; Mme Defarge, toujours à la tête desfemmes, et le couteau à la main, s’aperçoit à peu de distance. Toutn’est que vacarme, joie délirante, folle ivresse, bruitassourdissant, pantomime effrénée.

« Les prisonniers !

– Les archives !

– Les oubliettes !

– Les instruments detorture ! »

Mais de tous ces cris, et de mille autres quis’élèvent de la foule, celui qui réclame les prisonniers est leseul que l’on répète ; et la vague se précipite dans la geôle,comme si l’éternité existait pour le supplice, de même que pour letemps et l’espace, et qu’elle dût retrouver dans ces murs tous lescaptifs qu’ils avaient renfermés.

Les premières lames s’écoulèrent, entraînantavec elles les officiers de la prison, et les menaçant de mort,s’il restait un seul endroit qui ne leur fût pas montré. Defargesaisit l’un des geôliers, un homme à cheveux gris, qui avait unetorche à la main, le sépare de la foule, et le place entre lui etla muraille.

« Conduis-moi à la tour du Nord, et pasd’hésitation, lui dit-il.

– Je veux bien, répondit legeôlier ; mais vous n’y trouverez personne.

– Que signifient ces mots : 105,tour du Nord ? demanda Defarge. Allons, vite. Désignent-ils leprisonnier, ou son cachot ? Réponds ou tu es mort.

– Tue-le donc, croassa Jacques trois quis’était approché.

– C’est la cellule, monsieur.

– Montre-la-moi.

– Par ici, monsieur, par ici. »

Jacques trois, évidemment désappointé de laconclusion pacifique de l’entretien, fut saisi par Defarge, commelui-même avait saisi le porte-clefs. Il leur avait fallu rapprocherleurs trois têtes, se crier aux oreilles ce qu’ils avaient eu à sedire, et c’est à peine s’ils avaient pu s’entendre, au milieu debruit que faisait le flot populaire, envahissant les cours, lespassages, les escaliers, tandis qu’à l’extérieur il battait lesmurailles, et que de ces rugissements s’échappaient desacclamations lancées dans l’air, comme la fine écume desvagues.

Defarge, son ami et le porte-clefstraversèrent en toute hâte de sombres voûtes, que jamais n’éclairale jour ; ils franchirent les portes de cavernes hideuses,descendirent des escaliers ténébreux, puis escaladèrent entre deuxmurs, des sillons qui ressemblaient au lit desséché d’un torrent.La multitude les suivit tout d’abord ; mais quand après êtredescendus ils gravirent la spirale, qui conduisait jusqu’à laplate-forme de la tour, non-seulement ils étaient seuls, mais lebruit de la tempête n’était plus pour eux qu’un murmure étouffé,comme si la violence de l’ouragan les avait rendus sourds.

Le geôlier s’arrêta devant une porte basse,tourna la clef dans une serrure grinçante, et poussant la petiteporte avec effort : « Voici, dit-il, len° 105. »

Un trou carré, solidement barré de fer, maissans vitrage, percé tout en haut de la muraille, et masqué auxtrois quarts par des briques, de sorte que pour apercevoir le cielil fallait se coucher au pied du mur et lever les yeuxperpendiculairement, servait de fenêtre à cet endroit maudit. On yvoyait une petite cheminée traversée d’énormes barreaux à quelquespieds du sol. Une pincée de vieilles cendres frissonnait dansl’âtre ; un tabouret, une table, une paillasse, formaient toutl’ameublement. Les quatre murs étaient noircis, et dans l’un d’euxse trouvait scellé un anneau couvert de rouille. « Passelentement la torche devant les murailles que je puisse lesvoir, » dit le marchand de vin au porte-clefs.

L’homme obéit ; Defarge, les yeuxattachés sur le mur, suivit la lumière avec attention.

« Un moment ! regarde ici,Jacques.

– Un À et un M ! croassa Jacquestrois en lisant avec avidité.

– Alexandre Manette, lui dit le marchandde vin dont l’index, profondément incrusté de poudre, désignait lesinitiales. Vois plutôt, c’est encore lui qui a écrit cela :« Un pauvre médecin. » Et ce calendrier, je n’en doutepas, c’est lui qui l’aura fait. Tu as un levier,donne-le-moi. »

Defarge avait encore à la main son boute-feu,il l’échangea pour le levier que tenait Jacques, et se retournantvers la table et l’escabeau il les mit tous deux en pièces.

« Lève ta lumière, dit-il avec impatienceau porte-clefs. Fouille parmi ces débris, Jacques, et regarde avecattention ; prends mon couteau, éventre la paillasse, examinebien la paille. Tiens donc la lumière plus haut,toi ! »

Il jeta un regard menaçant au geôlier, rampadans l’âtre, leva les yeux, frappa dans tous les coins de lacheminée, dont il ébranla les barreaux de fer. Un peu de poussièreet de mortier se détacha, et après avoir détourné la tête pouréviter de le recevoir, il chercha soigneusement dans les cendres,dans les crevasses, dans les trous, dans les moindres fissures.

« Rien dans le bois, rien dans lapaille ? demanda-t-il à Jacques.

– Rien du tout.

– Réunis tout cela dans le milieu ducachot ; et toi mets-y le feu, » dit-il au geôlier.

Le porte-clefs approcha sa torche du petit tasde paille et de copeaux vermoulus, qui flamba immédiatement. Sebaissant alors pour franchir la porte basse, ils se dirigèrent parle même chemin, vers la cour de la citadelle, et semblèrentrecouvrer l’ouïe, à mesure qu’ils se rapprochaient des vaguesfurieuses.

Ils les trouvèrent s’agitant avec rage ausujet du marchand de vin, qu’appelaient des voix rugissantes.Saint-Antoine voulait que son cabaretier fût à la tête del’escouade chargée du gouverneur. Sans cette précaution, cet hommequi avait défendu la Bastille, et tiré sur les patriotes,n’arriverait pas à l’hôtel de ville, où l’attendaient sesjuges ; il s’échapperait, et le sang du peuple, qui après tantde siècles de mépris acquérait tout à coup de la valeur, resteraitsans être vengé.

Au milieu de ces bouches hurlantes, de cesfigures convulsées qui entouraient le gouverneur, reconnaissable deloin à son uniforme gris et à son ruban rouge, on remarquait unefemme au visage impassible : « Voilà, mon mari, »cria-t-elle en désignant le marchand de vin. Puis elle s’approchadu vieil officier, resta auprès de lui jusqu’au moment où lecortège s’ébranla, auprès de lui dans les rues, où le portaient ungroupe de patriotes, ayant Defarge à leur tête ; elle restaprès de lui, calme et froide, lorsque, arrivant à sa destination,on commença à le frapper ; auprès de lui, et toujoursinébranlable, tandis que le sang ruisselait à flots ; si prèsde lui, lorsque enfin il tomba, que, s’animant d’une fureur subite,elle lui mit le pied sur la gorge, et lui trancha la tête de soncouteau, depuis si longtemps préparé.

L’heure était venue où Saint-Antoine allaitsuspendre des hommes à la place de ses lanternes, afin de montrerce qu’il était, de montrer ce qu’il pouvait faire. Saint-Antoineavait le sang échauffé, tandis que le sang de la tyrannie seglaçait sur les marches de l’hôtel de ville, où gisait le corps dugouverneur, se glaçait sous le pied de Mme Defarge,qui avait assujetti de sa semelle le cadavre de la victime pour lemutiler plus facilement.

« Baissez la lanterne, là-bas, vousautres, cria Saint-Antoine après avoir cherché un autre instrumentde supplice, baissez la lanterne, voilà un soldat qu’il faut monterau poste. » La sentinelle se balança en l’air, et le flotpoursuivit sa course ; onde obscure et menaçante, dont lesvagues destructives se pressent avec furie, dont personne neconnaît la profondeur et ne soupçonne la puissance ; flotaveugle et sans remords, océan implacable, d’où s’élèvent des brasinflexibles, des cris de haine et de vengeance, des visagestellement durcis par la misère, que la pitié n’y peut plus marquersa trace.

Parmi ces têtes où, jointe à la fureur,l’ivresse du triomphe était palpitante, il s’en trouvait quatorze,divisées en deux groupes, sept dans chacun, dont les traits étaientpâles et rigides, l’expression éteinte, contrastaient vivement avecl’excès de vie qui débordait autour d’elles. Jamais l’Océancourroucé ne roula dans ses flots de débris plus mémorables :sept captifs dont l’orage venait de briser la tombe apparaissaientau-dessus de la foule, effrayés, éperdus, se demandant s’ilsétaient à leur dernière heure, et si la joie sauvage qu’ontémoignait de leur délivrance n’était pas celle des espritsinfernaux. Derrière eux, sept têtes qui dominaient les autres, septtête cadavéreuses dont les paupières attendaient pour se souleverl’heure du jugement suprême, sept masques immobiles dontl’expression était suspendue, non détruite, comme si, fermés uninstant, leurs yeux devaient se rouvrir, et leur bouche lividecrier : « C’est toi qui as fait cela. »

Sept têtes sanglantes, sept prisonniers portésen triomphe ; les clefs des huit tours de la citadellemaudite, quelques billets, quelques souvenirs d’anciens captifsdepuis longtemps morts de désespoir, telles sont les choses que, lequatorze juillet mil sept cent quatre-vingt-neuf, escorteSaint-Antoine, dont l’écho répète les pas bruyants.

Fasse le ciel que l’idée de Lucie Darnay soitune erreur ; que ces pas, loin de pénétrer dans sa vie,s’écartent de la jeune femme : car, furieux et rapides, ilsrenversent tout sur leur passage, et leur empreinte, rougie denouveau, cette fois non dans des flaques de vin, s’effaceradifficilement.

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