Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 20Un plaidoyer.

Ce fut Sydney Cartone qui, le premier, vintoffrir ses félicitations au jeune ménage, dès que M. etMme Darnay furent de retour. Ses habitudes nes’étaient pas améliorées, non plus que son extérieur ; mais ily avait en lui je ne sais quel air de fidélité bourrue qui étaitcomplètement nouvelle aux yeux de Charles.

Il guetta l’occasion d’emmener celui-ci dansl’embrasure d’une fenêtre, afin de pouvoir lui parler sans êtreentendu de personne.

« Monsieur Darnay, lui dit-il, je désireque nous soyons amis.

– Ne le sommes-nous pas déjà, monsieurCartone ?

– C’est une façon de parler ; vousêtes assez bon pour l’employer à mon égard ; mais il me fautautre chose : en exprimant le vœu sincère de devenir votreami, je ne donne pas à mes paroles le sens que vous pourriez leurprêter. »

Charles Darnay lui demanda ce qu’il voulaitdire.

« Sur l’honneur, répondit Cartone ensouriant, il m’est beaucoup plus facile de le concevoir que del’expliquer, surtout de vous le faire comprendre. Cependant je vaisessayer. Vous rappelez-vous une circonstance mémorable où j’étaisun peu plus ivre que… de coutume ?

– Tout ce dont je me souviens, c’est quedans une circonstance, il est vrai, très-mémorable, vous m’avezforcé de convenir que vous aviez un peu trop bu.

– Comme je me le rappelle, monsieurDarnay ! le souvenir de ces jours maudits pèse terriblementsur mon âme. J’espère que plus tard, quand tout sera fini pour moi,ce que j’en aurai souffert sera pris en considération ; maisne vous effrayez pas ; je n’ai nulle intention de prêcher.

– Pourquoi m’effrayerais-je ?l’animation chez vous n’a rien que de rassurant.

– Bien, bien, dit l’avocat en faisant ungeste comme pour éloigner ces paroles. Dans la circonstance dont ils’agit, circonstance où j’étais ivre, ce qui est loin d’être rare,je me suis montré insupportable à votre égard, et je serais heureuxque vous pussiez l’oublier.

– La chose est faite depuislongtemps.

– Façon de parler, monsieur Darnay ;pour moi l’oubli est difficile ; et cette soirée m’est tropprésente pour qu’une phrase en l’air puisse l’effacer de mamémoire.

– Si mes paroles n’ont pas été sérieuses,veuillez me le pardonner, répondit Charles ; j’ai cru devoirtraiter légèrement une chose sans intérêt ; et j’avoue masurprise en voyant l’importance que vous y attachez. Je le déclare,sur l’honneur, il y a longtemps que j’ai oublié tous cesdétails ; d’ailleurs, je vous le demande, que pouvais-je merappeler, sinon l’éminent service que vous m’avez rendu cejour-là ?

– Faible service, répondit Cartone ;simple moyen de défense ; voilà tout, je suis obligé de vousle dire : je me souciais fort peu de vous être utile lorsqueje vous l’ai rendu ; notez bien que c’est au passé que jeparle.

– Vous traitez légèrement l’obligationque je vous conserve, répliqua Darnay.

– C’est la vérité pure ; croyez-le.Mais je suis sorti de la question, je vous demandais si nouspouvions être amis ; vous me connaissez, vous savez que jesuis indigne de frayer avec un homme honorable ; demandez-le àStryver, il vous le dira comme moi.

– Je n’ai besoin de personne pour meformer une opinion.

– Comme vous voudrez. Dans tous les cas,vous savez que je ne suis qu’un débauché, qui n’a jamais rien faitet ne fera jamais rien de bon.

– Je ne sais pas cela du tout.

– Moi j’en suis sûr, et vous pouvez m’encroire ; si donc il ne vous répugne pas de voir entrer chezvous un être de mon espèce, un homme sans valeur et sansréputation, je demande à venir ici de temps en temps, à y êtreregardé comme un objet inutile (j’ajouterais, dépourvu d’agrément,sans la ressemblance qui existe entre nous), comme un meuble qu’ontolère pour ses anciens services et qu’on ne remarque plus ;cela m’étonnerait beaucoup si j’abusais de la permission ; ily a cent à parier contre un que je ne m’en servirai pas plus detrois ou quatre fois l’an, mais ce serait pour moi une joie réellede penser que je pourrais venir davantage.

– Dans ce cas, profitez-en.

– Façon charmante de me répondre que vousacceptez ma requête. Je vous en remercie, Darnay. Puis-jem’autoriser de votre nom pour jouir de cette liberté ?

– Dès aujourd’hui, Cartone. »

Ils se donnèrent la main, et Sydney s’éloigna.Une minute après il était retombé dans son indolence, et n’étaitplus, suivant son habitude, que l’ombre de lui-même.

Dans le courant de la soirée, Charles Darnay,se trouvant seul en famille, y compris M. Lorry, dit quelquesmots de la conversation qu’il avait eue avec Sydney, et parla de cedernier comme d’un problème indéfinissable, où la débauche setrouvait accompagnée d’une indolence qui aurait dû l’exclure. Il enparla toutefois sans amertume, sans rudesse, et comme chacunl’aurait fait d’après les apparences.

Charles était loin de penser que les parolesqu’il avait dites à cet égard avaient été recueillies par safemme ; mais quand il monta dans sa chambre, il y trouva Luciequi l’attendait, et dont le front charmant était marqué d’une ligneprofonde.

« Nous sommes pensive, ce soir, dit lejeune homme en lui passant le bras autour de la taille.

– Oui, dit-elle en posant les mains surla poitrine de Charles, et en attachant sur lui son regard sérieuxet pénétrant, nous sommes pensive parce que nous avons quelquechose sur le cœur.

– Qu’est-ce que c’est, maLucie ?

– Promettez-vous de ne pas me presser dequestions lorsque je ne voudrai pas répondre ?

– Si je promets ?… Que pourrais-jene pas te promettre, cher ange ? »

– En effet, que pourrait-il refuser àcette femme ravissante dont il écarte les cheveux blonds pour mieuxvoir le visage, tandis que son autre main est appuyée contre cecœur dont les battements sont pour lui.

« Charles, ce pauvre M. Cartonemérite d’être traité avec plus de considération et de respect quevous ne l’avez fait ce soir.

– Vraiment, mon ange ! Et pourquoicela ?

– C’est là justement ce qu’il ne faut pasdemander ; mais j’en suis sûre.

– Cela suffit ; je n’en doute plus.Quels sont tes ordres, chère âme ?

– Je voudrais te prier d’être généreuxpour lui, mon bien-aimé ! d’avoir de l’indulgence pour sesfautes, et de le défendre lorsqu’il n’est pas là. Je voudrais tepersuader qu’il a de bons sentiments ; s’il est bien rarequ’il le montre, il n’en a pas moins un cœur où sont de profondesblessures : je l’ai vu saigner, Charles.

– C’est pour moi une chose pénible que depenser que j’ai été injuste à son égard, répliqua Darnayprofondément surpris, je n’aurais jamais cru cela de Cartone.

– Rien n’est plus vrai, pourtant. J’aipeur qu’il ne soit trop tard pour le sauver ; peut-être saposition n’offre-t-elle plus de ressource ; mais j’ai lacertitude qu’il est capable de dévouement, de sacrifice, d’uneaction magnanime. »

Elle était si belle, dans la pureté de sa foien cet homme perdu, que Charles aurait passé des heures à lacontempler ainsi.

« Oh ! mon bien-aimé ! elle seserra près de lui, posa la tête sur sa poitrine, et leva les yeuxvers les siens : rappelle-toi combien nous sommes forts dansnotre bonheur, combien il est faible dans sa misère.

– Je ne l’oublierai pas, chère âme,dit-il profondément ému ; je me le rappellerai jusqu’à mondernier jour. »

Il se pencha sur cette tête adorée, posa seslèvres sur ces lèvres roses, et referma ses deux bras sur cettetaille souple et gracieuse.

Si le vagabond solitaire, qui en ce momentparcourait les rues obscures, avait pu entendre sa pieuseconfidence, s’il avait pu voir les larmes de pitié que répandaientses yeux bleus, et que Charles essuyait de ses baisers, il seserait écrié dans les ténèbres, et ce n’eût pas été la premièrefois :

« Qu’elle soit bénie pour sa doucecompassion ! »

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