Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 11Une confidence.

Vers la fin de cette même soirée,M. Stryver disait à son chacal :

« Sydney, prépare un nouveau bol depunch, j’ai quelque chose à t’apprendre. »

Sydney avait travaillé à toute vapeur, ainsique les nuits précédentes, afin de mettre en ordre les papiers del’avocat, et d’expédier, avant l’ouverture des vacances, toutes lesaffaires dont celui-ci était chargé. La besogne était finie,l’arriéré mis à jour, et ledit avocat débarrassé de toutepréoccupation, jusqu’à ce que le mois de novembre, escorté desbrumes atmosphériques et légales, ramenât la mouture au moulin.

Toutes ces nuits triplement laborieusesn’avaient rendu Cartone ni plus vif ni plus sobre. Ce n’était qu’àforce de serviettes mouillées et de libations incessantes qu’ilavait pu se tirer d’affaire ; aussi était-il dans un étatdéplorable lorsqu’il enleva son turban et le relégua dans le bassinoù, depuis six heures, il l’avait trempé mainte et mainte fois.

– Tu ne fais pas ce bol de punch ?lui dit Stryver le majestueux, qui, les mains dans la ceinture etcouché sur le divan, jeta un regard autour de lui.

– Si, je m’en occupe.

– C’est bien ; écoute-moi ;j’ai à te dire quelque chose qui va te surprendre, et qui te ferapeut-être penser que je ne suis pas aussi habile que tu l’avais crujusqu’ici : je vais me marier, Sydney.

– Toi ?

– Oui, et pas pour de l’argent. Qu’endis-tu ?

– Rien ? Qui est-elle ?

– Devine.

– Est-ce que je la connais ?

– Devine.

– Il m’est impossible de rien deviner àcinq heures du matin, avec une cervelle qui frit dans ma tête commedans une poêle. Si tu veux me proposer des énigmes, invite-moi àdîner.

– Je vais donc te parler sans détours,dit Stryver en se mettant à son séant ; malgré cela, jen’espère pas me faire comprendre : tu es tellementinsensible !

– Et toi, répondit Cartone en s’occupantdu punch, tu as le cœur si tendre, tu es un homme sipoétique !

– Allons, répliqua Stryver en riant d’unair satisfait, bien que je n’aie pas le caractère romanesque (j’aitrop de savoir et de haute raison pour cela), je n’en suis pasmoins beaucoup plus impressionnable que toi.

– Vraiment, tu as de la chance.

– Impressionnable n’est pas le mot ;je veux dire que j’ai plus de…

– Plus de galanterie. Va ! dis-lependant que tu y es.

– Précisément. Je veux dire, continuaStryver d’un air d’importance, que dans le monde je fais beaucoupplus de frais que toi, et que je connais le moyen de me rendreagréable aux femmes beaucoup mieux que tu ne le sauras jamais.

– Passons, répondit Cartone.

– Avant d’aller plus loin, réponditl’avocat en hochant la tête avec son aplomb habituel, je veuxépuiser la matière. Tu as été reçu chez le docteur Manette aussifréquemment et plus que moi-même ; d’où vient que j’aitoujours eu à rougir de l’air morose que tu prends dans cettemaison ? ton silence y est maussade et ta figure piteuse commecelle d’un chien perdu. Je te le répète, Sydney, j’en suis honteuxpour toi.

– C’est un grand avantage pour un membredu barreau que de connaître la honte, répliqua Sydney ; tudois me savoir gré de t’avoir appris à rougir.

– Pas de moyens dilatoires ; ils teseraient inutiles, riposta l’orateur en donnant un coup d’épaule àsa réplique. Je dois te dire, en ma qualité d’ami, et je te diraien face, dans ton propre intérêt, que tu es diablement mal tournéet mal appris dans le monde, qui tu y fais la plus détestablefigure qui s’y soit jamais vue. »

Cartone se mit à rire, et avala une rasade dupunch qu’il était en train de faire.

« Prends modèle sur moi, poursuivitl’avocat, en se posant carrément ; avec ma position et mafortune, je pourrais bien plus que toi me dispenser d’être aimable,et cependant je ne néglige rien pour l’être.

– Je ne t’ai jamais vu dans cesmoments-là, répondit Cartone.

– Ce n’est donc pas par nécessité, maispar principe, continua Stryver, et c’est ainsi que j’avance.

– Non pas dans la communication de tesvues matrimoniales, répliqua Sydney d’un air insouciant ;j’aimerais à te voir aborder le fait. Quant à ce qui m’estpersonnel, ne comprendras-tu jamais que je suisincorrigible ?

– Tu as tort, ce n’est pas là tonaffaire, dit l’avocat d’un ton bourru.

– Est-ce que mon affaire est d’être quoique ce soit ? Mais, peu importe ; dis-moi qui tuépouses ?

– Que cette nouvelle ne te soit pasdésagréable, Sydney, reprit l’avocat en manière de précautionoratoire. Tu ne sais jamais ce que tu dis ; et lorsque, parhasard, tu songes à tes paroles, ton opinion n’en acquiert pas plusd’importance. Je te fais ce petit exorde, parce qu’autrefois tum’as parlé de cette jeune fille en termes quelque peuméprisants.

– Moi ?

– Et dans ce cabinet même. »

Sydney Cartone regarda tour à tour le punch etson ami, but un verre de la liqueur brûlante, et reporta ses yeuxsur l’avocat.

« Tu as traité cette jeune fille depoupée aux cheveux d’or ; car, puisqu’il faut te le dire, ils’agit de miss Manette. Si tu avais le moindre tact, la moindredélicatesse à l’égard des femmes, j’aurais pu t’en vouloir de cetteexpression insultante ; mais comme tu as aussi peu de jugementque de sensibilité, je ne m’inquiète pas plus de ton opinion sur mafuture, que je ne me tourmenterais de celle d’un homme ayantl’oreille fausse, qui se permettrait de critiquer la musique quej’aurais faite. »

Sydney Cartone buvait le punch, et le buvait àpleins verres, sans cesser toutefois de regarder son ami.

« Te voilà maintenant dans la confidence,poursuivit l’avocat. Je ne tiens pas à la fortune. Elle estcharmante, et je suis résolu à m’en passer la fantaisie ; j’aile moyen de satisfaire mes caprices. Elle aura en moi un hommeposé, qui s’élève rapidement, et qui n’est pas sans mérite ;pour elle, c’est un coup de fortune ; mais elle en estvraiment digne. Tu n’es pas surpris ?

– Pas du tout, répondit Cartone encontinuant à boire.

– Tu m’approuves ?

– Pourquoi tedésapprouverais-je ?

– Tu prends la chose plus facilement queje ne l’aurais cru, et tu es moins intéressé pour moi que je ne lepensais. À vrai dire, connaissant la volonté ferme de ton anciencamarade, tu sais que tes observations seraient complètementinutiles. Oui, Sydney, je veux changer de manière de vivre ;je commence à comprendre qu’il est fort agréable d’avoir une maisonoù l’on puisse rentrer quand on veut (il est si aisé d’êtreailleurs, lorsqu’on s’ennuie chez soi), et j’ai senti que missManette me convenait à merveille ; elle est faite pour occuperune haute position, et me fera honneur ; je suis donc biendécidé à ce mariage. Et maintenant, mon pauvre Syd, mon vieil ami,parlons un peu de ton avenir. Tu es dans une mauvaise passe,excessivement mauvaise ; – je n’ai pas besoin de ledémontrer ; – tu es incapable de rétablir tes affaires ;tu ne connais pas le prix de l’argent, tu vis fort mal, bienqu’avec beaucoup de peine ; un de ces jours tu seras au boutde tes forces, les infirmités viendront, et tu tomberas dans lamisère ; il faut absolument penser à unegarde-malade. »

L’air de protection qu’il avait, en donnant ceconseil, le faisait paraître deux fois plus gros, deux fois plusinsolent qu’il ne l’était toujours.

« Prends mes paroles en considération,poursuivit l’avocat. J’ai bien examiné les choses ; crois-encelui dont tu aurais dû imiter la conduite à tous égards, suis monexemple : épouse, procure-toi une personne qui te soigne. Nem’oppose pas ton dégoût pour les femmes, le peu de succès que tu asauprès d’elles, ton peu de tact et d’esprit ; cherche unebonne âme, sans penser à ce qui te manque ; découvre-moiquelque veuve respectable, ayant une petite propriété, une auberge,une maison, voire des rentes, et marie-toi pour éviter la misère.Voilà ce qui te convient, mon ami, fais en sorte de le trouver.

– J’y penserai, » dit Cartone.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer