Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 8M. le marquis à la campagne.

Malgré la beauté réelle du paysage, lacampagne était triste : çà et là quelques champs de blé,malheureusement trop rares ; de grandes pièces de seiglechétif, de petits carrés de pois malingres, de pauvres haricots, demisérables choux, y remplaçaient le froment. Les produits de laterre, ainsi que les hommes et les femmes qui les cultivaient,avaient une tendance maladive à se flétrir. On eût dit que les unset les autres végétaient malgré eux, et ne demandaient qu’à cesserde vivre.

M. le marquis, étendu au fond d’un lourdcarrosse attelé de quatre chevaux conduits par deux postillons,gravissait péniblement une côte escarpée. La rougeur dont sa figureétait couverte ne le faisait nullement déroger à sa parfaiteéducation ; elle ne provenait d’aucun trouble moral, etn’avait rien qui lui fût personnel : c’était le reflet ducouchant.

Le soleil frappait d’un éclat si vifl’intérieur de la pesante voiture que le gentilhomme, lorsqu’il futau sommet de la côte, se trouva plongé dans des dots depourpre.

« Cela ne durera pas, » dit lemarquis en jetant les yeux sur ses mains.

En effet, tandis que le carrosse enrayéglissait sur la colline, au milieu d’un nuage de poussière, lalueur rougeâtre s’effaça rapidement, et, le soleil et le marquisdescendant à la fois tout rayon avait disparu quand le sabot eutété remis à sa place. Mais il restait au bas de la côte unecampagne froide et nue, un petit village, un clocher, un moulin, uncoteau bornant la plaine, une vaste forêt consacrée à la chasse, unénorme rocher, et sur ce rocher une forteresse, qui depuislongtemps servait de prison.

Le village avait une pauvre rue, une pauvretannerie, un pauvre cabaret, une pauvre auberge, où s’abritaientles chevaux de poste, une pauvre fontaine et de pauvreshabitants.

Des femmes, accroupies devant leur porte,épluchaient quelques oignons pour le souper de la famille, tandisque les autres lavaient à la fontaine quelques feuilles de chou,d’herbe quelconque, de salade ou de plante sauvage. La cause deleur misère se révélait d’elle-même : des taxes pour l’État,pour l’église, pour le seigneur, taxes locales et générales,devaient être payées ici, payées là, payées partout, suivant lesinscriptions placardées à chaque pas. Il y avait à s’étonner de ceque le village lui-même n’eût pas disparu, avec la substance de sapopulation.

On y voyait peu d’enfants, et l’on n’ytrouvait pas un chien. Quant aux adultes, ils n’avaient qu’àchoisir entre ces deux perspectives : la faim dans les masuresqui rampaient au bas de la colline, ou la captivité et la mort dansla prison qui dominait la plaine.

Précédé par un courrier galonné d’or, annoncépar le claquement des fouets, qui se tordaient au-dessus de la têtedes postillons, comme s’il eût été conduit par les furiesvengeresses, le noble voyageur s’arrêta devant l’auberge où étaitla poste aux chevaux. C’était près de la fontaine, et lesvillageois se réunirent pour le regarder.

Il tourna les yeux vers le groupe de paysans,et vit, sans la reconnaître, l’œuvre sûre et lente de la faim, quia rendu la maigreur des Français proverbiale en Angleterre, où elleest restée à l’état de préjugé plus d’un demi-siècle après avoircessé d’être réelle.

M. le marquis promenait un regardindifférent sur les malheureux qui s’inclinaient devant lui, commeses pareils s’étaient inclinés devant le ministre, avec la seuledifférence que les uns baissaient la tête par humilité, et que lesautres l’avaient courbée par ambition.

Au même instant, un homme d’un affreux aspect,ayant pour état de réparer les chemins, et que pour ce motif nousqualifierons de cantonnier[10],s’approcha de la fontaine.

« Fais approcher ce rustaud, » ditle gentilhomme à son courrier.

Le rustre fut amené près de la voiture, sonbonnet à la main ; il fut suivi de tous les autres, quientourèrent le carrosse pour voir, et pour entendre ce qui allaitse passer.

« Ne t’ai-je pas rencontré sur laroute ? lui demanda M. le marquis.

– Oui, monseigneur.

– Que regardais-tu d’un air siattentif ?

– Monseigneur, je regardaisl’homme. »

Il se baissa en disant ces mots, et de sonbonnet bleu, tout en loques, désigna le dessous de la voiture. Sescamarades se baissèrent avec lui, pour regarder sous lecarrosse.

« De qui parles-tu, imbécile ; etque voyez-vous sous la voiture ?

– Monseigneur, c’est qu’il était pendu àla chaîne du sabot.

– Qui cela ?

– Monseigneur, c’était l’homme.

– Que la peste l’étouffe. Qu’est-ce quiétait pendu ?

– Faites excuse, monseigneur, il n’estpas de notre endroit, et je ne sais pas son nom. Je ne l’ai jamaisvu, ni de ma vie ni de mes jours.

– Est-ce qu’il s’est étranglé ?

– Avec votre permission, monseigneur,c’est ce qu’il y a d’étonnant ; car il était commeça ! »

Le cantonnier s’appuya contre le carrosse, lespieds en avant, la tête penchée sur la poitrine ; puis il seretourna et fit un salut, en tortillant son bonnet bleu.

« Mais comment était cet homme ?

– Plus blanc que le meunier, monseigneur,tout couvert de poussière, et grand et pâle, comme unspectre. »

Ce portrait fit une immense impression dansl’auditoire, et tous les yeux s’attachèrent sur le marquis,peut-être pour regarder s’il n’avait pas un spectre sur laconscience.

« Crois-tu avoir bien fait, quand tu asvu ce misérable accompagner ma voiture, de n’en pas ouvrir labouche ? Mais bah ! dit le marquis, en se félicitant den’avoir pas à s’inquiéter d’une semblable vermine, éloignez cemaraud Gabelle. »

M. Gabelle cumulait les fonctions demaître de poste et celles de collecteur des taxes. Il s’étaitapproché de la voiture pour assister à l’interrogatoire ducantonnier, qu’il avait tenu par la manche d’une manière toutofficielle.

« Arrière ! animal, dit-il en jetantson homme de côté.

– Ne manquez pas, Gabelle, de mettre lamain sur cet étranger, si par hasard il entrait dans le village,reprit le gentilhomme, et assurez-vous de ses intentions.

– Monseigneur, je serai toujours flattéd’obéir à vos ordres.

– Cet imbécile qui était là tout àl’heure, où est-il passé ? »

L’imbécile était sous la voiture avec unedouzaine d’amis intimes, et leur montrait la chaîne à laquelle lespectre était pendu. D’autres amis, non moins intimes, l’appelèrentimmédiatement, et le présentèrent tout essoufflé à M. lemarquis.

« Dis-moi un peu, grand benêt, l’homme enquestion s’est donc sauvé lorsqu’on a enrayé la voiture ?

– Monseigneur, il a couru sur le bas côtéde la route, et a dévalé dans le bois, comme qui se jette àl’eau.

– Ayez l’œil sur lui, Gabelle. Partez,postillon ! »

La demi-douzaine d’amis qui regardaient lachaîne à laquelle le spectre était pendu était toujours au milieudes roues, comme les moutons ; et le carrosse partit sibrusquement qu’ils furent bien heureux de sauver leur peau ;s’ils avaient possédé autre chose, il est probable qu’ils auraienteu moins de bonheur.

Lorsque après avoir traversé la vallée, ilfallut gravir la pente qui en formait l’autre versant, l’allure ducarrosse se ralentit peu à peu, et c’est au pas du maigre attelagequ’il avait pris chez Gabelle, que M. le marquis, bercé dansse pesante machine, monta la dernière côte qu’il avait àfranchir.

Les postillons, couronnés d’un cercle decousins, raccommodaient tranquillement la mèche de leurs fouets,tandis que le valet de pied marchait à côté des chevaux, et qu’onentendait le courrier qui trottait dans le lointain.

À l’endroit le plus escarpé de la côte, il yavait un humble cimetière, précédé d’une croix, où l’on voyait, enbois peint, l’image du Christ, aussi grande que nature ;c’était l’œuvre d’un ciseau peu expérimenté ; mais lestatuaire avait pris modèle sur le vif, peut-être sur lui-même, etle divin crucifié était d’une maigreur effroyable.

Au pied de ce déchirant emblème d’une misèrequi s’accroissait tous les jours, une femme étaitagenouillée ; elle tourna la tête, quand la voiture passa prèsd’elle, se leva rapidement et courut à la portière.

« Oh ! c’est vous,monseigneur !… Prenez ma pétition, » dit-elle d’une voixsuppliante.

Le marquis avança la tête avec impatience,mais sans changer de visage.

« Toujours des pétitions ! dit-il.Que demandez-vous ?

– Monseigneur, pour l’amour du bonDieu !… C’est au sujet de mon pauvre homme, le forestier…

– Qu’est-ce qu’il a votre pauvrehomme ? C’est toujours la même chose, il n’a pas payé ce qu’ildoit ?

– Au contraire, mon bon seigneur, il atout payé, puisqu’il est mort.

– Eh bien ! il est tranquille ;est-ce que je peux le ressusciter ?

– Hélas ! non, monseigneur !c’est qu’il est là-bas, sous un petit monceau d’herbe…

– Après ?

– Monseigneur ! il y en a tant deces monceaux d’herbe, et qui sont tous pareils…

– Que voulez-vous que j’yfasse ? »

On l’aurait prise pour une vieille femme,cependant elle était jeune. Dans sa douleur passionnée, ellejoignait ses mains amaigries, où les posait doucement sur laportière de la voiture, comme si la pesante machine avait euquelque chose d’humain, et pouvait être sensible à sescaresses.

« Monseigneur… écoutez-moi… lisez mapétition !… Mon mari est mort de misère, comme tant d’autres…il y en a tant qui jeûnent…

– Est-ce que je peux lesnourrir ?

– Le bon Dieu le sait, monseigneur, maisce n’est pas là ce que je demande ; c’est une croix de bois,avec le nom de mon pauvre homme, afin qu’on le mette sur sa fosse,pour savoir où il est ; autrement la place sera bien viteoubliée, on ne la trouvera plus quand je serai morte ; ce quine tardera guère – la faim, cela ne pardonne pas – et l’onm’enterrera sous un autre monceau d’herbe ; il y en a tant,monseigneur ! les morts sont nombreux, la misère est sigrande ! Je vous en prie, monseigneur !… je vous ensupplie ! »

Le laquais l’avait chassée de laportière ; le carrosse, dont les postillons accéléraient lamarche, s’éloignait rapidement, et le noble personnage, conduit denouveau par les furies, voyait diminuer de minute en minute ladistance qui le séparait de son château.

Les parfums du soir s’élevaient sur sa route,et se répandaient, avec la même impartialité que la pluie, sur legroupe d’affamés poudreux et couverts de haillons, qui entouraientla fontaine. Ceux-ci écoutaient toujours l’histoire du spectre,dont le cantonnier, son bonnet à la main, leur répétait lesdétails. Ils se dispersèrent enfin, et chacun rentra chezsoi ; des lueurs tremblantes apparurent aux lucarnes duvillage ; puis les lucarnes s’obscurcirent, au moment où lesétoiles commencèrent à paraître, et l’on eût dit qu’au lieu des’éteindre, la clarté des chaumières avaient gagné les cieux.

Pendant ce temps-là, une vaste demeure, dontles toits s’élevaient au-dessus d’une épaisse ramée, couvrait deson ombre le carrosse du marquis. Un flambeau dissipa les ténèbres,on ouvrit la grande porte, et le seigneur du village entra dans sonchâteau.

« M. Charles est-il arrivéd’Angleterre, demanda le gentilhomme.

– Non, monseigneur, pasencore. »

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