Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 4Félicitations.

Tandis que s’écoulait le dernier sédiment del’étuvée humaine qui bouillait depuis le matin dans la salle desassises, Lucie Manette et son père, l’avocat et l’avoué deM. Darnay, s’étaient rassemblés autour de celui-ci, et lefélicitaient d’avoir échappé à la mort. Il eût été difficile, mêmeà une clarté plus brillante, de reconnaître dans le docteur auvisage intelligent, à la démarche pleine de noblesse, le cordonnierdu faubourg Saint-Antoine.

Cependant il n’était personne qui, l’ayantregardé une fois, ne le regardât de nouveau, alors même qu’onn’avait point eu l’occasion de remarquer le timbre douloureux de savoix grave, et l’air distrait qui, par instant, voilait tout à coupsa figure. Non-seulement une cause extérieure, un mot relatif à sesannées d’agonie, évoquaient des profondeurs de son âme cet étatd’abstraction, mais il arrivait aussi que le nuage se formait delui-même, et répandait sur les traits de l’ancien captif uneobscurité aussi incompréhensible aux spectateurs qui ne savaientpas son histoire, que si, par un ciel pur, ils avaient vu laBastille projeter son ombre sur lui, malgré les trois cents millesdont il en était séparé.

Sa fille avait seule le pouvoir de dissiperces nuages. Elle était le fil d’or qui, pour lui, rattachait sesbeaux jours au calme dont il jouissait après sa misère. La voix, leregard, l’attouchement de Lucie, avaient sur l’ancien prisonnierune souveraine influence. Pourtant elle se rappelait qu’encertaines occasions, sa tendresse était restée sans effet ;mais ces occasions étaient rares, et chaque jour elle acquéraitplus de certitude de ne pas les voir se reproduire.

M. Darnay baisa la main de Lucie Manetteavec ferveur, puis se retourna vers M. Stryver, qu’il remerciachaudement. Celui-ci avait à peine trente et quelques années, etparaissait en avoir près de cinquante. Il était gras et court,avait la voix haute, les manières brusques, les cheveux roux, leteint fleuri, une absence complète de délicatesse, et une certainemanière de se pousser au milieu d’une société ou d’uneconversation, en se donnant à lui-même un coup d’épaule, quifaisait bien augurer du chemin qu’il ferait dans le monde.

Ayant encore sa perruque et sa robe, leditavocat se poussa en face de son client avec une telle violence,qu’il écrasa l’innocent M. Lorry, et le chassa du groupe, oùil s’installa carrément.

« Je suis heureux de vous avoir faitsortir de ce mauvais pas, monsieur Darnay, s’écria-t-il ;c’était une poursuite infâme, ignoble, mais qui par cela même n’endevait que mieux réussir.

– C’est un service que je me rappelleraitoute ma vie, répondit le jeune homme avec chaleur.

– J’ai fait tout mon possible, monsieurDarnay, et je crois que tout mon possible vaut bien celui d’unautre. »

Il incombait à quelqu’un d’ajouter :« Beaucoup mieux ! »

Ce fut M. Lorry qui s’en chargea,peut-être avec l’intention de reprendre une petite place à côté decelle qu’il occupait tout à l’heure.

« Est-ce bien votre façon depenser ? demanda M. Stryver, j’en serais fort aise. Vousavez assisté aux débats, et vous devez vous y connaître. Vous êtesun homme d’affaires, un homme sérieux, un homme grave.

– En cette qualité, répliquaM. Lorry, qu’un petit coup d’épaule du légiste avait rejetédans le groupe, je fais appel au docteur pour qu’il rompe cetteconférence et nous ordonne le départ. Miss Lucie est très-pâle,M. Darnay a subi une journée terrible, et nous sommes tous surles dents.

– Parlez pour vous, dit l’avocat, parlezpour vous, lorsqu’il s’agit de repos ; quant à moi, j’ai àtravailler toute la nuit.

– C’est surtout pour miss Manette et pourM. Darnay, répliqua le gentleman. Ne pensez-vous pas, miss,que je peux même parler pour nous tous, ajouta-t-il en désignant duregard le docteur. »

La figure de celui-ci, dont les yeux étaientrivés sur Charles Darnay, avait une expression particulière, qui,de plus en plus marquée, annonçait une défiance et une aversionmêlées de crainte.

« Mon père, dit miss Manette en luiposant la main sur le bras. »

Il secoua l’ombre sinistre qui était sur sonvisage, et se tourna vers sa fille.

« Rentrons-nous ?

– Oui, dit-il en poussant un longsoupir. »

On venait d’éteindre les quinquets descouloirs, de fermer les grilles pesantes, qui s’étaient closes avecfracas, et l’affreux théâtre allait rester désert jusqu’à ce que lepuissant intérêt qu’éveillaient la potence, le pilori, la marque etle fouet, le repeuplât au point du jour.

Lucie Manette, donnant le bras à son père etaccompagnée de M. Darnay, qui marchait à côté d’elle, setrouva dans la rue, monta dans une voiture de louage et disparutavec le docteur. Quant à l’avocat, il les avait laissés dans lecouloir pour aller au vestiaire.

Pas un de ceux qui avaient assisté aux débatsne s’était aperçu de la part qu’y avait prise le collègue deM. Stryver. M. Darnay lui-même ne s’en était pasdouté.

L’insouciant Cartone, qui, depuis la fin de laséance, avait quitté sa robe et sa perruque, et dont l’aspect n’yavait rien gagné, ne s’était pas joint à ceux qui avaient félicitéle prévenu ; il s’était appuyé contre la muraille, à l’endroitle plus sombre du couloir, et n’avait rien dit à personne ;puis il avait suivi le docteur et sa fille, toujours en silence, etles avait regardés jusqu’au moment où ils étaient montés envoiture.

Après leur départ il s’approcha deM. Darnay, qui causait avec M. Lorry.

« Il paraît, dit-il à ce dernier, qu’onpeut maintenant, sans se compromettre, adresser la parole auprévenu. Si vous aviez pu voir, monsieur Darnay, la lutte qui sepasse dans l’esprit d’un homme respectable, lorsqu’il est partagéentre le besoin de céder à l’impulsion d’un bon cœur et lanécessité de garder les apparences que lui imposent les affaires,vous vous seriez bien amusé.

– Monsieur, dit le banquier enrougissant, et avec une certaine chaleur, vous avez déjà mentionnéle fait ; mais permettez-moi de vous faire observer que lesgens qui sont au service d’une maison importante ne s’appartiennenten aucune occasion, et qu’ils doivent penser aux intérêts dont ilssont chargés beaucoup plus qu’à leurs propres désirs.

– Je le sais, répondit Cartone avecindifférence. Ne vous fâchez pas, monsieur Lorry, vous êtes aussibon qu’un autre ; je suis même persuadé que vous êtesmeilleur.

– En vérité, monsieur, reprit legentleman, que ces paroles n’avaient point calmé, je ne comprendspas l’intérêt que vous prenez à ma conduite. Excusez-moi, si, en maqualité de vieillard, je me permets de vous donner un conseil, maisje crois que vous feriez beaucoup mieux de vous occuper de vosaffaires.

– Je n’en ai pas, répondit l’avocat.

– Tant pis ! monsieur, tantpis ! c’est extrêmement regrettable.

– Je suis entièrement de votre avis.

– Si vous en aviez, poursuivit legentleman, vous en prendriez soin, et…

– Il est probable que non, interrompitM. Cartone.

– Vous auriez tort, monsieur, s’écrial’ardent vieillard exaspéré par tant d’indifférence ; lesaffaires sont une excellente chose, et rien n’est plus respectableque le travail qu’elles nécessitent. M. Darnay a tropd’intelligence pour ne pas comprendre ma situation, et je le saistrop généreux pour craindre un instant qu’il m’en veuille de lacontrainte que je me suis imposée à son égard… Bonsoir, monsieurDarnay, j’espère que c’est pour jouir d’une heureuse existence quevous nous avez été conservé ; je vous en renouvelle mescompliments bien sincères. Ici, porteurs ! »

M. Lorry, qui s’en voulait à lui-mêmeautant qu’à l’avocat, de ce mouvement d’impatience, monta dans sachaise, et fut transporté chez Tellsone et Cie.

« N’est-ce pas un singulier hasard quecelui qui nous rassemble, monsieur Darnay, dit en riant SydneyCartone, lorsque le gentleman les eut quittés. Cela doit voussembler étrange d’être ce soir dans la rue, seul avec votresosie.

– C’est à peine si je me crois encore dece monde ! répondit Charles.

– Cela ne m’étonne pas, il y a si peu detemps que vous étiez sur le point d’aller dans l’autre ! Maisvous paraissez fatigué.

– En effet, je me sens très-faible.

– Pourquoi diable ne dînez-vouspas ? Moi, j’ai mangé pendant qu’on se demandait à quel mondevous deviez appartenir. Laissez-moi vous mener dans la plus prochetaverne où puisse dîner un honnête homme. »

Sydney Cartone, prenant le bras de CharlesDarnay, entraîna celui-ci jusqu’au bas de Lugdate, puis dansFleet-street, et, après lui avoir fait traverser plusieurs rues, leconduisit dans une taverne située au bout d’un passage. Arrivés là,ils furent introduits dans une petite pièce où Charles eut bientôtrecouvré ses forces au moyen d’un repas confortable, arrosé d’unbon vin, tandis que Cartone, assis en face de lui, dégustait sabouteille de porto de son air moitié indolent, moitiéimpertinent.

« Commencez-vous à sentir que vous êtesencore de ce monde ? demanda-t-il à M. Darnay.

– Je commence à le comprendre, mais jesuis tellement brouillé avec ces lieux, que je ne sais plus où jeme trouve.

– Cela doit être une immensesatisfaction, reprit Cartone avec amertume, et en remplissant sonverre. Quant à moi, je n’ai pas d’autre désir que d’oublier quej’en fais partie. Excepté le vin de Porto, la terre, où je suiscomplètement inutile, ne me présente aucun bien. De ce côté-là noussommes loin de nous ressembler ; à vrai dire, je crois qu’ilest fort peu de côtés sous lesquels, vous et moi, nous nousressemblions au moral. Qu’en pensez-vous ? »

Troublé par les émotions du jour, et croyantrêver en voyant en face de lui sa propre image revêtir un caractèresi différent du sien, Charles Darnay, fort embarrassé de laquestion, résolut de n’y pas répondre.

« Maintenant que vous avez mangé,poursuivit l’avocat, pourquoi ne portez-vous pas untoast ?

– Quel toast voulez-vous que jeporte ?

– Vous l’avez sur le bout de lalangue.

– À miss Manette ?

– J’en étais sûr ; cela devaitêtre ; à miss Manette ! »

Tout en buvant à la santé de la jeune fille,M. Cartone regarda fixement M. Darnay, puis il brisa sonverre, et sonna pour qu’on lui en rendît un autre.

« C’est une jolie femme ; il doitêtre doux de la conduire à sa voiture par la main et dans l’ombre,reprit l’avocat en remplissant le verre qu’on venait de luiapporter.

– Oui ! dit le jeune homme, d’un tonbref.

– Une jolie femme dont il est douxd’exciter la pitié et les larmes. Quelle impression celafait-il ? Est-ce trop payer la sympathie d’une aussi charmantepersonne que de risquer d’être condamné à mort, monsieurDarnay ? »

Celui-ci garda le silence.

« Elle a été bien heureuse en écoutantles paroles que vous m’aviez chargé de lui dire ; non pasqu’elle l’ait fait voir, mais j’en ai la certitude. »

Cette allusion rappela fort à propos à CharlesDarnay que l’insolent personnage avait fait preuve de générositéenvers lui au moment de sa détresse, et il en profita pourdétourner l’entretien, en remerciant M. Cartone de la bontéqu’il avait eue.

« Je ne mérite pas vos remerciements,répondit l’avocat ; la chose était facile, et je l’ai faitesans y songer. Permettez-moi seulement de vous poser unequestion.

– Volontiers, je voudrais pouvoir vousaccorder davantage en retour de vos bons offices.

– Pensez-vous que je vous aime ?

– À dire vrai, monsieur, réponditl’autre, singulièrement déconcerté, c’est une question que je ne mesuis jamais faite.

– Adressez-vous-la maintenant.

– Vous vous êtes conduit à mon égard envéritable ami, et cependant je ne crois pas que vous m’aimiez.

– Ni moi non plus, dit l’avocat ;votre réponse me donne de votre jugement une opiniontrès-favorable.

– Néanmoins, poursuivit Darnay en selevant, je suppose qu’il n’y a dans vos sentiments pour moi rienqui puisse m’empêcher de payer la carte ; et j’espère que nousnous séparerons sans aigreur, ni d’un côté ni de l’autre.

– Assurément, répondit Cartone ;est-ce que vous avez l’intention de payer toute ladépense ?

– Si vous le permettez, répliquaDarnay.

– Dans ce cas-là, dit l’homme de loi augarçon, apportez une seconde bouteille du même, et ne manquez pasde m’éveiller à dix heures. »

Après avoir payé la carte, Charles Darnay seleva et souhaita le bonsoir à M. Cartone, qui, se levant à sontour, lui dit avec un air de défi :

« Un dernier mot, monsieur Darnay :vous pensez que je suis ivre ?

– Je pense que vous avez bu.

– Vous faites plus que de le penser, vousen êtes sûr.

– En effet, M. Cartone.

– Sachez-en donc la raison : je suisun misérable goujat, sans position aucune ; je ne me soucie depersonne, et personne ne se soucie de moi.

– Je le déplore, monsieur, vous pourriezfaire de votre intelligence un bien meilleur usage.

– Quoi qu’il en soit, monsieur Darnay, sivous m’êtes supérieur, n’en tirez pas vanité : qui peut savoirce que renferme l’avenir ? »

Quand il fut seul, Cartone prit la chandelle,s’approcha du miroir qui pendait à la muraille, et s’examina d’unair attentif.

« As-tu de l’affection pour cethomme ? murmura-t-il à sa propre image. Pourquoil’aimerais-tu ? Parce qu’il te ressemble ? Mais quepeut-on aimer en toi ? Rien ; tu le sais depuislongtemps. Que le diable te confonde ! Quel changement s’estopéré dans ton âme ! Est-ce une raison pour s’attacher à unhomme parce qu’il vous montre ce que vous auriez pu être, et vousfait comprendre la grandeur de votre chute ! Si tu avais été àsa place, tu aurais eu le regard que ces yeux bleus ont attaché surlui, tu aurais fait naître l’émotion qui agitait ce visage. Allons,dis-le franchement, tu le détestes. »

Il retourna près de sa bouteille, y chercherune consolation ; la vida tout entière, et s’endormit, lafigure appuyée sur ses bras, ses cheveux épars couvrant la table,et la chandelle coulant sur lui.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer