Amours Délices et Orgues

UN NOUVEAU PNEU

Si l’illustre monsieur de Crac revenait surterre, il s’adonnerait certainement, lui, l’homme de tous lessports, à la bicyclette.

Il ne ferait, naturellement, qu’une bouchée detous les records actuellement établis et nos meilleurshommes ne seraient, auprès de lui, que de bien pâlesgalettes.

C’est surtout dans le domaine du touring quele sympathique baron se manifesterait exorbitant.

Ah ! les belles aventures et lescurieuses rencontres ! Déplorons la disparition de cet hommeextraordinaire !

Heureusement pour nous, siM. de Crac est mort, beaucoup de ses petits-neveux sontvivants et bien vivants.

Un grand nombre d’entre eux profitent, en cemoment, du beau temps revenu pour, d’une bécane alerte et jamaislasse, sillonner la France.

Le soir, au dîner, dans les aubergesdépartementales, c’est exquis de les entendre conter leursprouesses du jour, à la croissante stupeur de ces messieurs descontributions indirectes et de ceux, plus mélancoliques, des posteset des télégraphes. (Les commis des postes et des télégraphesjouissent tous en province d’une forte mélancolie)[2].

Car ce n’est pas un des moindres bienfaits ducycle, que cette animation apportée aux tables d’hôte provincialespar tous les véloïstes de Paris et d’ailleurs.

Certaines sous-préfectures, cotées naguèresépulchres, se rangent aujourd’hui, de ce chef, au nombre despetites folles.

Bénie soit cette solution !

À table, quand un des cyclistes a terminé sonhistoire, pariez dix que tout de suite :

– Moi, il m’est arrivé plus fort queça ! s’écrie un autre.

Et l’attention redouble.

– Oui, j’ai vu des patelins bienvélophobes, mais jamais comme Bafouilly. Êtes-vous quelquefoispassés à Bafouilly ?

Quelques-uns de ces messieurs étaient parfoispassé à Bafouilly, mais aucun n’avait rien remarquéd’extraordinaire en cette bourgade.

– Eh bien, moi, il m’est arrivé quelquechose d’épatant à Bafouilly ! C’était le jour où il faisait sichaud… Ah ! oui, il faisait chaud, on peut le dire ! Untemps d’orage terrible et puis pas un souffle d’air !… Enarrivant près de la mairie de Bafouilly, crac, mon pneucrève !… Je descends et je me mets à le regonfler. Maisvoilà-t-y pas que toutes les bonnes gens du pays m’entourent avecdes… passez-moi l’expression, mesdames… avec des gueules menaçanteset des poings levés : « Vous ne ferez pas cela ici, nousvous le défendons ! hurlaient les forcenés… Moi, épaté, jeleur demande ce que cela peut bien leur faire, que je gonfle monpneu. Alors un vieux me dit : « Tout le monde étouffedans le pays, parce qu’il n’y a pas d’air. Et il n’y a pas d’airparce que ces cochons de vélocipédistes le prennent pour en gonflerleurs sacrés caoutchoucs ! Si vous ne voulez pas être assommé,f…ez le camp ! »

– Les brutes, interrompit quelqu’un.

– Et cela se passe au dix-neuvièmesiècle ! remarqua un autre.

– Alors, que fîtes-vous ? s’informaun troisième.

– Dame ! ma pompe remise en place,je me disposais, tout penaud, à continuer ma route à pied, quand lavue d’une charcuterie m’inspira une idée géniale…

– Une charcuterie ?

– Oui, vous allez voir. J’entrai chez lecharcutier et je lui achetai deux mètres soixante de boudin cru quej’introduisis dans mon pneu.

– Du boudin ?

– Parfaitement, du boudin ! Et,depuis ce jour-là, je ne roule plus que sur boudin, et je m’entrouve très bien.

Alors l’un de ces messieurs observa, au milieudu silence général :

– Vous n’avez rien inventé cher monsieur.Bien avant votre pneu à boudin ; on se servait du ressortégalement à boudin ; et on s’en sert encore dans nombred’industries.

Le petit-neveu de M. de Crac semblavexé de cette priorité.

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