Amours Délices et Orgues

UN PATRIOTE

Dans un restaurant de Menton et à une tablevoisine de celle que j’occupais, vint s’asseoir un vieux, grand,sec et décoré monsieur.

Le premier coup d’œil me suffit pourreconnaître dans ce nouveau venu un chef de bataillon enretraite.

Pourquoi un chef de bataillon plutôt qu’uncapitaine ou qu’un colonel ?

C’est un don, comme cela, que je possède, dedeviner, à la simple inspection d’un bonhomme, le grade qu’ildétenait dans l’armée française.

Tout petit, tout petit, j’étais déjà doué decette étrange propriété. Le plus malin ne m’aurait pas fait prendreun ancien gros major pour un ex-lieutenant-colonel.

Même, un barnum proposa à ma famille dem’exhiber comme curiosité dans les foires : mes dignes parentsne consentirent point à ce honteux trafic.

Jetons un voile sur tout cet enfui et revenonsà notre vieux commandant.

Assujettissant de la main gauche son binoclesur son nez, de la droite il compulsait la carte avec autant desoin que si elle eût été d’état-major.

Il commanda des mets dont le détail importepeu à l’intérêt général de ce récit, et dévora le tout de cetappétit que procure la conscience tranquille doublée d’un bonestomac, une promenade au grand air brochant sur le tout.

– Comme dessert ? s’informa legarçon ; fromage ? fruits ?

– Vous avez du roquefortprésentable ?

– Je vais le montrer à monsieur.

– C’est cela.

Le roquefort plut au commandant.

– À la bonne heure ! Voilà ce quej’appelle du bon roquefort.

Et il s’en tailla, si j’ose m’exprimer ainsi,une large rasade.

– Garçon ! Dites-moi, je vous prie,dans quel département se trouve Roquefort ?

– Ma foi, monsieur, je vous avouerai…

– Vous ne savez pas dans quel départementse trouve Roquefort ?

– Non, monsieur.

– Alors, c’est là toute la leçon que vousavez retirée de nos désastres de 1870-1871 !… Car c’est lemaître d’école allemand qui nous a battus et pas lesgénéraux ?… Nous avons été écrasés parce que nous ne savionspas la géographie ! Entendez-vous, malheureux ?

– J’entends bien, monsieur.

– Vingt sept ans après ces catastrophes,il se trouve encore des Français qui ne savent pas dans queldépartement se trouve Roquefort !… Et cela, à deux pas de lafrontière, dans un pays d’où, sans jumelles, on peut apercevoir lesplumes de coq des bersagliers de la triplice !… Ah !pauvre France ! Pauvre France !

Le garçon n’en menait pas large.

– Donnez-moi mon addition ! grommelale vieux patriote en finissant le roquefort.

La facture se montait à cinq francstrente-cinq.

Le commandant déposa sur la table la strictesomme de cinq francs trente-cinq.

La main sur le bouton de la porte, il seretourna et foudroya le garçon :

– Quand vous saurez la géographie, jevous donnerai un pourboire, mon ami !… Pas avant !

Le lendemain, je rencontrai mon vieil officierdans un café de Nice, en train de mettre de l’eau-de-vie dans soncafé.

Il demanda au garçon dans quel département setrouvait Cognac.

Le garçon, un bachelier tombé dans la purée,lui répondit :

– Charente, parbleu !

Le commandant n’insista point. Il but sonmazagran, le paya sans ajouter un sou de pourboire et s’enalla.

J’en conclus que toute cette géographiepatriotique n’était qu’une frime destinée à masquer une sordideavarice.

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