LE VEAU AUX CAROTTES
Ses deux vieilles tantes étaient véritablementdélicieuses.
Comme l’une avait été fort jolie, voilà bienlongtemps, si jolie et depuis si longtemps, on l’appelait laBelle-Lurette.
L’autre vous avait des façons si simples et untant cordial accueil, que le nom lui était venu tout seul de laBonne-Franquette.
La Belle-Lurette et la Bonne-Franquette ne semarièrent jamais ; leur famille ne consistait plus qu’en unneveu, un brave garçon de neveu, chef du contentieux dans unegrande maison de sacs et de cordes.
Un jour, ce neveu se maria.
Il épousa une charmante demoiselle, un peuniaise, mais bigrement, tout de même, gentille.
Tous les dimanches, ce neveu, que nousappellerons désormais, pour la clarté du récit et pour éviter touteperte de temps, Fernand, tous les dimanches, dis-je, le neveuallait avec sa jeune femme dîner chez ses vieilles tantes.
– Ma chère Lucie, disait le neveu… carpour les mêmes raisons que nous avons baptisé le neveu Fernand,bien que ce ne soit pas son véritable nom, nous appelleronsdésormais la jeune dame Lucie.
– Ma chère petite femme, disait le neveu,tu es aussi jolie que le fut jadis ma tante, laBelle-Lurette ; il ne te reste plus qu’à acquérir les qualitésde bonne ménagère qui distinguent ma tante la Bonne-Franquette.
– J’y tâcherai, répondait la petitesimplette.
– Ainsi, ne pourrais-tu pas me préparerle café aussi chaud que chez mes tantes ? À la maison, il està peine tiède.
– Je ne sais comment cela se fait… jel’achète pourtant chez le même épicier qu’elles.
Le triomphe culinaire de la Bonne-Franquette,c’était un veau aux carottes, un de ces veaux aux carottes dont lesvéritables amateurs s’écrient : Je ne vous dis queça !
La pauvre petite jeune femme avait mille foistenté d’en cuisiner un pareil, mais toujours en vain.
Sans relever nettement du domaine del’incomestible, son veau aux carottes n’était pas digne de dénouerles cordons des souliers du veau aux carottes de laBonne-Franquette.
Et pourtant, la jolie petite dame suivaitexactement, ou à peu près, les conseils de la vieille tante.
Mais, tantôt elle oubliait un menu détail,tantôt elle commettait une légère infraction : bref, c’étaittoujours raté.
Et, chaque dimanche soir, en rentrant à lamaison, se renouvelait la même scène entre les époux :
– Tu as vu, encore aujourd’hui, ce veauaux carottes !
– Oui.
– Il était bon, hein ?
– Délicieux.
– Pourquoi n’en fais-tu jamais depareil ?
– J’y tâcherai.
Pauvre petite femme ! C’était sa seuleréponse à tous les reproches : J’y tâcherai.
Le plus comique, c’est que régulièrement,chaque semaine, la Bonne-Franquette s’évertuait à inculquer sarecette :
– Tous les dimanches, sur le coup de deuxheures, je mets ma rouelle avec mes carottes, du sel, du poivre,des épices, du persil, de la ciboule, des champignons hachés, toutcela dans une casserole, sur un petit feu couvert de cendres, pourque ça mijote, mijote, mijote tout doucement. Après quoi, nousallons aux vêpres. En revenant des vêpres, etc., etc.
– Ça n’est pourtant pas bien difficile,nom d’un chien ! s’impatientait le neveu. Tu essaieras encorejeudi… Et arrange-toi pour que ce soit bon !
– J’y tâcherai.
Hélas ! ce jeudi-là, l’infortuné veau auxcarottes n’aurait pu rencontrer une appellation digne de lui dansn’importe quel vocabulaire humain.
Et comme le monsieur se mettait en violentecolère :
– Ce n’est pas ma faute, sanglotait lapetite femme, ce n’est pas ma faute.
– Ce n’est pourtant pas la mienne, jesuppose.
– C’est la faute à personne, Aujourd’hui,je n’ai pu suivre à la lettre la recette de ta tanteFranquette.
– Pourquoi pas ?
– Il n’y a pas de vêpres lejeudi !