Amours Délices et Orgues

L’HOMME – QUI AIME À SE RENDRECOMPTE

– Oui, mon cher, je suis comme ça, j’aimeà me rendre compte par moi-même.

– Tu es un sage.

– Ainsi, on prétend que par les matinéesde brouillard, comme celle d’aujourd’hui, l’absorption d’un verrede rhum est éminemment hygiénique ; assurons-nous-en.

Un petit café, précisément, nous tendait lesbras :

– Garçon, deux verres de rhum.

– Voilà, messieurs.

Quand nous eûmes dégusté :

– Il n’est pas fameux, garçon, votrerhum.

– Nous en avons du meilleur, monsieur, àsoixante centimes le verre.

– Je parie que c’est le même.

– Pour qui monsieur nous prend-il ?s’indigna le garçon.

– Alors, donnez-nous deux verres de cefameux rhum… J’aime bien me rendre compte.

Le second rhum ressemblait au premier comme unfrère à son jumeau.

Nous sortîmes, non sans avoir manifesté notremécontentement par quelques vocables triviaux et désobligeants.

Tout près de là, un écriteau, posé sur desbourriches d’huîtres devant l’humble établissement d’un marchand devin, tira notre attention : Arrivage direct tous lesmatins.

– Quelle blague ! fit mon ami.Arrivage direct ! Arrivage de la Halle, probablement. Si nousnous rendions compte ?

Rien ne creuse comme deux verres de mauvaisrhum absorbés coup sur coup : je consentis.

Nous arrosâmes les huîtres d’un léger vinblanc assez guilleret, suivi d’un petit vin gris des Ardennes del’authenticité duquel mon méfiant ami voulut s’assurer.

Le petit vin gris des Ardennes se laissadéguster avec une telle complaisance que, cinq minutes plus tard,une bouteille de sauterne le remplaçait sur la table.

– Du sauterne ! Ah ! il doitêtre chouette, son sauterne !… Enfin, nous allons bienvoir.

Ce système d’investigation se poursuivit ainsipendant toute la matinée.

La plupart des apéritifs connus furent l’objetd’une sérieuse enquête personnelle.

– Je te parie que ce n’est pas du vraiPernod !… Gageons que ce quinquina n’est pas du vraiDubonnet !…

Et moi, pour flatter sa manie, je m’informaissi le curaçao était du vrai curaçao de Reischoffen, et si labouteille d’anisette portait bien la signature Béranger.

Midi sonna.

Nous nous disposions à prendre mutuellementcongé, quand mon ami avisa deux messieurs qui filaient sur leurtandem, tels deux cerfs lancés d’une main sûre.

– Messieurs, messieurs !arrêtez-vous, cria mon ami.

L’un des deux gentlemen se retourna,interrogatif.

– Oui, vous ! insista mon camarade.Stoppez au plus vite !

Les messieurs s’arrêtèrent, descendirent etvinrent à nous.

– Merci, messieurs, d’avoir sigracieusement obéi à ma prière. Maintenant, je vois que vous êtesdeux ; vous pouvez continuer votre promenade.

– Mais, monsieur, quesignifie ?…

– Oh ! mon Dieu ! c’est biensimple. Je voulais m’assurer que vous étiez deux, parce que, sivous n’aviez été qu’un, c’est que j’aurais été, moi, abominablementgris… J’aime bien me rendre compte.

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