Amours Délices et Orgues

L’ART DE S’AMUSER QUAND MÊME – AUTHÉÂTRE

Charitablement, je tairai le nom du gravefonctionnaire dont, hier soir, je surpris l’inconcevablemanège.

Je sais bien, parbleu ! que chacunprend son plaisir où il le trouve, mais il y a distractions etdistractions : les unes rationnelles, honnêtes, de bon goût,cependant qu’il s’en rencontre d’autres parfaitement contestableset ne faisant point honneur à qui les recherche, surtout quand cedernier appartient, par sa femme, au monde de la riche bourgeoisie,et, par lui-même, à celui des bureaux officiels.

Mon ami, car en somme c’est mon ami, merencontrant dans la buvette du théâtre, avait paru fortcontrarié.

– Vous ici ? lui avais-je serré lamain.

– Mais oui… Vous aussi ?

– Comme vous voyez… Seul ?

– Seul !

Et ce mot seul fut prononcé sur leton d’une serpe qui couperait net la conversation.

Je n’insistai pas, et comme la sonnette avaitdéjà retenti plusieurs fois, je gagnai mon fauteuil.

Au premier entr’acte, je rencontrai de nouveaumon individu dans un café attenant au théâtre.

Cette fois, il fut plus aimable et vint àmoi :

– Et vous, êtes-vous seul ?

– Seul.

– Voulez-vous vous amuser unpeu ?

– Volontiers.

– Eh bien ! montez avec moi auxtroisièmes galeries, il y a une place à côté de moi.

Un peu intrigué, j’acceptai.

D’avance, mon camarade se tenait lescôtes.

Dès que le rideau fut levé, il sortit unmouchoir enveloppé dans un journal, et, de ce mouchoir, il dégageaun morceau de glace emprunté sans doute au café d’en bas.

Puis, se penchant sur la balustrade, les deuxmains en dehors, il attendit.

Juste au-dessous de lui, confortablementvautré dans un fauteuil de balcon, se tenait un gros monsieur d’unerare calvitie.

À la double chaleur de la main et de la salle,le bloc de glace se mit à fondre et, bientôt, – flac ! – unegrosse goutte d’eau glacée s’abattit sur le crâne nu du groshomme.

L’effet fut quasi-foudroyant.

Le pauvre monsieur passa instinctivement lamain sur sa tête et leva le nez.

Flac ! une autre goutte surl’œil !

Et puis une autre sur le front ! Et puisune autre sur l’occiput !

Alors, mon farceur jugea bon de suspendre sonarrosage pendant quelques instants.

Après un court armistice, reprise deshostilités.

L’infortuné spectateur, de plus en plusarrosé, prit un parti héroïque : il changea de place avec safemme, une jaune, maigre et longue femme.

– Ah ! c’est comme ça ! Ehbien ! tu vas voir ! grommela mon fumiste.

Et lui aussi changea de place avec moi, seremettant ainsi d’aplomb sur le crâne de sa victime.

Le manège recommença et dura jusqu’à la fin del’acte.

Quand nous descendîmes, le monsieur chauvemenait un gros tapage au contrôle :

– C’est dégoûtant ! Il pleut dansvotre sale théâtre ! Si jamais j’y réf… les pieds !

Pendant le troisième acte, nous nous amusâmeségalement très fort.

(Je dis nous, car, gagné par l’exemple, jepris part à la combinaison.)

Seulement, comme le monsieur chauve avaitdéserté son fauteuil du balcon, nous en fûmes réduits à égoutternotre glace sur les épaules et les seins d’une vieille damedécolletée jusqu’au nombril.

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