POUR UN FAUX-COL
Ayant glissé son décime dans la fente, mon amiconçut une effroyable colère en constatant que rien ne bougeait àl’appareil et que la tablette de chocolat annoncée ne se présentaitpas.
– Tas de voleurs ! écuma-t-il.
Et il ajouta :
– Je viendrai cette nuit avec unecartouche de dynamite et je ferai sauter leur damnée machine.
– Voilà, fis-je, une bien excessivevengeance pour une malheureuse pièce de deux sous.
– Ça n’est pas pour les deux sous !Les deux sous, je m’en fiche ! Mais je ne veux pas qu’on se f…de ma fiole.
Je connais, en effet, peu de gens aussisusceptibles que cet ami.
Toujours prêt à s’imaginer que l’humanitéentière s’est liguée pour le dépouiller, il ne décolère pas etrumine sans relâche les plus éclatantes et cruelles revanches.
S’étant aperçu un jour que son épicier luiavait vendu une livre de sucre de 485 grammes, il revint lelendemain et projeta dans les olives et les pruneaux de l’indélicatboutiquier une pleine poignée de strychnine.
– Ce n’est pas pour les 15 grammes desucre, s’excusait-il gentiment. Les 15 grammes de sucre, je m’enfiche ! Mais je ne veux pas qu’on se f… de ma fiole !
En une autre circonstance, les choses allèrentplus loin encore.
Dans un hôtel de Marseille, où il descendaitd’habitude, il constata, en faisant sa malle pour le départ, qu’illui manquait un faux-col.
Nul doute ! Un garçon de l’hôtel avait,en son absence, ouvert la malle et dérobé l’objet.
Mon ami ne fit ni une, ni deux. Au lieu derevenir à Paris, où l’appelaient ses affaires, il s’embarqua sur unbateau en partance pour Trieste.
Trieste – qui l’ignore ? – est, avecHambourg, le grand marché européen de bêtes féroces.
L’homme eut la chance de tomber, tout desuite, sur une véritable occasion : un sale jaguar adulte,dont le mauvais caractère aurait lassé la patience d’un saint etqu’on lui abandonna pour un prix dérisoire.
Ce jaguar fut introduit dans une forte malle,une de ces fortes malles où la tôle d’acier joue un rôle plusconsidérable que l’osier ou la toile cirée.
Un rapide steam-boat ramena vers Marseille lemonsieur grincheux et son farouche compagnon.
Le jaguar qui, à l’état libre, n’est déjà pasd’une mansuétude désordonnée, perd encore de sa sociabilité par leséjour d’une semaine dans une malle, même quand son maître a prisla précaution d’enfermer avec lui une dizaine de kilogrammes deviande de cheval premier choix.
Notre jaguar ne se comporta pas autrement quela plupart de ses congénères.
Précisément, le garçon de l’hôtel eut lafâcheuse pensée de s’approprier un mouchoir de poche appartenant ànotre ami.
Le couvercle de la malle se releva plusbrusquement que ne s’y attendait l’indélicat serviteur.
Le pauvre jaguar, heureux enfin de pouvoirdétendre ses muscles engourdis, manifesta sa joie par un petitcarnage, qui s’étendit au garçon coupable, à deux bonnes, à troisvoyageurs, au patron, à la patronne de l’hôtel et à quelques autresseigneurs sans importance.
Quand un jaguar s’amuse, rien ne sauraitl’arrêter.
– Eh bien, monsieur, concluait mon ami,je suis souvent revenu dans cet hôtel et n’eus plus jamais àdéplorer l’absence du moindre bouton de manchettes… Qu’est-ce quevous voulez, moi, je ne veux pas qu’on se f… de ma fiole !