UN BONHOMME – VRAIMENT PAS ORDINAIRE
Bien qu’il ne m’eût pas été présenté,j’éprouvai le plus vif plaisir à lier conversation avec ce monsieurdont la physionomie m’avait conquis tout de suite.
À mon grand regret, un nouveau traité aveccertaine grande maison anglaise m’interdisant toute descriptionsous peine d’un dédit de 20,000 livres sterling – je ne pourraivous faire le portrait de cet étrange personnage…
Et puis, pour évoquer convenablement un aussicurieux type, c’est la plume de Dickens qu’il faudrait, ni plus nimoins, et dame ! la plume de Dickens !…
– Oui, monsieur, affirmait mon baroqueinterlocuteur, les gens qui veulent tout faire ne font rien debien ! Chacun son métier, comme disait l’agriculteur à unmembre de l’Institut qui avait égaré ses vaches.
– Évidemment !
– Ainsi, moi qui vous parle, monsieur,mille fois je fus sollicité par les capitalistes du monde entierpour me mettre à la tête de telle ou telle affaire ; toujoursje refusai… j’ai préféré me cantonner en un petit truc modeste, ilest vrai, mais où j’excelle.
– Serait-ce indiscret de… ?
– Mais pas du tout, cher monsieur, voicima carte.
Et le monsieur me tendit un légerparallélogramme de papyrus sur lequel je lus :
HIP. HIPPOURAH
SPÉCIALITÉ DE FABRICATION
D’OBJETS EN TOUS GENRES
– Oui, monsieur, continua mon bonhomme,je me suis cantonné dans cette étroite spécialité, mais je puisaffirmer que je ne m’y connais pas de rivaux.
– C’est une belle branche del’industrie.
– Nous avons parfois un peu demorte-saison ; mais, en somme, je n’ai pas trop à me plaindre…En ce moment, c’est notre grand coup de feu à cause des étrennes…Me ferez-vous l’honneur de venir visiter ma petiteinstallation ?
– Volontiers, monsieur !
– Mon adresse est sur la carte.
Une dame, à ce moment, passa que jeconnaissais.
Le temps de la saluer, et lorsque je retournaila tête, Hipp. Hippourah était disparu.
– Étrange ! fis-je à part moi.
Quant à la carte de cet homme, j’eus beaufouiller et refouiller mon portefeuille où j’étais bien sûr,pourtant, de l’avoir insérée, je ne la retrouvai point.
– Fantastique ! m’inquiétai-je unpeu.
Je ne sus fermer l’œil de la nuit.
Le lendemain matin, quand je me réveillai, –ou plutôt quand je ne me réveillai point, puisque je n’avais pasdormi – ma première idée fut d’aller voir mon bizarre manufacturierde la veille.
– Mais… son adresse ?
Le Bottin, parbleu !
Consulté sans espoir dans un humble café, leBottin me révéla : HIPP. HIPPOURAH, spécialité defabrication d’objets en tous genres, 34, rue de laMalfaisance.
– Cocher ! 34, rue de laMalfaisance !
– M. Hip. Hippourah, s’il vousplaît, madame la Concierge ?
– Il ne demeure plus ici, monsieur,depuis l’année dernière !
– Ah bah ! mais je viens de voircette adresse dans le Bottin.
– Un vieux Bottin, sans doute.
– Vous connaissez sa nouvelleadresse ?
– Je l’ignore comme l’enfant qui vient denaître.
La ressource me restait de consulter un Bottinplus frais.
Juste en face, une splendide boutique, quis’intitulait magiquement LAURENT BAR, semblait m’inviter audélicieux cock-tail.
– Un champagne cock-tail, garçon !Vous avez le Bottin de Paris ?
– Voici, monsieur, le Bottin de Paris, etun champagne cock-tail préparé avec du vrai champagne Léon Laurent.Vous m’en direz des nouvelles !
Un Bottin superbe, tout flambant neuf !E… F… G… H… Ah, voici les H…, HAMON, HERVÉ, HIMER… Ah ! voilàHIPP. HIPPOURAH, spécialité de fabrication d’objets en tousgenres, 328, rue Guillaume II.
– Cocher ! 328, rue GuillaumeII.
– M. Hipp Hippourah, s’il vousplaît, monsieur le Concierge ?
– Il ne demeure pas encore ici, monsieur.Il n’emménagera qu’au terme de janvier.
– Ah bah ! mais je viens de voircette adresse dans le Bottin.
– Un Bottin de l’année prochaine, sansdoute.
– Vous connaissez son adresseactuelle ?
– Je suis, à cet égard, dénué detuyau.
Je rentrai chez moi, vivement déconcerté.