Amours Délices et Orgues

NOTES DE VOYAGE

J’acceptai d’autant plus volontiersl’invitation de mon camarade Cecil à inaugurer son coquet petithôtel (mille et quelques chambres) de Salisbury Street (near theVictoria Embankment), qu’une autre et grave affaire m’appelait àLondres, le lendemain mardi.

Il s’agissait d’un assez curieux match dont jedemanderai à ces messieurs et dames la permission de dire deuxmots, malgré l’instinctive répulsion que j’éprouve toujours àentretenir le public de ma falote personnalité.

Déjà, en octobre dernier, M. MacLarinett, le crack écossais bien connu, m’avait lancé un défi, unbizarre défi : qui de nous deux ouvrirait le plus deparenthèses, en dix minutes anglaises (la minute de Greenwichcorrespond assez exactement à soixante de nos secondesfrançaises).

Cette fois, j’acceptai.

La lutte, d’après l’avis de M. PierreLaffitte, l’éminent matchologue, fut des plus passionnantes.

Au bout des cinq premières minutes, tout lemonde me croyait battu.

Moi-même, je me reprochais déjà d’avoir risquéune si grave épreuve au lendemain d’un banquet à Cecil Hotel,quand, soudain, je me sentis rentrer en forme.

À la septième minute, j’avais rattrapél’avance du champion écossais.

À la neuvième, je le doublais, et finalementj’arrivais, comme disent les techniciens, dans un fauteuil, battantMac Larinett de vingt-trois parenthèses quatre cinquièmes.

L’enjeu étant déposé dans une Banquebruxelloise, je m’embarquai, le lendemain même, à Douvres, sur lemagnifique steam-boat Princesse-Henriette, qui, troisheures après, me déposait à Ostende.

Pendant la traversée, je fus témoin deplusieurs scènes, dont l’une, tragi-comique, me paraît valoir lapeine d’une relation :

Un gros Anglais, visiblement pris de boisson,avait pris place avec nous sur le deck du paquebot.

Chose étrange, en dépit du vent, malgré leréel roulis et l’indéniable tangage de la pauvrePrincesse-Henriette, cet insulaire pochard était le seuldes passagers qui se promenât sur le pont avec la tranquillité defeu Sir Baptist, les mains dans ses poches, aussi droit que s’ileût arpenté, à jeun, les allées d’Hyde-Park.

J’eus bientôt l’explication du phénomène.

Le gros Anglais était si gris qu’il ne tenaitpas debout : mais, par une heureuse fortune, chacun de sesroulis ou tangages personnels correspondait précisément à un roulisou tangage contraire du bateau.

Les mouvements de l’eau compensaientexactement ceux de l’alcool, et, de ce conflit, résultait uneparfaite stabilité.

Où les choses se gâtèrent, ce fut quand, aumilieu de la traversée, le comptable du bord fit le contrôle desbillets.

Très poliment, il s’approchait de chacun etdemandait avec un délicieux accent belge :

– Ticket, please ?

Quand ce fut le tour de notrepoivrot :

– Ticket, please ?

Notre poivrot eut l’idée de faire uneexcellente plaisanterie en jouant l’homme qui n’a pas deticket :

– I have noticket !

– You have noticket ?

– No ticket !

– No ticket ?

(Pour la commodité de ce récit, je vaisreprendre l’emploi de la langue française.)

Le comptable de laPrincesse-Henriette mit à ce jeu une douceur infinie.

L’Anglais continuait à ne rien savoir :il n’avait pas de ticket, et puis voilà !

Alors, le brave Flamand perditpatience :

– Écoute une fois, monsieur, si tu n’aspas de billet, je regrette beaucoup, mais tu ne peux pas resterici.

Et, empoignant l’Anglais par la peau du cou,il le jeta à l’eau.

FIN

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