FRAUDE
Par une claire après-midi du mois de juillet,un homme jeune encore et d’apparence robuste sautait d’untrois-mâts finlandais sur le quai d’un port normand.
Il tenait sous son bras, et enveloppé dans unjournal, un flacon de la capacité d’environ un litre.
Un vigilant douanier avait vu le manège del’homme jeune encore.
Cent mètres plus loin, il rattrapait cedernier sur un pont, lui mettait la main sur l’épaule et, de l’airsatisfait qu’arborent les gabelous en cette circonstance,ricanait :
– Ah ! ah ! mon gaillard, jevous y prends !
– Vous m’y prenez !… À quoi m’yprenez-vous ?
– À débarquer de la marchandise sansdéclaration.
– Quelle marchandise ?
– Là, cette bouteille que vous avez sousle bras.
– Ah !… Cette bouteille ?
– Oui, cette bouteille.
L’homme eut alors comme la fulguration d’uneidée subite, à la fois cocasse et ingénieuse.
Le gabelou reprit :
– Qu’y a-t-il dans cettebouteille ?
– Je n’en sais rien.
– Ah ! vous n’en savez rien ?Eh bien, moi je vais vous l’apprendre dans cinq minutes. Suivez-moiau poste.
– C’est que… c’est que je n’ai pasbeaucoup de temps en ce moment.
Ce fut un grand éclat de rire pour le modestepréposé des douanes… Pas beaucoup de temps ! On allait lui enf… du temps !
Au poste, on débarrassa la bouteille du papierqui l’enveloppait.
C’était un flacon à large ouverture, en verrepresque noir, un de ces flacons dont on se sert à bord des bateauxpour enfermer certaines conserves.
Débouchée, la fiole exhala par tout le posteune délicieuse odeur de tafia.
Le gabelou triomphait :
– Savez-vous, maintenant, ce qu’il y a,gros malin, dans votre bouteille ?
– On dirait du rhum, répondit cyniquementle fraudeur.
– Et du fameux ! appuya l’humblefonctionnaire.
Un verre apparut comme par miracle et seremplit en faveur du brigadier qui claqua sa langue contre sonpalais, en connaisseur.
Le simple douanier goûta, à son tour, dufautif liquide.
Et puis aussi le lieutenant qui passait parlà, en visite.
Et puis un sous-brigadier et les huit ou dixhommes présents au poste.
Bref, la moitié du liquide était déjà absorbéepar ces dégustateurs officiels, quand le lieutenant aperçut je nesais quoi de blanchâtre qui flottait dans le flacon.
– Qu’est-ce que c’est que ça ?s’informa-t-il avec un léger début de méfiance.
– Ça, répondit froidement lepseudo-contrebandier, c’est un ver solitaire du capitaine duHelsingfors, que je porte chez le médecin pour le faireexaminer au microscope.
– Vous auriez bien pu nous avertir,espèce de saligaud !
– Je vous ferai remarquer, monlieutenant, que ce n’est pas moi qui ai offert latournée :
Le lieutenant n’eut ni la force ni le loisird’en entendre plus long.
Il sortit dans la cour, suivi de tout leposte, et, pendant quelques minutes, le spectacle manqua deprestige.
Et le ship-chandler, qui me racontaitlui-même cette absolument véridique histoire, me déclarait n’avoirjamais tant ri de sa vie.