UNIFICATION
Si un être humain a le droit de se montrerfier d’une mission miraculeusement accomplie, c’est bien l’hommemodeste qui a l’honneur de tenir cette plume.
Et combien délicate la charge à lui confiée,combien épinarde !
Il fallait pour la mener à bien un individud’un savoir profond, d’un esprit fertile en ressources, d’un tactexquis, d’une grande noblesse d’allures.
Ce fut tout de suite à moi qu’on songea enhaut lieu.
Je me suis montré digne, répétons-le, de laconfiance de ces grosses légumes.
Ce préambule établi, passons au cœur dusujet :
Depuis longtemps, c’était comme une ombre autableau franco-russe, cette pensée que les deux grandes nations, siparfaitement unies en toutes choses, jouissaient, chacune, d’uncalendrier différent !
Un fort grand nombre de patriotes français ontsouffert vendredi dernier à l’idée qu’ils devaient attendre treizejours encore pour souhaiter la bonne année à leurs frèresmoscovites.
L’alliance, se disaient-ils, ne pourrait-elledonc point s’étendre jusqu’au calendrier ?
Malheureusement, mille difficultéssurgissaient contre ce touchant projet.
– Surtout, cette satanée questiond’amour-propre national.
Est-ce les Français qui abandonneraient leuralmanach, ou bien si ce serait les Russes ?
Personne ne songeait à cette solution sisimple de couper, comme on dit, la poire en deux et de faire,chacun de son côté, les quelques pas nécessaires pour serencontrer.
Notre année débute, comme chacun sait, le1er janvier.
Celle des Russes, comme beaucoup l’ignorent,le 13 du même mois.
Soit une différence de douze jours.
Partageons ces douze jours en deux : nousFrançais, retardons de six ; vous, Russes, avancez d’autant,et voilà le problème résolu !
Ce fut donc votre serviteur queM. Hanotaux choisit pour diriger les pourparlersinternationaux.
En France, ce projet ne rencontrait qu’unadversaire, le Bureau des Longitudes, un adversaire têtuet de mauvaise foi.
Mais dès que les gens de cette administrationapprirent que j’avais sur moi les fonds nécessaires pour monterdans leur propre quartier, à deux pas de chez eux, une concurrenceredoutable, le Bureau des Latitudes, on les vit aussitôtpâlir et céder.
Le surlendemain, j’arrivais à Pétersbourg… Jepourrais me vanter en contant que j’eus à triompher de milledifficultés ; ce serait mentir impudemment.
Le tsar me reçut avec sa bonne grâcecoutumière. Il écouta mes propos et avant que je n’eusseterminé :
– Entendu, cher monsieur, entendu !La France et la Russie n’avaient déjà plus qu’un seul cœur à ellesdeux ; désormais, elles n’auront plus qu’un seul almanach.
Je m’inclinai.
Alors, le tsar interpellant un vieux hommechauve et botté qui écrivait quelque chose sur le coin d’unetable :
– Général, fit Sa Majesté, descendez aubureau des ukases et préparez un décret fixant dorénavant, pourtoutes les Russies, le 1er de l’an au 25 décembre.
Le vieillard chauve et botté salua etdisparut.
– Fumez-vous ? conclut Nicolas II metendant gracieusement un élégant étui en cuir de Russie rempli decigarettes russes.
Un message présidentiel sera affiché demaindans toutes les communes de France, portant la bonne nouvelle àl’enthousiasme des patriotes, et prescrivant de porter le jour del’an à la date du 7 janvier.