Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 11LE PASSAGE DU DÉFILÉ.

Sur ces entrefaites, dans le défilé, quelques mots échangésentre Antinahuel et la Linda remplissaient le toqui d’inquiétude enlui faisant vaguement redouter une trahison.

Après avoir reconnu les Indiens qui arrivaient, ou tout au moinsconversé avec leur chef, Antinahuel avait regagné son poste.

– Qu’y a-t-il donc ? lui demanda doña Maria qui avaitsuivi d’un œil attentif tous les mouvements du chef.

– Rien de bien extraordinaire, répondit négligemmentcelui-ci, un secours un peu tardif sur lequel je ne comptais pas,et dont nous aurions pu facilement nous passer, mais qui n’en estpas moins le bienvenu.

– Mon Dieu ! dit doña Maria, j’ai peut-être été abuséepar une trompeuse ressemblance, et si l’homme dont je veux parlern’était pas à plus de quarante lieues d’ici, j’affirmerais quec’est lui qui commande cette troupe.

– Que ma sœur s’explique, fit Antinahuel.

– Dites-moi d’abord, chef, reprit la Linda avec émotion, lenom du guerrier auquel vous avez parlé.

– C’est un valeureux Aucas, répliqua fièrement le toqui, ilse nomme Joan.

– C’est impossible ! Joan est en ce moment à plus dequarante lieues d’ici, retenu par son amour pour une femme blanche,s’écria la Linda avec explosion.

– Ma sœur se trompe, puisque je viens, il y a quelquesminutes, de causer avec lui.

– Alors, c’est un traître ! dit-elle vivement, jel’avais chargé d’enlever la fille pâle, et l’Indien qu’il m’aenvoyé à sa place m’a conté cette histoire à laquelle j’ai ajoutéfoi.

Le front du chef devint soucieux.

– En effet, dit-il, ceci est louche ; serais jetrahi ? continua-t-il d’une voix sourde.

Et il fit un geste comme pour s’éloigner.

– Que voulez-vous faire ? lui demanda la Linda enl’arrêtant.

– Demander à Joan compte de sa conduite ambiguë.

– Il est trop tard ! reprit la Linda en lui désignantdu doigt les Chiliens, dont les premiers rangs apparaissaient alorsà la bouche du défilé.

– Oh ! s’écria Antinahuel avec une rage concentrée,malheur à lui, s’il est un traître !

– Allons, il n’est plus temps de récriminer, il fautcombattre.

La courtisane avait en ce moment sur le visage une expressionqui chassa du cœur du chef araucanien toute autre pensée que cellede la lutte qu’il allait soutenir.

– Oui, répondit-il avec élan, combattons ! après lavictoire, nous châtierons les traîtres !

Il poussa son cri de guerre d’une voix retentissante.

Les Indiens lui répondirent par des hurlements de fureur quiglacèrent d’effroi le sénateur don Ramon Sandias.

Le plan des Araucans était des plus simples : laisser lesEspagnols s’engager dans le défilé, puis les attaquer à la fois enavant et en arrière, pendant que les guerriers, embusqués sur lesflancs, feraient pleuvoir sur eux des blocs énormes de rochers.

Une partie des Indiens s’était bravement jetée devant etderrière les Espagnols dans l’intention de leur barrer lepassage.

Antinahuel se leva, et encourageant ses guerriers du geste et dela voix, il fit rouler une énorme pierre au milieu des ennemis.

Tout à coup une grêle de balles vint en crépitant pleuvoir sursa troupe, et autour du poste qu’il occupait se montrèrent comme desinistres fantômes les faux Indiens de Joan, qui le chargèrentrésolument aux cris de :

– Chili ! Chili !

– Nous sommes trahis ! hurla Antinahuel, tue !tue !

Dans le ravin et sur les flancs des deux montagnes qui lebordaient, commença une horrible mêlée.

Pendant une heure la lutte fut un chaos, la fumée et le bruitenveloppaient tout.

Le défilé était rempli d’une masse de combattants qui allaient,venaient, se retiraient pour revenir encore, se heurtant, sepoussant, se bousculant avec des cris de rage, de douleur ou devictoire.

Des cavaliers chargeaient à toute bride, d’autres galopaientéperdus, au milieu des piétons effrayés.

Des blocs de rochers, lancés du haut des montagnes, venaient enricochant bondir parmi les combattants, écrasant indistinctementamis et ennemis.

Des Indiens et des Chiliens, précipités du poste élevé qu’ilsoccupaient, se brisaient sur les cailloux de la route.

Les Araucans ne reculaient pas d’un pouce, les Chiliensn’avançaient point d’un pas.

La mêlée ondulait comme les flots de la mer dans la tempête.

La terre était rouge de sang.

Les hommes, rendus furieux par cette lutte acharnée, étaientivres de rage et brandissaient leurs armes avec des cris de défi etde colère.

Au milieu des combattants, Antinahuel bondissait comme un tigre,renversant tous les obstacles, et ramenant incessamment à la chargeses compagnons que la résistance désespérée de leurs ennemisdécourageait.

Chiliens et Indiens étaient tour à tour vainqueurs et vaincus,assiégeants et assiégés.

Le combat avait pris les proportions grandioses d’uneépopée ; ce n’était plus une lutte réglée où la tactique etl’habileté peuvent suppléer au nombre, c’était un duel immense, oùchacun cherchait son adversaire afin de se battre corps àcorps.

Antinahuel écumait de rage, il se consumait en vains effortspour rompre le réseau de fer que ses ennemis avaient formé autourde lui.

Cercle qui se resserrait sans cesse et qui le menaçait à chaqueinstant davantage ; obligé de se défendre contre les soldatschiliens qui s’étaient postés au-dessus de lui, il était auxabois.

Dans le défilé, les cavaliers espagnols avaient fait face entête et face en arrière et poussaient des charges terribles contreles Indiens qui les harcelaient.

Enfin, par un effort suprême, Antinahuel réussit à rompre lesrangs pressés des ennemis qui l’enveloppaient et se précipita dansle défilé, suivi de ses guerriers, en faisant tourner sa lourdehache au-dessus de sa tête.

Le Cerf Noir parvint à opérer le même mouvement.

Mais les cavaliers chiliens de Joan, embusqués en arrière,s’élancèrent du pli de terrain qui les cachait avec de grands criset vinrent, en sabrant tout devant eux, augmenter encore laconfusion.

La Linda suivait pas à pas Antinahuel, les yeux brillants, leslèvres serrées, humant comme une bête fauve le sang par tous lespores.

Don Gregorio et le général Cornejo faisaient des prodiges devaleur ; sous leurs sabres les Indiens tombaient comme desfruits mûrs sous la gaule qui les touche.

Cette horrible boucherie ne pouvait plus longtemps durer, lesmorts s’entassaient sous les pieds des chevaux et les faisaienttrébucher, les bras se lassaient à force de frapper.

– En avant ! en avant ! criait don Gregorio d’unevoix de tonnerre.

– Chile ! Chile ! répétait le général enabattant un homme à chaque coup.

Don Ramon, plus mort que vif, que la vue de tout ce sangparaissait avoir rendu fou, combattait comme un démon : ilfaisait tournoyer son sabre, écrasait du poitrail de son chevalceux qui s’approchaient trop de lui, et poussait des crisinarticulés en se démenant comme un énergumène.

Cependant, don Pancho Bustamente, cause de ce carnage, quijusqu’à ce moment était demeuré spectateur impassible de ce qui sepassait autour de lui, s’empara brusquement du sabre de l’un dessoldats chargés de veiller sur lui, fit bondir son cheval ets’élança en avant, en criant d’une voix formidable :

– À moi ! à moi !

À cet appel, les Araucans répondirent par des hurlements de joieet se précipitèrent de son côté.

– Oh ! oh ! s’écria une voix railleuse, vousn’êtes pas libre encore, don Pancho.

Le général Bustamente se retourna, il était face à face avec legénéral Cornejo, qui avait fait franchir à son cheval un monceau decadavres.

Les deux hommes, après avoir échangé un regard de haine, seprécipitèrent au-devant l’un de l’autre, le sabre levé.

Le choc fut terrible, les deux chevaux s’abattirent, don Panchoavait reçu une légère blessure à la tête, le général Cornejo avaitle bras traversé par l’arme de son adversaire.

D’un bond don Pancho fut debout, le général Cornejo voulut enfaire autant, mais soudain un genou pesa lourdement sur sa poitrineet l’obligea de retomber sur le sol.

– Pancho ! Pancho ! s’écria avec un rire de démondoña Maria, car c’était-elle, vois comme je tue tes ennemis.

Et d’un mouvement plus prompt que la pensée elle plongea sonpoignard dans le cœur du général. Celui-ci lui jeta un regard demépris, poussa un soupir et ne bougea plus.

Il était mort.

Don Pancho n’avait pas entendu l’appel de la courtisane, il sedéfendait à grand’peine contre les nombreux ennemis quil’attaquaient de tous les côtés à la fois.

Don Ramon semblait avoir puisé du courage dans l’intensité mêmede sa terreur.

Le hasard du combat l’avait porté à deux pas de doña Maria, aumoment où celle-ci poignardait froidement le général Cornejo. Parune de ces anomalies de caractère qui ne se peuvent expliquer, maisqui font que souvent on aime ceux-là mêmes qui paraissent prendrele plus de plaisir à nous tourmenter, le digne sénateur professaitune profonde estime pour le général, qui en avait fait sonplastron ; à la vue du meurtre odieux commis par lacourtisane, une rage inexprimable s’empara de don Ramon, et levantson sabre :

– Vipère, s’écria-t-il, je ne veux pas te tuer parce que tues femme, mais je te mettrai du moins dans l’impossibilité denuire.

La Linda tomba en poussant un cri de douleur, il lui avaitbalafré le visage du haut en bas !

Ce cri de hyène blessée fut tellement effroyable que lescombattants tressaillirent ; le général Bustamente l’entendit,d’un bond il se trouva auprès de son ancienne maîtresse, que laplaie qui lui traversait la figure rendait hideuse, il se penchalégèrement de côté et la saisissant par ses longs cheveux, il lajeta en travers sur le cou de son cheval ; puis il enfonça leséperons dans les flancs de sa monture et se précipita tête baisséeau plus fort de la mêlée.

Malgré les efforts inouïs des Chiliens pour ressaisir lefugitif, il parvint à leur échapper, grâce à un hasardprovidentiel, avant que les cavaliers eussent réussi à l’entourerentièrement.

Les Indiens avaient obtenu le résultat qu’ils désiraient, ladélivrance du général, pour eux le combat n’avait plus de but,d’autant plus que les Espagnols, les ayant contraints à abandonnerleurs positions, en faisaient un carnage horrible.

À un signal d’Antinahuel, les Indiens se jetèrent de chaque côtédu défilé et escaladèrent les rochers avec une vélocité incroyable,sous une grêle de balles.

Le combat était fini.

Les Araucans avaient disparu.

Les Chiliens se comptèrent.

Leurs pertes étaient grandes.

Ils avaient soixante-dix hommes tués et cent quarante-troisblessés.

Plusieurs officiers, au nombre desquels se trouvait le généralCornejo, avaient succombé.

Ce fut en vain que l’on chercha Joan. L’intrépide Indien étaitdevenu invisible.

La perte des Araucans était bien plus grande encore, ilslaissaient plus de trois cents morts sur le terrain.

Les blessés avaient été emportés par leurs compatriotes, maistout faisait supposer qu’ils étaient nombreux.

Don Gregorio était désespéré de la fuite du généralBustamente.

Cette fuite pouvait avoir pour la sécurité du pays des résultatsexcessivement mauvais.

Il fallait immédiatement prendre des mesures sévères.

Il était désormais inutile que don Gregorio se rendît àSantiago, il était urgent au contraire qu’il retournât à Valdivia,afin d’assurer la tranquillité de cette province, que la nouvellede l’évasion du général troublerait sans doute ; mais d’unautre côté il était tout aussi important que les autorités de lacapitale fussent prévenues pour qu’elles se tinssent sur leursgardes.

Don Gregorio se trouvait dans une perplexité extrême, il nesavait qui charger de cette mission, lorsque le sénateur vint letirer d’embarras.

Ce digne don Ramon avait fini par prendre son courage ausérieux, il se croyait de bonne foi l’homme le plus vaillant duChili, et déjà sans y penser il affectait des airs penchésà mourir de rire.

Plus que jamais, il était tourmenté du désir de retourner àSantiago, non pas qu’il eût peur. Loin de là ! qui, lui ?peur ! allons donc ! mais il brûlait d’envie d’étonnerses amis et ses connaissances en leur racontant ses incroyablesexploits.

Cette raison était la seule qui l’engageât à se retirer, ou dumoins c’est la seule qu’il faisait valoir.

En apprenant que les troupes retournaient à Valdivia, il seprésenta à don Gregorio, en lui demandant l’autorisation decontinuer sa route vers la capitale.

Don Gregorio fut charmé de cette ouverture qu’il accueillit avecun sourire gracieux.

Il accorda au sénateur ce que celui-ci lui demandait, et de plusil le chargea de porter la double nouvelle de la bataille gagnéesur les Indiens, bataille à laquelle, lui, don Ramon, avait prisune si large part de gloire, et la fuite imprévue du généralBustamente.

Don Ramon accepta avec un sourire de satisfaction orgueilleuxcette mission si honorable pour lui ; dès que les dépêches quedon Gregorio écrivit, séance tenante, furent prêtes, il monta àcheval et, escorté par cinquante lanceros, il partit pourSantiago.

Les Indiens n’étaient pas à redouter en ce moment, ils venaientde recevoir une trop rude leçon pour être tentés de recommencerbientôt.

Don Gregorio quitta le défilé après avoir enterré ses morts, etretourna à Valdivia en abandonnant aux vautours, qui en firentcurée, les cadavres des Araucans.

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