Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 29LE SACRIFICE HUMAIN.

L’armée commandée par le général Fuentès se composait de deuxmille hommes d’infanterie, huit cents cavaliers et six pièces decanon.

Forces imposantes pour ces pays où la population esttrès-faible, et où souvent on a des peines infinies à réunir desarmées la moitié moins nombreuse.

Aussitôt le passage effectué et la plage débarrassée desfuyards, le général fit camper ses troupes, résolu à leur donnerquelques heures de repos avant de reprendre sa marche et opérer sajonction avec don Tadeo de Leon.

Au moment où après avoir donné ses derniers ordres le généralentrait sous sa tente de campagne, un Indien se présenta à lui.

– Que voulez-vous, Joan ? lui demanda-t-il.

– Le grand chef n’a plus besoin de lui, Joan veut retournerauprès de celui qui l’a envoyé.

– Vous êtes libre de le faire, mon ami ; pourtant jecrois que vous feriez mieux d’accompagner l’armée.

L’Indien secoua la tête.

– J’ai promis à mon père de revenir immédiatement,dit-il.

– Partez donc, je ne puis ni ne veux vous retenir, vousrapporterez ce que vous avez vu, un ordre écrit pourrait vouscompromettre en cas de surprise.

– Je ferai ce que me commande le grand chef.

– Allons, bonne chance, surtout prenez garde d’être pris entraversant la ligne ennemie.

– Joan ne sera pas pris.

– Adieu donc, mon ami, dit le général en faisant un signede congé à l’Indien et en entrant dans sa tente.

Joan profita de la permission qui lui était donnée, pour quitterle camp sans retard.

La nuit était sombre, la lune cachée derrière d’épaisnuages.

L’Indien ne se dirigeait qu’avec difficulté dans lesténèbres.

Souvent il était obligé de revenir sur ses pas et de faire degrands détours pour éviter des endroits qu’il supposaitdangereux.

Il marcha ainsi en tâtonnant jusqu’au point du jour.

Aux premières lueurs de l’aube, il glissa comme un serpent dansles hautes herbes, leva la tête et frissonna malgré lui.

Dans les ténèbres, il avait donné juste dans un campementaraucan.

Il s’était fourvoyé au milieu du détachement du Cerf Noir, quiétait enfin parvenu à rallier sa troupe, et qui formait en cemoment l’arrière-garde de l’armée araucanienne, dont on apercevaità deux lieues au plus les feux de bivouac fumer à l’horizon.

Mais Joan n’était pas homme à se démoraliser facilement.

Il reconnut que les sentinelles ne l’avaient pas encore éventé,et ne désespéra pas de sortir sain et sauf du mauvais pas danslequel il se trouvait.

Il ne se faisait pas d’illusions et ne se dissimulait nullementce que sa position avait de critique ; mais comme ill’envisageait de sang-froid, il résolut de tout faire pour s’entirer, et prit ses mesures en conséquence.

Après quelques secondes de réflexion, il rampa en sens inverse àla direction qu’il avait suivie jusque-là, s’arrêtant parintervalles pour prêter l’oreille.

Tout alla bien pendant quelques minutes.

Rien ne bougeait.

Un profond silence continuait à planer sur la campagne.

Joan respira.

Encore quelques pas et il était sauvé.

Malheureusement, en ce moment, le hasard amena en face de lui leCerf Noir lui-même, qui en chef vigilant venait de faire une rondeet de visiter ses postes.

Le vice-toqui poussa son cheval de son côté.

– Mon frère est fatigué, car il y a longtemps qu’il glissedans l’herbe comme une vipère, lui dit-il d’une voix ironique, ilest temps qu’il change de position.

– C’est ce que je vais faire, répondit Joan sanss’étonner.

Et bondissant comme une panthère, il sauta sur la croupe ducheval en saisissant le chef à bras le corps, avant que celui-cipût seulement soupçonner son intention.

– À moi ! cria le Cerf Noir d’une voix forte.

– Un mot de plus et tu es mort ! lui dit Joan d’un tonde menace.

Mais il était trop tard. Le cri d’alarme du chef avait étéentendu, une foule de guerriers accouraient à son secours.

– Chien poltron ! fit Joan qui se vit perdu mais nedésespéra pas encore, meurs donc !

Il lui planta son poignard empoisonné entre les deux épaules, etle jeta sur le sol, où le chef se tordit dans les convulsions del’agonie et expira comme frappé par la foudre.

Joan enleva son cheval avec les genoux et le lança à toute bridecontre ceux qui lui barraient le passage.

Cette tentative était insensée.

Un guerrier armé d’un fusil le coucha en joue, le cheval roulasur le sol le crâne brisé, en entraînant son cavalier dans sachute.

Vingt guerriers se ruèrent sur Joan et le garrottèrent avantqu’il pût faire un mouvement pour se défendre.

Seulement il avait caché le poignard que les Indiens necherchèrent même pas, convaincus qu’il avait jeté ses armes.

La mort du Cerf Noir, un des guerriers les plus respectés de lanation, jeta la consternation parmi les Araucans.

Un Ulmen avait immédiatement pris le commandement à saplace.

Joan et un soldat chilien, fait prisonnier dans un précédentcombat, furent expédiés de compagnie au camp de Antinahuel.

Celui-ci éprouva une grande douleur en recevant la nouvelle dela mort du Cerf Noir : c’était plus qu’un ami qu’il perdait,c’était un séide.

Les événements de la nuit avaient semé l’épouvante dans lesrangs des Indiens.

Antinahuel afin de raffermir le courage des siens, résolut defaire un exemple et de sacrifier les prisonniers à Guécubu, legénie du mal.

Sacrifice qui, nous devons l’avouer, devient de plus en plusrare parmi les Aucas, mais auquel ils ont encore parfois recourslorsqu’ils veulent frapper leurs ennemis de terreur et leur prouverqu’ils sont déterminés à leur faire une guerre sans merci.

Le temps pressait, l’armée devait marcher en avant.

Antinahuel décida que le sacrifice aurait lieu de suite.

À quelque distance en dehors du camp, les principaux Ulmènes etles guerriers formèrent un cercle au centre duquel fut plantée lahache de commandement du toqui.

Les prisonniers furent amenés.

Ils étaient libres, mais par mépris montés chacun sur un chevalsans queue et sans oreilles.

Joan, comme le plus coupable, ne devait être sacrifié que ledernier et assister à la mort de son compagnon, afin de prendre unavant-goût du sort qui l’attendait.

Mais si en ce moment fatal tout semblait abandonner le valeureuxIndien, lui ne s’abandonnait pas et était loin d’avoir perdu toutespoir de salut.

Le prisonnier chilien était un rude soldat, fort au courant desmœurs araucaniennes, qui connaissait parfaitement le sort qui luiétait réservé et qui était résolu à mourir bravement.

Il fut placé près de la hache, le visage tourné du côté desfrontières chiliennes, afin qu’il éprouvât plus de regret en sereportant par la pensée dans sa patrie qu’il ne devait plusrevoir.

On le fit descendre de cheval et on lui mit dans la main unpaquet de baguettes et un bâton pointu, avec lequel on l’obligea àcreuser un fossé dans lequel au fur et à mesure, il plantait l’uneaprès l’autre les baguettes, en prononçant les noms des guerriersaraucans qu’il avait tués dans le cours de sa longue carrière.

À chaque nom que prononçait le soldat en y ajoutant quelqueépigramme à l’adresse de ses ennemis, les Aucas répondaient par desimprécations horribles.

Lorsque toutes les baguettes furent plantées, Antinahuels’approcha :

– Le Huinca est un brave guerrier, dit-il ; qu’ilrecouvre cette fosse de terre afin que la gloire et la valeur dontil a fait preuve pendant sa vie, restent ensevelies à cetteplace.

– Soit, dit le soldat ; mais bientôt vous verrez à vosdépens que les Chiliens possèdent encore de plus valeureux soldatsque moi !

Et il jeta insoucieusement de la terre dans la fosse.

Ceci terminé, le toqui lui fit signe de se placer auprès de lahache.

Le soldat obéit.

Antinahuel leva sa massue et lui fracassa le crâne.

Le malheureux tomba.

Il n’était pas complètement mort et se débattaitconvulsivement.

Deux machis se précipitèrent sur lui, ouvrirent sa poitrine etlui arrachèrent le cœur qu’ils présentèrent tout palpitant autoqui.

Celui-ci en suça le sang, puis il le donna aux Ulmènes qui, àtour de rôle, imitèrent son exemple.

Pendant ce temps, les guerriers se jetèrent sur le cadavrequ’ils dépecèrent en quelques minutes ; ils firent des flûtesavec ses os décharnés, se prirent par la main et portant la tête duprisonnier au bout d’une pique, ils dansèrent en rond en entonnantune effroyable chanson qu’ils accompagnèrent du son de ces flûtesaffreuses.

Les dernières scènes de ce drame barbare avaient enivré lesAucas d’une joie féroce : ils tournoyaient et hurlaient endélire, paraissant avoir oublié le second prisonnier destiné, luiaussi, à subir le même sort.

Mais Joan avait l’œil et l’oreille au guet malgré son maintienimpassible ; au moment où l’épouvantable saturnale était à sonapogée, il jugea l’instant propice, piqua son cheval et s’enfuit àtoute bride à travers la plaine.

Il y eut quelques minutes d’un désordre indescriptible dontl’Indien profita habilement pour augmenter encore la vélocité de sacourse ; mais les Aucas revenus de la stupeur que leur avaitcausée cette détermination désespérée de leur prisonnier poursauver sa vie, se précipitèrent à sa poursuite.

Joan fuyait toujours.

Il s’aperçut avec épouvante que la distance diminuait d’unefaçon effrayante entre lui et ceux qui le poursuivaient.

Il était monté sur une misérable haridelle qui n’avait que lesouffle, tandis que les guerriers aucas avaient, eux, des coursiersrapides.

Il comprit que s’il continuait à galoper ainsi dans la plaine ilétait perdu.

Il côtoyait alors une colline dont la pente abrupte ne pouvaitêtre gravie par des chevaux ; avec cette vivacité deconception des hommes braves, il devina que là était sa seulechance de salut et se prépara à tenter un dernier effort.

Il dirigea son cheval de manière à passer, à raser la colline leplus près possible et se mit debout sur sa monture.

Les Aucas arrivaient en poussant de grands cris.

Encore quelques minutes et il retombait dans leurs mains.

Tout à coup saisissant une forte branche d’un arbre incliné surla plaine, il grimpa après avec l’adresse et la vélocité d’unchat-pard en laissant son cheval continuer seul sa course.

Les guerriers poussèrent un cri d’admiration et dedésappointement à la vue de ce tour de force.

Leurs chevaux lancés à fond de train ne purent être arrêtés desuite, ce qui donna à l’intrépide Indien le temps de s’enfoncerdans les broussailles et de gravir en courant la crête de lamontagne.

Cependant les Aucas n’avaient pas renoncé à reprendre leurprisonnier.

Ils abandonnèrent leurs chevaux au pied de la montagne, et unedizaine des plus agiles et des plus animés se mirent sur la pistede Joan.

Mais celui-ci avait maintenant de l’espace devant lui.

Il continua à monter en s’accrochant des pieds et des mains, nes’arrêtant que le temps strictement nécessaire pour reprendrehaleine.

Un frisson de terreur parcourut ses membres ; il vit quecette lutte surhumaine qu’il soutenait si énergiquement allait seterminer par sa captivité.

Ses ennemis avaient modifié leur tactique : au lieu decourir tous sur ses traces ils s’étaient dispersés, s’élargissanten éventail et formaient un large cercle, dont le malheureux Joanétait le centre et qui se rétrécissait de plus en plus autour delui ; tout était fini, il allait infailliblement être priscomme une mouche dans une toile d’araignée.

Il comprit qu’une plus longue lutte était inutile, que cettefois il était bien réellement perdu.

Sa résolution fut prise aussitôt.

Il s’adossa à un arbre, sortit son poignard de sa poitrine,déterminé à tuer le plus d’ennemis qu’il pourrait et à se tuerenfin lui-même lorsqu’il se verrait sur le point d’être accablé parle nombre.

Les Aucas arrivaient haletants de cette rude course, brandissantleurs lances et leurs massues avec des cris de triomphe.

En apercevant l’Indien qui fixait sur eux des yeuxardents, les guerriers s’arrêtèrent une seconde comme pour seconsulter, puis ils se précipitèrent vers lui tous à la fois.

Ils n’étaient qu’à cinquante pas au plus.

En ce moment suprême, Joan entendit une voix basse comme unsouffle qui prononça à son oreille ces trois mots :

– Baissez la tête.

Il obéit, sans se rendre compte de ce qui se passait autour delui, ni d’où lui venait cette recommandation.

Quatre coups de feu éclatèrent avec fracas et quatre guerriersIndiens roulèrent sans vie sur le sol.

Rendu à lui-même par ce secours inespéré, Joan bondit en avantet poignarda un de ses adversaires, tandis que quatre nouveauxcoups de feu en couchaient quatre autres sur la terre.

Ceux qui survivaient, épouvantés de ce massacre, se ruèrent endésordre sur la pente de la montagne et disparurent en poussant descris de frayeur et de détresse.

Joan était sauvé.

Il regarda autour de lui afin de reconnaître ceux auxquels ildevait la vie.

Valentin, Louis et les deux chefs indiens étaient à sescôtés.

César finissait d’étrangler un Aucas qui se débattait encoredans les dernières convulsions de l’agonie.

C’étaient les quatre amis qui de loin surveillant le camp desAraucans, avaient été témoins de la fuite désespérée de Joan etétaient venus bravement à son secours, juste lorsqu’il ne croyaitn’avoir plus qu’à mourir.

– Hé, notre ami, lui dit en riant Valentin, vous l’avezéchappée belle, hein ? un peu plus vous étiez repris.

– Merci, dit Joan avec effusion, je ne compte plus avecvous !

– Je crois que nous ferons bien de nous mettre en sûreté,observa Louis, les Araucans ne sont pas hommes à se laisser battre,sans chercher à reprendre leur revanche.

– Don Luis a raison, appuya Trangoil Lanec, il faut partirsans retard.

Les cinq hommes s’enfoncèrent dans la montagne.

Ils avaient tort de tant redouter une attaque.

Antinahuel sur les rapports exagérés que les guerriers échappésaux rifles des Français lui firent du nombre d’ennemis qu’ilsavaient eu à combattre, se persuada que cette position étaitoccupée par un fort détachement de l’armée chilienne ; jugeanten conséquence que le poste qu’il occupait n’était pas propice pouraccepter la bataille, il fit lever le camp et s’éloigna dans unedirection tandis que les aventuriers s’échappaient dans uneautre.

Curumilla, demeuré à l’arrière-garde, avertit ses amis de ce quise passait.

Ceux-ci revinrent alors sur leurs pas et suivirent de loinl’armée indienne, en ayant soin cependant de se tenir hors de savue.

Dès qu’ils eurent établi leur bivouac de nuit, Valentin demandaà Joan par quel concours de circonstances extraordinaires ils’étaient trouvés appelés à lui rendre un service aussisignalé.

Celui-ci les mit au courant des événements qui s’étaient passésdepuis qu’il les avait quittés pour se rendre à Valdivia auprès dedon Tadeo.

Au point du jour, muni d’une lettre de Louis pour le Roi desténèbres, il quitta ses amis afin de rejoindre le plus tôt possiblel’armée chilienne, et de faire part à don Tadeo des nouvelles quecelui-ci attendait pour combiner ses mouvements avec ceux dugénéral Fuentès.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer