Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 15FORTERESSE.

– Alerte ! alerte ! s’écria le comte en se levantvivement, profitons de la terreur des Araucans pour nous emparer dugénéral.

– Un instant ! dit flegmatiquement Curumilla enl’arrêtant, la partie n’est pas égale ; que mon frèreregarde.

En effet, une foule d’Indiens débouchait du défilé.

Mais ceux-là faisaient bonne contenance.

Serrés en masse profonde, ils reculaient pas à pas, non commedes lâches qui fuient, mais comme des guerriers qui abandonnentfièrement un champ de bataille qu’ils renoncent à disputer pluslongtemps et qui font retraite en bon ordre.

À l’arrière-garde, un peloton d’une centaine d’hommes soutenaitcette brave retraite.

Deux chefs montés sur des chevaux fringants, allaient de l’un àl’autre, et tenaient tête à l’ennemi invisible qui lesharcelait.

Tout à coup, une fusillade éclata avec un sifflement sinistre,et des cavaliers chiliens apparurent, chargeant à fond.

Les Indiens, sans reculer d’une ligne, les reçurent sur lapointe de leurs longues lances.

La plupart des fuyards, disséminés dans la plaine, s’étaientralliés à leurs compagnons et faisaient tête à l’ennemi.

Il y eut une mêlée de quelques minutes à l’arme blanche.

Les aventuriers voulurent y prendre part ; quatre coups defusil partirent de la forteresse improvisée, dont le sommet secouronna d’une auréole de fumée.

Les deux chefs indiens roulèrent sur le sol.

Les Araucans poussèrent un cri de terreur et de rage ets’élancèrent en avant, afin de s’opposer à l’enlèvement de leurschefs, que les Chiliens enveloppaient déjà.

Mais avec la promptitude de l’éclair, Antinahuel et le CerfNoir, car c’étaient eux, avaient abandonné leurs chevaux ets’étaient relevés en brandissant leurs armes et en poussant leurcri de guerre.

Tous deux étaient blessés.

Les Chiliens, dont l’intention était seulement de refouler leursennemis hors du défilé, se retirèrent en bon ordre et disparurentbientôt.

Les Araucans continuèrent leur retraite.

La plaine que dominait la tour de rochers, dont le sommet étaitoccupé par les quatre hommes, n’avait tout au plus qu’un mille danssa plus grande largeur ; elle ne tardait pas à se rétrécir, età l’extrémité s’élevaient les contreforts d’une forêt vierge dontle terrain, s’exhaussant peu à peu, finissait au loin par seconfondre avec les montagnes.

Les Araucans marchant toujours serrés, traversèrent la plaine ets’enfoncèrent dans la forêt.

Le général Bustamente avait depuis longtemps déjà disparu.

Les Indiens n’avaient laissé derrière eux que les cadavres deleurs ennemis morts et les corps des chevaux frappés par Louis etses compagnons, au-dessus desquels les vautours commençaient àtournoyer en poussant leurs cris aigus et bizarres.

La plaine avait repris son apparence tranquille.

– Nous pouvons continuer notre route, dit don Tadeo en selevant.

Curumilla le regarda avec les marques d’un profond étonnement,mais sans lui répondre.

– Pourquoi cette surprise ? chef, reprit don Tadeo,vous le voyez, la plaine est solitaire, les Araucans et lesChiliens se sont retirés chacun de leur côté ; nous pouvons,je le crois, continuer notre route sans danger.

– Voyons, chef, dit le comte, répondez ; vous savezque le temps nous presse, nos amis nous attendent, nous n’avonsplus rien à faire ici ; pourquoi y restons-nous ?

L’Indien montra d’un geste la forêt vierge.

– Trop d’yeux cachés, dit-il.

– Vous croyez que nous sommes surveillés ? demandaLouis.

Le chef baissa affirmativement la tête.

– Oui, répliqua-t-il.

– Vous vous trompez, chef, reprit don Tadeo, les Araucansont été battus, ils ont réussi à protéger la fuite de l’hommequ’ils voulaient sauver, pourquoi s’obstineraient-ils à rester ici,où ils n’ont plus rien à faire ?

– Mon père ne connaît pas les guerriers de ma nation, ditCurumilla avec un suprême accent d’orgueil, ils ne laissent jamaisd’ennemis derrière eux quand ils ont l’espoir de les détruire.

– Ce qui signifie ? interrompit don Tadeo avecimpatience.

– Que Antinahuel a été blessé par une balle sortie d’unfusil tiré de cette place, et qu’il ne s’éloignera pas sansvengeance.

– Je ne puis admettre cela, notre position estimprenable ; les Araucans sont-ils des aigles, pour volerjusqu’ici ?

– Les guerriers sont prudents, répondit l’Ulmen, ilsattendront que les vivres de mes frères soient épuisés, afin de lesprendre par famine.

Don Tadeo fut frappé du raisonnement plein de justesse du chefindien et ne trouva rien à répondre.

– Nous ne pouvons pourtant pas rester ainsi, dit le jeunehomme ; j’admets que vous ayez raison, chef, il est alorsincontestable que, dans quelques jours, nous tomberons entre lesmains de ces démons.

– Oui, fit Curumilla.

– J’avoue, reprit le comte, que cette perspective n’a riende bien flatteur pour nous ; il n’existe pas de si mauvaiseposition dont on ne puisse sortir avec du courage et del’adresse.

– Mon frère a un moyen ? demanda l’Ulmen.

– Peut-être, je ne sais pas s’il est bon, dans tous les casle voici : Dans deux heures la nuit sera venue, nouslaisserons les ténèbres s’épaissir, puis, quand nous croirons queles Indiens se sont laissés aller au sommeil, nous partironssilencieusement d’ici.

– Les Indiens ne dorment pas, dit froidement Curumilla.

– Au diable, alors ! s’écria énergiquement le comte,dont l’œil fier brilla d’une lueur martiale ; s’il le faut,nous passerons sur leurs cadavres, mais nous nous échapperons.

Si Valentin avait pu voir en ce moment son frère de lait, ilaurait été heureux de cette énergie qui, pour la première fois,éclatait en lui. C’est que Louis était amoureux, qu’il voulaitrevoir celle qu’il aimait, et que l’amour a le privilège d’enfanterdes prodiges.

– Et mais, fit don Tadeo, ce plan ne me semble pas dépourvude chances de réussite ; je pense que vers le milieu de lanuit nous pourrons essayer de le mettre à exécution, si nouséchouons, nous aurons toujours la ressource de nous réfugierici.

– Bon, répondit Curumilla, je ferai ce que désirent mesfrères.

Joan n’avait pris aucune part à la discussion ; assis àterre, le dos appuyé contre un quartier de roc, il fumait avectoute la nonchalance de l’Indien, dont aucune préoccupation netrouble la quiétude naturelle.

Les Araucans sont généralement ainsi, le moment d’agir passé ilstrouvent inutile de fatiguer leurs facultés, qu’ils préfèrentgarder pour lorsqu’ils ont besoin de s’en servir, et ils selaissent aller à jouir du présent sans songer à se préoccuper del’avenir, à moins qu’ils ne soient chefs d’une expédition et que laresponsabilité d’un succès ou d’un échec ne pèse sur eux ;dans ce cas-là, ils sont au contraire d’une vigilance extrême et nes’en rapportent qu’à eux seuls pour tout voir et tout préparer.

Depuis le départ de Valdivia le matin, les quatre hommesn’avaient pas eu le temps de manger, l’appétit commençait à lestalonner sérieusement ; ils résolurent de profiter du reposque leur laissaient leurs ennemis pour assouvir leur faim.

Les préparatifs du repas ne furent pas long ; comme ilsn’étaient pas certains que les Indiens connussent leur position, etque dans tous les cas il était préférable de les laisser dans ledoute et leur donner à supposer qu’ils s’étaient retirés, onn’alluma pas de feu ; le repas se composa seulement de harinatostuda délayée dans de l’eau, chétive nourriture, mais que lebesoin fit trouver excellente aux aventuriers.

Nous avons dit qu’ils étaient abondamment fournis devivres ; en effet, en les économisant, ils en avaient pourplus de quinze jours, mais l’eau qu’ils possédaient ne se composaitque de six outres de peaux de chevreau pleines, environ soixantelitres, aussi était-ce surtout la soif qu’ils redoutaient s’ilsétaient contraints à soutenir un siège.

Lorsque leur maigre repas fut terminé, ils allumèrentphilosophiquement leurs cigares et fumèrent, les regards fixés versla plaine, en attendant la nuit avec impatience.

Près d’une demi-heure s’écoula ainsi sans que rien vînt troublerla quiétude dont jouissaient les aventuriers.

Le soleil baissait rapidement à l’horizon, le ciel prenait peu àpeu des teintes plus sombres, les cimes éloignées des montagness’effaçaient sous d’épais nuages de brume, enfin tout annonçait quela nuit n’allait pas tarder à couvrir la terre.

Tout à coup les vautours, qui s’étaient abattus en grand nombresur les cadavres, dont ils faisaient une horrible curée,s’envolèrent et s’élevèrent tumultueusement dans les airs enpoussant des cris discordants.

– Oh ! oh ! fit le comte, que se passe-t-il donclà-bas ?… cette déroute annonce quelque chose.

– Nous allons probablement savoir bientôt à quoi nous entenir, et si nous sommes cernés ainsi que le prétend le chef,répondit don Tadeo.

– Mon frère verra, répliqua l’Ulmen avec un souriremalin.

Une troupe composée d’une cinquantaine de lanceros chiliensvenait de sortir au grand trot du défilé.

En arrivant dans la plaine, elle obliqua un peu sur la gauche ets’engagea dans le sentier qui conduit à Santiago.

Don Tadeo et le comte cherchaient en vain à reconnaître leshommes qui composaient ce détachement et surtout le chef qui lescommandait.

L’ombre était déjà trop épaisse.

– Ce sont des visages pâles, dit froidement Curumilla, dontles yeux perçants avaient du premier coup d’œil reconnu lesnouveaux venus.

Cependant les cavaliers continuaient paisiblement à cheminer,ils semblaient être exempts de toute inquiétude, ce qui étaitfacile à voir, car ils avaient leurs fusils rejetés en arrière surleur dos, leurs longues lances traînaient nonchalamment, et c’est àpeine s’ils conservaient leurs rangs.

Ces cavaliers formaient l’escorte que don Gregorio Peralta avaitdonnée à don Ramon Sandias pour l’accompagner jusqu’à Santiago.

Ils s’approchaient de plus en plus des épais taillis qui setrouvaient, comme des sentinelles avancées, un peu en avant de laforêt vierge, dans les profondeurs de laquelle ils n’allaient pastarder à disparaître, lorsqu’un horrible cri de guerre répété parles échos des Quebradas retentit auprès d’eux, et une nuéed’Araucans les assaillit avec fureur de tous les côtés à lafois.

Les Espagnols, pris à l’improviste, épouvantés par cette attaquesubite, ne firent qu’une molle résistance et se débandèrent danstoutes les directions.

Les Indiens les poursuivirent avec acharnement et bientôt tousfurent pris ou tués.

Un pauvre diable qui s’était sauvé dans la direction du rocheroù se tenaient les aventuriers, haletants et terrifiés de cetépouvantable massacre, vint tomber sous leurs yeux, le corpstraversé de part en part d’un coup de lance.

Puis, comme par enchantement, Indiens et Chiliens tousdisparurent dans la forêt.

La plaine redevint calme et solitaire.

– Eh bien ! demanda Curumilla à don Tadeo, que pensemon père, les Indiens se sont-ils retirés ?

– Vos prévisions étaient justes, chef, je dois en convenir.Hélas ! ajouta-t-il avec un soupir qui ressemblait à unsanglot, qui sauvera ma pauvre fille ?

– Moi, vive Dieu ! s’écria résolument le comte.Écoutez, chef, nous avons commis l’incroyable sottise de nousfourrer dans cette souricière, il faut en sortir à tout prix ;si Valentin était ici, son esprit inventif nous en donnerait lesmoyens, j’en suis convaincu ; je vais vous quitter, dites-moioù il est, je le ramènerai avec moi, et nous verrons si ce ramassisde démons pourra nous arrêter.

– Merci, dit chaleureusement don Tadeo, mais ce n’est pasvous, c’est moi, mon ami, qui dois tenter cette hasardeuseentreprise.

– Allons donc ! fit gaiement le jeune homme,laissez-moi faire, je suis certain que je réussirai.

– Oui, fit Curumilla, mes frères les visages pâles ontraison, Trangoil Lanec et mon frère aux cheveux d’or nous sontindispensables ; un homme ira les chercher, mais cet homme, cesera Joan.

– Je connais la montagne, dit alors celui-ci, qui se mêla àl’entretien, les visages pâles ne savent pas les ruses indiennes,ils sont aveugles la nuit, ils s’égareraient et tomberaient dans unpiège, Joan rampe comme la vivara – couleuvre, – il a leflair du chien bien dressé, il trouvera. Antinahuel est un Lapin,voleur des Serpents Noirs, Joan veut le tuer.

Sans ajouter une parole, l’Indien se débarrassa de son poncho,dont il se fit une ceinture, et se prépara à partir.

Avec son couteau, Curumilla trancha un morceau de son poncholarge de quatre doigts environ, et le remit à Joan en luidisant :

– Mon fils remettra ceci à Trangoil Lanec afin qu’ilreconnaisse de quelle part il vient, et il lui racontera ce qui sepasse ici.

– Bon, fit Joan en serrant le morceau d’étoffe dans saceinture, où trouverai-je le chef ?

– Dans la tolderia de San-Miguel, où il nous attend.

– Joan va partir, dit l’Indien avec noblesse, s’il neremplit pas sa mission, c’est qu’on l’aura tué.

Les trois hommes lui pressèrent chaleureusement la main.

L’Indien les salua et commença à descendre ; aux dernièreslueurs du jour ils le virent en rampant atteindre les premiersarbres de la montagne du Corcovado ; arrivé là il se retourna,fit avec la main un geste d’adieu et disparut au milieu des hautesherbes.

Les aventuriers tressaillirent.

Un coup de fusil, presque immédiatement suivi d’un second,venait de retentir dans la direction prise par leur émissaire.

– Il est mort ! s’écria le comte avec désespoir.

– Peut-être ! répondit avec hésitation Curumilla, Joanest un guerrier prudent ; seulement mes frères voient que lafuite est impossible, et que nous sommes bien réellementcernés.

– C’est vrai, murmura don Tadeo avec accablement.

Et il laissa tomber sa tête dans ses mains.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer