Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 23DÉLIRE.

Ce n’avait été que malgré lui que don Tadeo de Léon avaitconsenti à reprendre ce pouvoir toujours si lourd, dans lesrévolutions, aux âmes réellement d’élite, et qu’il s’était unepremière fois déjà hâté de déposer dès qu’il avait cru latranquillité rétablie dans la République.

Il suivait, morne et pensif, la troupe qui paraissait plutôtescorter un prisonnier d’État que l’homme qu’elle jugeait seulcapable de sauver la patrie de l’abîme sur lequel elle penchait etoù elle menaçait de tomber, s’il ne la retenait pas, sur cettepente terrible le long de laquelle elle glissait fatalement, par latoute-puissance de son génie et de sa volonté.

Depuis quelque temps l’orage avait éclaté avec fureur au-dessusdes cavaliers qui couraient silencieux dans la nuit sous l’effortde la tempête, comme les sombres fantômes de la balladeallemande.

Chacun, enveloppé dans les plis de son manteau, le chapeaurabattu sur les yeux, cherchait à se garantir de l’ouragan.

Don Tadeo, au souffle ardent de la tempête, semblarenaître ; jetant loin de lui son chapeau afin que la pluieinondât son front brûlant, les cheveux flottants au vent, le regardinspiré, il enfonça les éperons aux flancs de son cheval, quihennit de douleur, et s’élança en avant en criant d’une voixretentissante :

– Hurra ! mes fidèles ! hurra ! pour lesalut de la patrie ! en avant ! en avant !

Ses compagnons, à la lueur d’un éclair sinistre, aperçurentcette imposante silhouette qui galopait devant eux, faisant bondirson cheval, franchissant tous les obstacles.

Subitement électrisés par cette vision étrange, ils seprécipitèrent résolument à sa suite en poussant des crisd’enthousiasme.

Alors ce fut dans cette plaine inondée, au milieu de ces arbrestordus sous la main puissante de l’ouragan qui rugissait avecfurie, une course fiévreuse dont rien ne peut donner l’idée,impossible à décrire.

Don Tadeo, le cœur déchiré par tant de douleurs qui à la foisl’avaient assailli, était en proie à un accès de délire quimenaçait, s’il se prolongeait, de tourner à la folie.

Plus la course devenait haletante, plus l’orage sévissait, plusdon Tadeo, les yeux ardents, se sentait entraîné fatalement par ledélire furieux qui lui serrait les tempes comme dans un étau.

Par intervalles il faisait volte face, poussait des crisinarticulés, et tout à coup il enlevait son cheval avec les éperonset les genoux et repartait à fond de train, poursuivant un ennemiimaginaire qui sans cesse fuyait devant lui.

Les soldats épouvantés de cette crise terrible qu’ils nesavaient à quoi attribuer, remplis de douleur de le voir dans cemalheureux état, couraient derrière lui sans savoir de quelle façonlui rendre la raison qui l’abandonnait de plus en plus.

Mais par le bruit de leurs chevaux, et leur aspect sinistre, ilsaugmentaient encore, s’il est possible, l’intensité de la crise quesubissait l’infortuné gentilhomme.

Cependant on approchait de Valdivia ; déjà à quelquedistance, chose étrange à cette heure avancée de la nuit, on voyaitscintiller des lueurs innombrables dans la direction de la ville,qui commençait à sortir des ténèbres et à dessiner ses sombrescontours à l’horizon.

Don Gregorio, l’ami le plus fidèle de don Tadeo, était navré dedouleur de le voir ainsi ; il cherchait en vain un moyen de lerappeler à lui et de lui rendre cette raison qui lui échappait deplus en plus et qui, peut-être, si l’on n’y portait pas un promptremède, ne tarderait pas à s’éteindre pour jamais.

Le temps pressait, la ville était proche, que faire ?

Tout à coup une idée traversa son cerveau comme un jet deflammes.

Don Gregorio lança son cheval à toute bride en le piquant de lapointe de son poignard, afin d’augmenter encore la vélocité de sonélan.

Le noble animal baissa la tête, souffla avec force et partitcomme un trait.

Après quelques minutes de cette course insensée, don Gregoriofit tourner son cheval presque debout sur les pieds de derrière, etsans ralentir son élan, il revint sur ses pas comme untourbillon.

Lui et don Tadeo étaient lancés l’un contre l’autre, ilsdevaient inévitablement se croiser.

Au passage, don Gregorio saisit d’une main de fer la gourmettedu cheval de son ami, et lui donnant un coup sec, il l’arrêtanet.

Le Roi des ténèbres tressaillit, il fixa des yeux ardents surl’homme qui lui barrait ainsi brusquement le passage.

Tous les spectateurs de cette scène s’étaient arrêtés haletantset inquiets.

– Don Tadeo de Leon, lui dit don Gregorio d’une voiximposante, avec un ton de reproche, avez-vous oublié doña Rosario,votre fille ?

Au nom de sa fille, un tremblement convulsif agita tous lesmembres de don Tadeo, il passa la main sur son front brûlant etfixant un œil égaré sur celui qui l’interpellait ainsi :

– Ma fille ! s’écria-t-il d’une voix, déclinante,oh ! rendez-moi ma fille !

Soudain, une pâleur cadavérique envahit son visage, ses yeux sefermèrent, il abandonna les rênes et tomba à la renverse.

Mais plus rapide que la pensée, son ami s’était jeté à terre etl’avait reçu dans ses bras.

Don Tadeo était évanoui.

Don Gregorio le considéra un instant avec tendresse, le pritdans ses bras comme un enfant, et l’étendit sur les manteauxamoncelés, dont les soldats s’étaient dépouillés avec empressementpour lui faire un lit.

– Il est sauvé ! dit-il.

Tous ces rudes hommes de guerre, que nul danger n’avait lepouvoir d’étonner ou d’émouvoir, poussèrent un soupir desoulagement à cette parole d’espoir, à laquelle ils n’osaientcroire encore.

Plusieurs couvertures et manteaux avaient été suspendus auxbranches de l’arbre sous lequel reposait le chef, afin del’abriter.

Et tous muets, immobiles, la bride passée dans le bras, ilsrestèrent là respectueusement inclinés, malgré la pluie et le vent,attendant avec anxiété que celui qu’ils aimaient comme un pèrerevînt à la vie.

Une heure s’écoula ainsi.

Un siècle pendant lequel on n’entendit pas un murmure, pas uneplainte.

Don Gregorio, penché sur son ami, suivait d’un regard avide lesprogrès de la crise à la lueur d’une torche dont la flammevacillante donnait à cette scène une apparence fantastique.

Peu à peu le tremblement convulsif qui agitait le corps dumalade se calma, il tomba dans une immobilité complète.

Alors don Gregorio déchira la manche de don Tadeo, mit à nu lebras droit, tira son poignard et piqua la veine.

Le sang ne jaillit pas d’abord.

Cependant, après quelques, secondes, une tache noire, grossecomme une tête d’épingle, apparut à la lèvre de la blessure, elleaugmenta progressivement et tomba enfin, chassée par une seconde,et au bout de deux minutes un long jet de sang noir et écumeuxs’élança de la plaie.

Tous, la tête penchée en avant, épiaient attentivement lesprogrès de la cure tentée par don Gregorio.

Un assez long espace de temps se passa ainsi.

Le sang coulait toujours, avec une force qui augmentait deseconde en seconde.

Don Tadeo ne donnait pas encore signe de vie.

Enfin il fit un mouvement, ses dents, qui jusqu’alors étaientrestées serrées, laissèrent passer un soupir.

Le sang avait perdu cette couleur bitumineuse qu’il avaitd’abord et devenait vermeil.

Don Tadeo ouvrit les yeux, et promena autour de lui un regardcalme et étonné.

– Où suis je ? murmura-t-il faiblement, que s’est-ilpassé ?

– Grâce à Dieu ! vous en voilà quitte, cher ami,répondit don Gregorio, en plaçant le pouce sur la blessure et luibandant le bras avec son mouchoir de poche déchiré enlanières ; quelle peur vous nous avez faite, cherami !

Don Tadeo s’assit et passa sa main sur son front moite desueur.

– Mais que signifie cela ? reprit-il d’une voix plusferme, dites-moi, don Gregorio, qu’est-il arrivé ?

– Ma foi, c’est ma faute, répondit celui-ci, heureusementque nous en sommes quittes pour la peur, cela m’apprendra une autrefois à choisir moi-même mes chevaux et à ne pas m’en rapporter à unpéon.

– Expliquez-vous, mon ami, je ne vous comprends pas, jesuis brisé.

– On le serait à moins ! figurez-vous que vous avezfait une horrible chute.

– Ah ! fit don Tadeo qui cherchait à rassembler sesidées, vous croyez ?

– Caspita ! si je le crois ! demandez àces caballeros, c’est-à-dire que nous vous avons cru mort !c’est un miracle qui vous a sauvé, évidemment Dieu a vouluconserver celui dont dépend le salut de notre patrie !

– C’est singulier ! Je ne me rappelle rien de ce quevous me dites ; lorsque nous avons quitté nos amis, nouscheminions tranquillement, tout à coup l’orage a éclaté…

– C’est cela ! Vous vous rappelez parfaitement, aucontraire : votre cheval ébloui par un éclair s’est effrayé,il s’est emporté, nous nous sommes lancés sur vos traces, mais envain ; lorsque nous sommes arrivés près de vous, vous gisiezsans connaissance dans un ravin, au fond duquel vous aviez rouléavec votre cheval.

– Ce que vous me dites doit être vrai, en effet, car jesuis rompu, je sens une fatigue inouïe par tout le corps.

– C’est cela, mais je vous le répète, heureusement vousn’êtes pas blessé ; seulement, comme vous tardiez à reprendreconnaissance, j’ai cru devoir vous saigner avec mon poignard.

– Je vous remercie, cette saignée m’a fait du bien, ma têten’est pas aussi brûlante, mes idées sont plus calmes. Merci, monami, ajouta-t-il en lui prenant la main et en lui jetant un regardd’une expression indéfinissable, maintenant je me sens tout à faitbien, nous pouvons, si vous le jugez à propos, continuer notrevoyage.

Don Gregorio vit que son ami n’était qu’à moitié dupe dumensonge qu’il avait inventé, mais il n’eut pas l’air de lecomprendre.

– Peut-être n’êtes-vous pas assez fort encore pour voustenir à cheval ? lui dit-il.

– Si, je vous assure que mes forces sont complètementrevenues ; d’ailleurs le temps presse, il nous faut arriver àValdivia.

En disant ces mots, don Tadeo se leva et demanda son cheval.

Un soldat le tenait par la bride.

Don Tadeo le considéra attentivement.

Le pauvre animal était dégoûtant, il avait été littéralementroulé dans la boue.

Don Tadeo fronça le sourcil, il ne comprenait plus.

Don Gregorio riait sous cape : c’était par son ordre que,pour dérouter son ami, le cheval avait été mis en cet état.

Il ne voulait pas que don Tadeo pût soupçonner jamais qu’ilavait été, pendant deux heures, sous le coup d’un délireaffreux.

Il y réussit parfaitement.

Don Tadeo, content de se rendre à l’évidence, secoua tristementla tête et se mit en selle.

– Je me demande, en voyant cette pauvre bête, comment nousne nous sommes pas tués tous deux, dit-il.

– N’est-ce pas ? répondit don Gregorio d’un ton deconviction très-bien joué, c’est incompréhensible ! aucun denous n’a pu s’en rendre compte.

– Sommes-nous loin de la ville ?

– Une lieue au plus.

– Hâtons-nous, alors.

La troupe repartit au galop.

Cette fois, don Tadeo et son ami marchaient côte à côte etparlaient entre eux à voix basse des moyens à prendre pour déjouerles tentatives du général Bustamente, qui sans doute essaieraitavec l’aide des Araucans de ressaisir le pouvoir.

Don Tadeo avait recouvré tout son sang-froid.

Ses idées étaient redevenues nettes, en un mot il était enpossession de toute sa haute intelligence.

Un seul homme était demeuré étranger aux faits que nous venonsde rapporter, et s’était si peu aperçu de ce qui s’était passé,qu’il eût été certes bien embarrassé d’en rendre compte.

Cet homme était don Ramon Sandias.

Le pauvre sénateur, traversé par la pluie, effrayé par l’orage,emmitouflé jusqu’aux yeux dans son manteau, n’avait plus pour ainsidire qu’une vie mécanique et machinale.

Il n’aspirait qu’à une chose, gagner un gîte le plus tôtpossible afin de se mettre à l’abri.

Aussi avait-il continué son chemin, sans même savoir ce qu’ilfaisait et sans songer si on le suivait ou non.

Il arriva ainsi aux portes de Valdivia.

Il allait les franchir sans s’en apercevoir, lorsque son chevalfut arrêté par un homme qui le saisit par la bride.

– Holà ! eh ! caballero ! dormez-vous ?cria une voix rude aux oreilles du sénateur.

Celui-ci fit un bond de frayeur et risqua un œil.

Il reconnut qu’il était à l’entrée de la ville.

– Non pas, dit-il d’une voix enrouée, je ne suis que tropéveillé, au contraire.

– D’où venez-vous tout seul si tard ? reprit l’hommequi lui avait parlé déjà, et autour duquel d’autres étaient venusse ranger.

– Comment, tout seul ! fit don Ramon en se récriant,pour qui prenez-vous donc mes compagnons ?

– Comment, vos compagnons ? de quels compagnonsparlez-vous ? s’écrièrent plusieurs voix sur tous les tons dela gamme chromatique.

Don Ramon regarda autour de lui d’un air effaré.

– C’est vrai, dit-il au bout d’un instant, je suisseul ! où diable sont passés les autres ?

– De quels autres parlez-vous ? reprit le premierinterlocuteur, nous ne voyons personne !

– Eh ! caramba ! répondit le sénateur impatienté,je parle de don Gregorio et de ses soldats !

– Comment, vous faites partie de la troupe de donGregorio ? s’écria-t-on de tous les côtés.

– Sans doute ! fit le sénateur, mais laissez-moi memettre à l’abri, car la pluie tombe d’une horrible force.

– Ne craignez rien, lui dit en riant un mauvais plaisant,vous ne serez pas plus mouillé que vous ne l’êtes.

– C’est vrai, fit-il piteusement en jetant un coup d’œildésolé sur ses habits qui ruisselaient.

– Savez-vous si don Gregorio a rencontré don Tadeo deLeon ? lui demanda-t-on de plusieurs côtés à la fois.

– Oui, ils arrivent ensemble.

– Sont-ils loin ?

– Ma foi, je ne saurais trop vous dire, mais je ne croispas, puisque j’étais avec eux et que me voilà.

Là-dessus, les gens qui l’avaient arrêté se dispersèrent encriant, dans toutes les directions, sans plus s’occuper de lui.

Le malheureux sénateur eut beau prier, supplier afin qu’on luienseignât un gîte, nul ne lui répondit.

Chacun s’occupait d’allumer des torches, d’éveiller leshabitants des maisons, soit en frappant aux portes, soit en lesappelant par leurs noms.

Des hommes armés arrivaient à demi-endormis et se rangeaient entoute hâte de chaque côté de la porte de la ville.

– Valga me dios ! murmura le désespéré sénateur, cesgens sont tous fous de courir les rues par un temps pareil !vais je encore assister à une nouvelle révolution ! Dieu m’enpréserve ?

Et, éperonnant son cheval qui n’en pouvait, il s’éloignacahin-caha, en hochant tristement la tête, pour chercher un toithospitalier où il pût changer d’habits et prendre quelques heuresd’un repos qui lui était devenu indispensable.

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