Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 9EL CANON DEL RIO SECO.

Les paysages américains ont un aspect grandiose et majestueux,dont rien en Europe ne peut donner une idée juste et complète.

La hache du pionnier a depuis si longtemps jeté à bas nosvieilles forêts gauloises et scandinaves que, dans les sites lesplus abruptes et les plus accidentés, la main de l’homme se faittoujours sentir ou du moins se devine.

Tant de générations se sont succédé sur le sol de la vieilleEurope, tant d’empires ont surgi comme des volcans du sein de cetteterre féconde, pour s’engloutir après, qu’il est impossible, sousces ruines entassées où la poussière humaine a fini par former leterrain que nous foulons, de reconnaître le sceau de Dieu, cestigmate que l’on retrouve à chaque pas en Amérique et qui inspireà l’homme, auquel il est pour la première fois donné de lecontempler, un inexprimable respect.

Il n’y a pas d’athées dans le Nouveau-Monde.

Il ne peut pas y en avoir.

C’est la terre de la foi vive et de la croyance naïve, parce quelà, Dieu se fait partout visible aux yeux de l’homme qui ne leverrait pas ou seulement essaierait de douter.

Des savants ont essayé de prouver que l’Amérique était toutenouvelle, comparativement à l’ancien monde connu ; cettehypothèse est absurde, aussi absurde que celle qui veut que cetteterre ait été peuplée par l’Asie au moyen du détroit deBehring.

Les ruines imposantes de Palenguè, cette villedécouverte depuis peu dans le Iucatan, prouventnon-seulement une antiquité plus éloignée que tout ce que nous ontconservé les Égyptiens, mais encore une civilisation que lesanciens n’ont jamais possédée.

La race rouge, quoi qu’on en ait dit, n’a aucun rapport avec lesraces blanches, noires et jaunes, et, comme elles, est primordialeou autochtone.

À ce sujet, nous nous souvenons d’une repartie que fit un jourun chef comanche auquel un missionnaire, je ne sais trop à quelpropos, cherchait à prouver qu’il n’y avait pas eu de raceaborigène en Amérique, se fondant assez maladroitement, à notreavis, sur ce passage de la Biblequi dit que Noé eut troisfils, dont l’un peupla l’Europe, le second l’Asie et le troisièmel’Afrique, qu’ainsi il fallait que les habitants du Nouveau-Mondedescendissent de l’un de ces enfants de Noé.

– Frère, dit l’Indien, le père a oublié ceci, c’est queceux qui ont conservé la tradition de ce Noé ne lui ont donné quetrois fils, parce que, à cette époque, notre terre n’était pasconnue, sans cela il en eût certainement eu quatre.

Cette réponse vaut un gros livre.

Mais revenons à notre sujet.

Le territoire chilien, et surtout la partie araucanienne, est undes plus accidentés et des plus bouleversés du Nouveau-Monde.

Le Chili possède vingt et quelques volcans, toujours enirruption, dont quelques-uns, tel que celui d’Autaco, atteignentune immense hauteur ; aussi, dans ce pays, les tremblements deterre sont-ils extrêmement fréquents.

Il ne se passe pas d’année sans qu’une ou plusieurs villes nesoient englouties par ce terrible fléau.

L’Araucanie, ainsi que nous l’avons dit, se divise en quatrecontrées parfaitement distinctes.

Celle qui borde la mer, et que l’on nomme contrée maritime, estplate, mais cependant on sent incessamment sous ses pas cesondulations de terrain qui vont en s’exhaussant peu à peu jusqu’auxCordillères et qui, dans certains endroits, sont déjà presque desmontagnes.

À dix lieues environ de San-Miguel de la Frontera, misérablebourgade peuplée par quelque vingt ou trente pasteurs huiliches,sur la route d’Arauco, le terrain se soulève rapidement et formesubitement une imposante muraille de granit, dont le sommet estcouvert de forêts vierges, de pins et de chênes, impénétrables auxrayons du soleil.

Un passage de dix mètres au plus de large est ouvert par lanature dans cette muraille. Sa longueur est de près de cinqkilomètres, il forme une foule de capricieux et inextricablesdétours qui semblent constamment revenir sur eux-mêmes. De chaquecôté de ce formidable défilé, le sol couvert d’arbres et dehalliers étagés les uns au-dessus des autres peut, en cas debesoin, offrir d’inexpugnables retranchements à ceux quidéfendraient le passage ; aussi Antinahuel n’avait pas exagéréla force de cette position, en disant que cinq cents hommes résoluspouvaient hardiment s’y défendre contre toute une armée.

Cet endroit se nommait el canon del rio seco, nom assezcommun en Amérique, parce que, bien que la végétation eût depuislongtemps recouvert les parois de cette muraille d’un tapisd’émeraude, il était évident que dans des temps reculés, unerivière, ou du moins un desaguadero,c’est-à-dire leconduit par lequel les eaux des plateaux supérieurs des Andesdébordant, soit à la suite d’un tremblement de terre, soit à causede tout autre cataclysme naturel, s’étaient violemment etnaturellement frayé un passage vers la mer.

Du reste le sol, entièrement composé de cailloux, arrondis etroulés par les eaux, ou de grandes masses de rochers éparses ça etlà, usées et luisantes, en offrait aux yeux les moins clairvoyantsdes preuves irréfragables.

À quelle époque avait eu lieu ce bouleversement ? commentles eaux étaient-elles venues et s’étaient-elles tariesensuite ? C’est ce que personne dans le pays n’aurait pudire.

Depuis la plus haute antiquité, le lit de la rivière servait depassage, sans que jamais la rivière se fût révélée.

Le soleil commençait à apparaître à l’horizon, les objetsétaient encore à demi-voilés par les ombres de la nuit quidécroissaient rapidement en leur donnant les aspects les plusfantastiques ; le majestueux paysage, dont nous avons essayéde donner une idée au lecteur, sortait insensiblement de l’épaismanteau de brume qui le couvrait et se déchirait aux pointes aiguësdes rochers ou aux hautes branches des arbres. Le plus profondsilence régnait dans le cañon qui semblait plongé dans la plusprofonde solitude.

Au plus haut des airs, des troupes d’énormes vautours chauvesdes Andes tournoyaient lentement au dessus du défilé. Parfois, aumilieu d’un taillis, perchée en équilibre sur la pointe d’un roc,une vigogne dressait sa tête intelligente, humait l’air avecinquiétude et disparaissait.

L’homme auquel il aurait été donné en ce moment de planer auprèsdes vautours, aurait joui d’un spectacle étrange et d’un intérêtsaisissant.

Il eût compris au premier coup d’œil que ce silence trompeur etcette solitude factice cachaient un orage terrible.

Cet endroit si solitaire en apparence était littéralement gorgéde monde.

Antinahuel, ainsi qu’il l’avait annoncé au Cerf Noir, s’étaitrendu au défilé, dont il prétendait défendre le passage contre lesEspagnols.

Le toqui, en chef expérimenté, avait établi son bivouac sur lesversants des deux murailles, à une certaine hauteur du lit desséchéde la rivière.

Vers le soir, le Cerf Noir parut à la tête de quinze centsguerriers.

Antinahuel les embusqua à droite et à gauche de la route, demanière à ce qu’ils fussent invincibles, leur recommandant de seborner à faire glisser du poste élevé qu’ils occupaient desquartiers de roc sur leurs ennemis, et surtout de ne pas descendrepour en venir à l’arme blanche.

Ces diverses dispositions furent assez longues à prendre.

Il était plus de deux heures du matin avant que chacun fûtconvenablement installé.

Antinahuel, suivi pas à pas par la Linda qui voulait tout voirpar elle-même, visita les postes, donna des instructions nettes etprécises aux Ulmènes, puis il regagna le bivouac qu’il avait choisiet qui formait l’avant-garde, de l’embuscade.

– À présent, qu’allons-nous faire ? lui demanda doñaMaria.

– Attendre, répondit-il.

Et, s’enveloppant dans son poncho, il s’étendit sur le sol etferma les yeux.

La Linda, à laquelle on avait construit une espèce de cabane enbranchages entrelacés, se retira sous cet abri afin de prendrequelques heures d’un repos que les fatigues des jours passés luirendaient nécessaires.

De leur côté, les Espagnols s’étaient mis en route un peu avantle lever du soleil.

Ils formaient une troupe compacte de cinq cents cavaliers, aucentre de laquelle s’avançait sans armes, entre deux lanceroschargés de lui brûler la cervelle au moindre geste suspect, legénéral Bustamente, le front pâle, le sourcil froncé et l’airpensif.

En avant de cette troupe, il y en avait une autre d’une forcepresque égale ; celle-là était en apparence composéed’Indiens.

Nous disons en apparence parce que ces hommes étaient en réalitédes Chiliens, mais leur costume araucan, leur armement, etjusqu’aux caparaçons de leurs chevaux, tout dans leur déguisementétait si exact, qu’à une distance même très proche il étaitimpossible que les yeux exercés des Indiens eux-mêmes lesreconnussent.

Ces soi-disant Indiens étaient commandés par Joan, qui marchaità leur tête, tout en fouillant, sans paraître y attacherd’importance, d’un regard inquisiteur, les hautes herbes qu’iltraversait, afin de s’assurer que nul espion n’était auxaguets.

À vingt-cinq kilomètres de Valdivia, à moitié route du cañon, laseconde troupe fit halte, tandis que celle commandée par Joancontinuait à avancer.

Comme cette bande de faux Indiens marchait au grand trot, ellene tarda pas à prendre une avance considérable et à disparaîtreentièrement dans les méandres de la route.

C’était probablement ce qu’attendait le second détachement, carà peine le premier eut disparu qu’il se remit en marche.

Seulement il ne s’avançait que lentement et semblait redoublerde précautions.

Quatre cavaliers étaient demeurés en arrière.

Ces quatre cavaliers, qui causaient vivement entre eux, étaientdon Tadeo de Léon, don Gregorio Peralta, Curumilla et le comteLouis.

– Ainsi, dit don Gregorio, vous ne voulez personne avecvous ?

– Personne, à nous deux nous suffirons, répondit Curumillaen désignant le jeune Français.

– Pourquoi ne pas m’emmener avec vous ? demanda donTadeo.

– Je ne vous refuse pas de nous accompagner, reprit lechef, si je ne vous l’ai pas offert c’est que j’ai cru que vouspréfériez rester avec vos soldats.

– Je veux le plus tôt possible rejoindre ma fille.

– Venez donc, alors. Vous, ajouta-t-il en se tournant versdon Gregorio, souvenez-vous que vous ne devez vous risquer dans ledéfilé que lorsque vous aurez vu briller un feu au sommet duCorcobado – bossu.

– C’est entendu ; maintenant, adieu et bonnechance !

– Bonne chance ! répondit le comte.

Les quatre hommes se séparèrent après s’être chaleureusementserré la main.

Don Gregorio rejoignit ses soldats au galop, tandis que donTadeo et le comte, guidés par Curumilla, gravissaient lamontagne.

Ils montèrent pendant près d’une heure une rampe assez raide etbordée de profonds précipices ; arrivés à une espèce deplate-forme naturelle de quelques mètres seulement d’étendue,Curumilla s’arrêta.

– Pied à terre, dit-il en joignant l’exemple auprécepte.

Ses compagnons l’imitèrent.

– Dessellons nos chevaux, continua le chef, les pauvresbêtes ne pourront nous servir de longtemps. Je connais, non loind’ici, un endroit où elles seront parfaitement abritées, et où nousles reprendrons en revenant, si nous revenons, ajouta-t-il avec unsourire équivoque.

– Holà, chef, demanda Louis, avez-vous donc une aussimauvaise opinion de la démarche que nous tentons ?

– Och ! reprit l’Ulmen, mon frère est jeune,son sang est très-chaud, Curumilla est vieux, il est sage.

– Merci, chef, dit le jeune homme d’un ton de bonne humeur,il est impossible de traiter plus poliment de fou un de sesamis.

Tout en causant ainsi entre eux, les trois hommes avaientcontinué à monter, en traînant leurs chevaux après eux par labride ; chose qui n’était pas facile, sur ce sentier étroit oùles animaux butaient à chaque pas, renâclaient et dressaient lesoreilles avec terreur.

Enfin ils atteignirent avec mille peines l’entrée d’une grottenaturelle dans laquelle ils parvinrent à faire entrer les noblesbêtes.

On les fournit abondamment de nourriture, puis l’entrée de cettegrotte fut bouchée au moyen de grosses pierres, entre lesquelles onpratiqua seulement une étroite ouverture pour laisser passer l’airet filtrer un peu de lumière.

Ce soin rempli, Curumilla se tourna vers ses compagnons.

– Partons ! dit-il.

Ils rejetèrent leurs fusils sur l’épaule et se remirentrésolument en marche.

À partir du lieu qu’ils quittaient, il n’existait plus desentier tracé ; ils étaient obligés de monter en s’accrochantaux racines, aux branches d’arbres ou aux touffes d’herbes, et des’enlever continuellement à la force du poignet.

Cette ascension était non-seulement hérissée de difficultés sansnombre, mais encore excessivement périlleuse et surtout des plusfatigantes.

Le moindre faux pas, une position mal prise ou mal assurée,unmouvement mal calculé, suffisaient pour les précipiter dans unabîme d’une profondeur incommensurable, au fond duquel ils neseraient arrivés qu’en lambeaux, car ils grimpaient presque à pic,en rampant comme des reptiles le long des flancs escarpés de lamontagne, et en s’aidant des pieds et des mains.

Quant à Curumilla, il montait avec une facilité et une légèreté,qui remplissaient ses compagnons d’admiration, et que, dans le fonddu cœur, ils ne pouvaient s’empêcher d’envier.

Parfois il se retournait pour les encourager ou leur tendre lamain.

Après cinq quarts d’heure de cette pénible ascension, l’Ulmens’arrêta.

– C’est ici, dit-il.

Les trois hommes avaient atteint le sommet d’un pic élevé duhaut duquel un immense et splendide panorama se déroulait à leursyeux.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer