Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 13RENSEIGNEMENTS.

Lorsque Valentin et Trangoil Lanec arrivèrent devant la hutte,la porte s’ouvrit et une femme se présenta sur le seuil.

Cette femme paraissait âgée de quarante ans environ, bien qu’enréalité elle n’en eût au plus que vingt-cinq ; mais la vie àlaquelle sont condamnées les femmes indiennes, les travaux auxquelselles sont astreintes, les vieillissent vite et leur font perdre enpeu d’années cette fleur de beauté et de jeunesse que les femmes denos climats, habituées à un régime plus doux, conservent silongtemps.

Cette femme avait dans le visage une grande expression dedouceur mêlée à une teinte de mélancolie, elle paraissaitsouffrante.

Son vêtement, tout en laine de couleur bleu turquin, consistaiten une tunique qui lui tombait jusqu’aux pieds, mais fort étroite,ce qui oblige les femmes de ce pays à ne faire que de petitspas ; un mantelet court appelé Ichella couvrait sesépaules et se croisait sur sa poitrine, où il était serré au moyend’une boucle d’argent qui servait aussi à retenir la ceinture de satunique.

Ses longs cheveux, noirs comme l’aile du corbeau, partagés enhuit tresses, tombaient sur ses épaules et étaient ornés d’uneprofusion de liancaou fausses émeraudes ; elle avaitdes colliers et des bracelets faits avec des perles de verresoufflé, ses doigts étaient garnis d’une infinité de baguesd’argent, et à ses oreilles pendaient des boucles de forme carréefaites du même métal.

Tous ces joyaux sont fabriqués en Araucanie par les Indienseux-mêmes.

Dans ce pays, les femmes portent très-loin le luxe de la parure,même les plus pauvres possèdent des bijoux ; aussicalcule-t-on que plus de cent mille marcs d’argent sont employés àces ornements féminins, somme énorme, dans une contrée où lecommerce ne consiste généralement que dans l’échange d’une denréecontre une autre, et où la monnaie est presque inconnue et par celamême fort recherchée.

Dès que cette femme ouvrit la porte, César se précipita siviolemment dans l’intérieur de la hutte qu’il manqua de renverserl’Indienne. Elle trébucha et fut obligée de se retenir au mur.

Les deux hommes la saluèrent poliment et s’excusèrent de leurmieux de la brutalité du chien, que son maître sifflait vainementet qui s’obstinait à ne pas revenir.

– Je sais ce qui trouble ainsi cet animal, dit doucement lafemme ; mes frères sont voyageurs, qu’ils entrent dans cepauvre toldo qui leur appartient, leur esclave les servira.

– Nous acceptons l’offre bienveillante de ma sœur, réponditTrangoil Lanec ; le soleil est chaud, puisqu’elle le permet,nous nous reposerons et nous nous rafraîchirons quelquesinstants.

– Mes frères sont les bienvenus, ils resteront sous montoit tout le temps que cela leur conviendra.

Après ces paroles, la maîtresse de la hutte s’effaça afin delivrer passage aux étrangers.

Les deux hommes, entrèrent.

César était couché au milieu du cuarto, le museau à terre, ilsentait et grattait en poussant des gémissements sourds ; enapercevant son maître il courut vers lui en remuant la queue, luifit une caresse et reprit immédiatement sa première position.

– Mon Dieu ! murmura Valentin avec inquiétude, ques’est-il donc passé ici ?

Sans rien dire, Trangoil Lanec avait été se placer auprès duchien, s’était étendu à terre et l’œil fixé sur le sol, l’exploraitavec attention.

La femme, dès que ses hôtes avaient été dans la hutte, les avaitlaissé seuls, afin de leur préparer des rafraîchissements.

Au bout d’un moment, le chef se leva et s’assit silencieusementauprès de Valentin.

Celui-ci voyant que son compagnon s’obstinait à ne pas parler,lui adressa la parole.

– Eh bien ! chef, lui demanda-t-il, quoi denouveau ?

– Rien, répondit l’Ulmen, ces traces sont anciennes, ellesremontent au moins à quatre jours.

– De quelles traces parlez-vous, chef ?

– De traces de sang dont le sol est imprégné.

– Du sang ! s’écria le jeune homme, doña Rosarioaurait-elle été assassinée ?

– Non, répondit le chef, si ce sang lui appartient, elle aété seulement blessée.

– Qui vous fait supposer cela ?

– Je ne le suppose pas, j’en suis sûr.

– Mais sur quelles preuves ?

– Parce qu’elle a été pansée.

– Pansée ! ceci est trop fort, par exemple,chef ! vous me permettrez d’en douter ; commentpouvez-vous savoir que la personne, qu’elle quelle soit, qui a étéblessée ici a été pansée ensuite ?

– Mon frère est très-prompt, il ne veut pas réfléchir.

– Pardieu ! je réfléchirais jusqu’à demain que je n’enserais pas plus avancé.

– Peut-être ! que mon frère regarde ceci.

En disant ces paroles, le chef avait ouvert sa main droite etmontré un objet qui y était renfermé.

– Caramba ! répondit Valentin avec humeur, c’est unefeuille sèche, que diable voulez-vous que celam’apprenne ?

– Tout ! dit l’Indien.

– Par exemple ! si vous pouvez me prouver cela, chef,je vous tiendrai pour le plus grand machi de toutel’Araucanie.

Le chef sourit d’un air de bonne humeur.

– Mon frère plaisante toujours, dit-il.

– Aussi vous êtes désespérant, chef, au diable !aimez-vous mieux que je pleure ? voyons votre explication.

– Elle est bien simple.

– Hum ! fit Valentin avec doute, nous allons voir.

– Cette feuille, continua le chef, est une feuilled’oregano ; l’oregano est précieux pour arrêter le sang etguérir les blessures, mon frère le sait.

– Oui, c’est vrai, continuez.

– Bon, voici des traces de sang, une personne a étéblessée, au même endroit je trouve une feuille d’oregano ;cette feuille n’est pas venue là toute seule, donc cette personne aété pansée.

– Évidemment, avoua Valentin abasourdi de cette explicationtoute logique, et se levant avec un désespoir comique, il se frappale front en disant : Je ne sais comment cela se fait, mais cediable d’homme a le talent de me prouver continuellement que je nesuis qu’un imbécile.

– Mon frère ne réfléchit pas assez.

– C’est vrai, chef, c’est vrai, mais soyez tranquille, celaviendra.

La femme entra en ce moment, elle portait deux cornes de bœufpleines de harina tostada.

Les voyageurs, qui le matin n’avaient fait qu’un maigredéjeuner, acceptèrent avec empressement ce qu’on leuroffrait ; ils mangèrent bravement leur corne de farine etburent par-dessus chacun un couï de chicha.

Aussitôt qu’ils eurent terminé ce léger repas, l’Indienne leurprésenta le maté qu’ils humèrent avec un véritable plaisir, puisils allumèrent leurs cigares.

– Mes frères désirent-ils autre chose ? demandal’Indienne.

– Ma sœur est bonne, répondit Trangoil Lanec, elle causeraun instant avec nous ?

– Je ferai ce qu’il plaira à mes frères.

Valentin, qui déjà était au courant des mœurs araucanes, seleva, et tirant deux piastres fortes de sa poche, il les présenta àl’Indienne en lui disant :

– Ma sœur me permettra de lui offrir ceci pour se faire desboucles d’oreilles.

À ce cadeau magnifique, les yeux de la pauvre femme brillèrentde joie.

– Je remercie mon frère, dit-elle, mon frère est unmuruche,peut-être est-il parent de la jeune fille pâle quiétait ici ? il désire savoir ce qu’elle est devenue, je le luidirai.

Valentin admira intérieurement la pénétration de cette femme,qui du premier coup avait deviné sa pensée.

– Je ne suis pas son parent, dit-il, je suis son ami, jelui porte un grand intérêt, et j’avoue que si ma sœur peut merenseigner sur son compte elle me rendra heureux.

– Je le ferai, répondit-elle.

Elle pencha la tête sur sa poitrine et resta pensive uninstant : elle recueillait ses souvenirs.

Les deux hommes attendaient avec impatience.

Enfin elle releva la tête et s’adressant à Valentin :

– Il y a quelques jours, fit-elle, une grande femme desvisages pâles, à l’œil brûlant comme un rayon de soleil de midi,arriva ici vers le soir, suivie d’une dizaine de mosotones ;je suis malade, ce qui fait que depuis un mois je reste au villageau lieu d’aller aux champs ; cette femme me demanda à passerla nuit dans ma hutte, l’hospitalité ne peut se refuser, je lui disqu’elle était chez elle. Vers la moitié de la nuit il se fit ungrand bruit de chevaux dans le village, et plusieurs cavaliersarrivèrent amenant avec eux une jeune vierge des visages pâles, auregard doux et triste ; celle-là était prisonnière de l’autre,ainsi que je l’appris plus tard. Je ne sais comment fit cette jeunefille, mais elle parvint à s’échapper pendant que la grande femmepâle était en conférence avec Antinahuel qui, lui aussi, venaitd’arriver ; cette femme et le toqui se mirent à la recherchede la jeune fille ; bientôt ils la ramenèrent attachée sur uncheval et la tête fendue, la pauvre enfant était évanouie, son sangcoulait en abondance, elle faisait pitié ; je ne sais ce quise passa, mais la femme qui jusqu’alors l’avait continuellementmaltraitée changea subitement de manière d’agir avec la jeunefille, la pansa et prit d’elle les soins les plus affectueux.

À ces dernières paroles, Trangoil Lanec et Valentin échangèrentun regard.

L’Indienne continua.

– Ensuite, Antinahuel et la femme partirent en laissant lajeune fille dans ma hutte avec une dizaine de mosotones pour lagarder. Un des mosotones me dit que cette fille appartenait autoqui qui avait l’intention d’en faire sa femme ; et comme onne se méfiait pas de moi, cet homme m’avoua que cette enfant avaitété volée à sa famille par la grande femme qui l’avait vendue auchef, et que, pour que sa famille ne pût pas la retrouver, aussitôtqu’elle serait assez forte pour supporter les fatigues de la route,on l’emmènerait bien loin de l’autre côté des montagnes, dans lepays des Puelches.

– Eh bien ? demanda vivement Valentin en voyant quel’Indienne s’arrêtait.

– Hier, reprit-elle, hier, elle s’est trouvée beaucoupmieux, alors les mosotones ont sellé leurs chevaux et ils sontpartis avec elle vers la troisième heure du jour.

– Et, demanda Trangoil Lanec, la jeune fille n’a rien dit àma sœur ?

– Rien, reprit tristement l’Indienne, la pauvre enfantpleurait, elle ne voulait pas partir, mais ils la firent monter deforce à cheval, en la menaçant de l’attacher si elle résistait,alors elle a obéi.

– Pauvre enfant, dit Valentin, ils la maltraitaient,n’est-ce pas ?

– Non, ils avaient beaucoup de respect pour elle ;d’ailleurs, j’avais entendu moi-même le toqui leur ordonner, avantson départ, de la traiter doucement.

– Ainsi, reprit Trangoil Lanec, elle est partie depuishier ?

– Depuis hier.

– De quel côté ?

– Les mosotones parlaient entre eux de la tribu du VautourFauve, mais je ne sais si c’est là qu’ils sont allés.

– Merci, répondit l’Ulmen, ma sœur est bonne, Pillian larécompensera, elle peut se retirer, les hommes vont tenirconseil.

L’Indienne se leva sans se permettre une observation et ellesortit du cuarto.

– Maintenant, demanda le chef à Valentin, quelle estl’intention de mon frère ?

– Dame ! notre route est toute tracée, il mesemble : suivre à la piste les ravisseurs jusqu’à ce que nousparvenions à leur enlever la jeune fille.

– Bon, c’est aussi mon avis, seulement deux hommes ne sontpas beaucoup pour accomplir un tel projet.

– C’est vrai, mais qu’y pouvons-nous faire ?

– Ne partir que ce soir.

– Pourquoi cela ?

– Parce que Curumilla et peut-être encore d’autres amis demon frère nous auront rejoints.

– Vous en êtes sûr, chef ?

– J’en suis sûr.

– Bien, alors nous attendrons.

Valentin sachant qu’il avait plusieurs heures à passer dans cetendroit, résolut de les mettre à profit : il s’étendit sur lesol, plaça une pierre sous sa tête, ferma les yeux ets’endormit.

César était venu se coucher à ses pieds, Trangoil Lanec, lui, nedormait pas ; avec un bout de corde qu’il ramassa dans un coinde la hutte, il s’occupa à mesurer toutes les empreintes laisséessur le sol, ensuite il appela l’Indienne, et lui montrant lesdiverses empreintes, il lui demanda si elle pouvait lui désignerquelle était celle des pas de la jeune fille.

– Celle-ci, lui répondit la femme en lui montrant la plusmignonne.

– Bon, fit Trangoil Lanec en la marquant, puis serrantsoigneusement le bout de corde dans sa ceinture, il vint à son tourse coucher sur le sol auprès de Valentin et il ne tarda pas às’endormir.

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