Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 21LE CONSEIL.

Vers le milieu de la nuit l’orage éclata.

Les ténèbres étaient épaisses, par moments des éclairséblouissants traversaient l’espace, et répandaient des lueursfugitives qui imprimaient aux objets une apparence fantastique.

Les arbres fouettés par le vent qui mugissait avec fureur, sesecouaient et pliaient comme des roseaux sous l’effort de latempête ; le sourd grondement du tonnerre mêlait ses éclatsmétalliques aux rugissements de la rivière qui débordait dans laprairie.

Le ciel avait l’apparence d’une immense lame de plomb, et lapluie tombait si drue que les voyageurs, malgré tous leurs efforts,ne parvenaient pas à s’en garantir.

Leur feu de bivouac s’éteignit, et jusqu’au jour ilsgrelottèrent sous les éléments combinés qui faisaient rageau-dessus de leur tête.

Vers le matin l’ouragan se calma un peu et le soleil en selevant le dissipa tout à fait.

Ce fut alors que les cinq aventuriers purent apprécier lesdésastres occasionnés par cet effroyable cataclysme.

Des arbres étaient brisés ou tordus comme des fétus de paille,d’autres, déracinés sous l’effort de la tourmente, gisaient lesracines en l’air.

La prairie n’était qu’un large marécage.

La rivière, la veille encore si calme, si limpide, siinoffensive, avait tout envahi, roulant des eaux bourbeuses,couchant les herbes et creusant de profonds ravins.

Valentin se félicita d’avoir, le soir, établi son camp sur lepenchant de la montagne, au lieu de descendre dans la plaine ;s’il n’avait pas agi ainsi, peut-être lui et ses compagnonsauraient-ils été engloutis par les eaux furieuses lorsqu’ellesavaient débordé.

Le premier soin des voyageurs fut de rallumer du feu pour sesécher et pour préparer leur repas.

Trangoil Lanec chercha d’abord une pierre plate et assez large.Sur cette pierre, il étendit un lit de feuilles, au-dessusdesquelles le feu fut enfin allumé.

Sur la terre mouillée, il eût été impossible d’en obtenir.

Bientôt une colonne de flammes claires monta vers le ciel etranima le courage des voyageurs transis de froid, qui la saluèrentpar un cri de joie.

Dès que le déjeuner fut terminé, la gaieté reparut, lessouffrances de la nuit furent oubliées, et ces cinq hommes nepensèrent plus aux misères passées que pour s’encourager àsupporter patiemment celles qui les attendaient encore.

Il était sept heures du matin. Accroupis devant le brasier, ilsfumaient en silence, lorsque Valentin prit la parole :

– Nous avons eu tort cette nuit, dit-il, de laisser partirdon Tadeo.

– Pourquoi cela ? lui demanda Louis.

– Mon Dieu, nous étions en ce moment sous le coup d’uneimpression terrible, nous n’avons pas réfléchi à une chose qui merevient en ce moment.

– Laquelle ?

– Celle-ci : dès que don Tadeo aura accompli lesdevoirs de bon citoyen, auxquels l’oblige son patriotisme éprouvé,il est évident pour nous tous qu’il résignera immédiatement unpouvoir qu’il n’a accepté qu’à son corps défendant.

– C’est évident.

– Quel sera alors son plus vif désir ?

– Pardieu celui de se mettre à la recherche de sa fille,dit vivement Louis.

– Ou de nous rejoindre.

– C’est la même chose.

– D’accord ; mais là, surgira devant lui un obstacleinfranchissable qui l’arrêtera net.

– Lequel ?

– Un guide qui puisse le conduire auprès de nous.

– C’est vrai ! s’écrièrent les quatre hommes avecstupeur.

– Comment faire ? demanda Louis.

– Heureusement, continua Valentin, qu’il n’est pas troptard encore pour réparer notre oubli. Don Tadeo a besoin avec luid’un homme qui lui soit entièrement dévoué, qui connaisse à fondles parages que nous nous proposons de parcourir, qui nous suive,en quelque sorte, à la piste comme un fin limier, n’est-il pasvrai ?

– Oui, fit Trangoil Lanec avec un geste affirmatif.

– Eh bien ! reprit Valentin, cet homme, c’estJoan.

– C’est juste, observa l’Indien, moi je serai le guide.

– Joan va nous quitter, je lui donnerai une lettre queLouis écrira, et dans laquelle j’instruirai don Tadeo de la missiondont notre ami se charge auprès de lui.

– Bon ! fit Curumilla, notre ami pense à tout ;que don Luis dessine le collier – lettre.

– Eh mais ! s’écria joyeusement Valentin, à présentque j’y songe, il vaut mieux que cette idée ne me soit venue que cematin.

– Pourquoi donc ? dit Louis avec étonnement.

– Parce que ce pauvre don Tadeo sera tout heureux derecevoir de nous ce mot qui lui prouvera que nous ne le négligeonspas, et que nous prenons ses intérêts à cœur.

– C’est vrai, dit le comte.

– N’est-ce pas ? eh bien, écris, frère.

Le comte ne se le fit pas répéter, il se mit à l’œuvre.

La lettre, écrite sur une feuille de son agenda, fut bientôtprête.

Joan, de son côté, avait terminé ses préparatifs de départ.

– Frère, lui dit Valentin, en lui remettant le billet, quel’Indien cacha sous le ruban qui ceignait ses cheveux, je n’aiaucune recommandation à vous faire : vous êtes un guerrierexpérimenté, un homme au cœur fort, vous laissez ici des amis dansle souvenir desquels vous tiendrez toujours une grande place.

– Mon frère n’a rien à me dire ? répondit Joan, avecun sourire qui éclaira son martial visage d’un rayon de bontésympathique ; je laisse mon cœur ici, je saurai l’yretrouver.

Il s’inclina devant ses amis ; puis le brave Indiens’éloigna rapidement en bondissant comme un guanacco dans leshautes herbes.

Bientôt ils le virent se jeter dans la rivière et la traverser àla nage.

Arrivé sur l’autre rive, il redressa son corps ruisselant, fitun dernier signe d’adieu à ses amis et disparut dans un pli deterrain.

– Brave garçon ! murmura Valentin en se rasseyantdevant le feu.

– C’est un guerrier, dit Trangoil Lanec avec orgueil.

– Maintenant, chef, reprit le spahis, causons un peu,voulez-vous ?

– J’écoute mon frère.

– Je vais m’expliquer : la tâche que nous entreprenonsest difficile, j’ajouterais même qu’elle est impossible, si nous nevous avions pas avec nous ; Louis et moi, malgré tout notrecourage, nous serions contraints d’y renoncer, car dans ce pays,les yeux de l’homme blanc, si bons qu’ils soient, sont impuissantspour le diriger. Vous seuls pouvez nous guider sûrement vers lebut ; que l’un de vous soit donc notre chef, nous lui obéironsavec joie, et nous nous laisserons conduire par lui comme il lejugera convenable ; ainsi, chef, entre nous pas de faussedélicatesse, vous et Curumilla êtes de droit chefs del’expédition.

Trangoil Lanec réfléchit quelques minutes, puis ilrépondit :

– Mon frère a bien parlé, son cœur est sans nuages pour sesamis ; oui, la route est longue et hérissée de périls, maisque nos frères pâles s’en rapportent à nous ; élevés dans ledésert, il ne garde plus de mystères pour nous, et nous sauronsdéjouer les embûches et éventer les pièges qui nous seronttendus.

– Voilà qui est convenu, chef, dit Valentin, quant à nous,nous n’aurons qu’à obéir.

– Ce point réglé à la satisfaction commune, observa lecomte, il en est un autre non moins important qu’il nous fautrégler aussi séance tenante.

– Quel est ce point, frère ? demanda Valentin.

– Celui de savoir de quel côté nous nous dirigerons, et sinous nous mettrons bientôt en route.

– Immédiatement, répondit Trangoil Lanec ; seulementnous devons d’abord adopter une ligne de conduite dont nous ne nousécarterons plus pendant le cours du voyage.

– Ceci est raisonner en homme prudent, chef, soumettez-nousdonc vos observations, c’est du choc des idées que jaillit lalumière.

– Je pense, dit Trangoil Lanec, que pour retrouver la pistede la vierge pâle aux yeux d’azur, il nous faut retourner àSan-Miguel, et de là nous lancer sur les traces des guerriers quil’ont emmenée.

– C’est assez mon avis, appuya Valentin, je ne vois pastrop comment nous pourrons faire autrement.

Curumilla secoua négativement la tête.

– Non, dit-il, cette piste nous égarerait et nous feraitperdre un temps précieux.

Les deux Français le regardèrent avec étonnement, tandis queTrangoil Lanec continuait à fumer, le regard impassible.

– Je ne vous comprends pas, chef, dit Valentin.

Curumilla sourit.

– Que mon frère écoute, dit-il ; Antinahuel est unchef puissant et redouté, c’est le plus grand des guerriersaraucans, son cœur est vaste comme le monde. Le toqui a déclaré laguerre aux visages pâles : cette guerre, il la fera cruelle,parce qu’il a auprès de lui un homme et une femme huincas qui, dansleur intérêt, le pousseront à envahir leur pays. Antinahuelrassemblera ses guerriers, mais il ne retournera pas dans sonvillage ; la vierge aux yeux d’azur a été enlevée par la femmeau cœur de vipère pour décider le chef à cette guerre, car le chefaime la vierge, et je l’ai dit à mes frères, la volonté du chefbrûle ce qu’il ne peut atteindre, le chef, obligé de rester à latête des guerriers, ordonnera que la vierge lui soit amenée. Afinde découvrir la trace du puma femelle, les chasseurs suivent celledu mâle ; pour retrouver la piste de la jeune vierge, il fautsuivre celle de Antinahuel, et nous reconnaîtrons que bientôttoutes deux s’enchaînent et se confondent. J’ai dit, que mes frèresréfléchissent.

Il se tut, et baissant la tête sur la poitrine, il attendit.

Il y eut un silence assez long, ce fut le comte qui lerompit.

– Ma foi, dit-il, je ne sais que penser, les raisons que lechef vient de nous donner me semblent si bonnes, que je suis prêt àm’y rendre.

– Oui, appuya Valentin, je crois que mon frère Curumilla adeviné juste : il est évident pour nous que Antinahuel aimedoña Rosario, et que c’est dans le but de la lui livrer que cettehideuse créature, que notre ami appelle fort bien le cœur devipère, a fait enlever la malheureuse enfant ; qu’enpensez-vous, chef ? demanda-t-il à Trangoil Lanec.

– Curumilla est un des Ulmènes les plus prudents de sanation, il a le courage du jaguar et l’adresse du renard, lui seula jugé sainement ; nous suivrons la piste de Antinahuel.

– Suivons donc la piste de Antinahuel, cela ne nous serapas difficile, elle est assez large, dit gaiement Valentin.

Trangoil Lanec hocha la tête.

– Mon frère se trompe, nous suivrons effectivement la tracede Antinahuel, mais nous la suivrons à l’indienne.

– C’est-à-dire ?

– Dans l’air.

– Très-bien, répondit Valentin abasourdi par cetteexplication laconique, je ne comprends plus du tout.

Le chef ne put s’empêcher de sourire de la mine effarée du jeunehomme.

– Si nous suivions servilement par derrière les traces dutoqui, dit-il avec condescendance, comme il a deux jours d’avancesur nous, qu’il est à cheval et que nous sommes à pied, malgrétoute la diligence que nous ferions, nous ne parviendrions que dansbien longtemps à l’atteindre, et peut-être serait-il trop tard.

– Caramba ! s’écria le jeune homme, c’est vrai, jen’avais pas songé à cela ; comment nous procurer deschevaux ?

– Nous n’en avons pas besoin, dans les montagnes on voyageplus vite à pied. Nous allons couper la piste en lignedroite ; chaque fois que nous la rencontrerons, nousrelèverons soigneusement sa direction, et nous agirons toujoursainsi jusqu’à ce que nous nous croyions sûrs de trouver celle de lavierge pâle ; alors nous modifierons notre système depoursuite, d’après les circonstances.

– Oui, répondit Valentin, ce que vous me dites là me sembleassez ingénieux, et de cette façon vous êtes certain de ne pas vouségarer, en un mot de ne pas faire fausse route.

– Que mon frère soit tranquille.

– Oh ! parfaitement, chef, et dites-moi, en marchantainsi à vol d’oiseau, quand pensez-vous atteindre celui que nouspoursuivons ?

– Après-demain soir nous serons bien près de lui.

– Comment aussi promptement ? c’est incroyable.

– Que mon frère réfléchisse : pendant que notre ennemiqui ne soupçonne pas qu’on le poursuit, mais qui cependant peutmarcher vite, fera quatre lieues dans la plaine en suivant lechemin que nous allons prendre, nous, nous en ferons huit dans lesmontagnes.

– Vive Dieu ! c’est affaire à vous pour dévorerl’espace. Agissez à votre guise, chef, je vois que nous ne pouvionsavoir de meilleurs guides que vous deux.

Trangoil Lanec sourit.

– Partons-nous ? reprit Valentin.

– Pas encore, répondit l’Ulmen en désignant son compagnonoccupé à confectionner des chaussures indiennes, tout est indicedans le désert ; s’il arrive que ceux que nous poursuivonsnous poursuivent à leur tour, vos bottes nous feront reconnaître.Vous allez les quitter, alors les guerriers araucans serontaveugles, car dès qu’ils verront des traces indiennes ils neconserveront pas de méfiance.

Valentin, sans répondre, se laissa aller sur l’herbe et quittases bottes, mouvement qui fut imité par le comte.

– À présent, dit en riant le Parisien, je suppose qu’ilfaut que je les jette dans la rivière, hein ? afin qu’on neles retrouve pas.

– Que mon frère s’en garde bien, répondit sérieusementTrangoil Lanec, les bottes doivent être gardées ; quisait ? plus tard peut-être elles pourront servir.

Les deux jeunes gens avaient chacun un havresac en peau assezsemblable à celui des soldats, qu’ils portaient sur leurs épauleset qui contenait leurs effets de première nécessité, leurs ponchoset leurs couvertures de campement.

Sans faire d’observation ils attachèrent les bottes sur lehavresac et le bouclèrent sur leurs épaules.

Curumilla eut bientôt terminé sa besogne, il leur remit à chacunune paire de chaussures en tout semblables aux siennes, et qu’ilschaussèrent à leurs pieds.

Tous ces préparatifs terminés, ils reprirent à grands pas lechemin des montagnes, suivis par César qui formaitl’arrière-garde.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer