Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 37COUP DE FOUDRE.

Les Araucans disséminés dans le camp virent avec étonnementpasser ces deux personnes qui semblaient en proie à la plus grandeagitation.

Mais avec l’insouciance et l’impassibilité qui lescaractérisent, ils ne jugèrent pas à propos d’intervenir entreelles.

Doña Maria s’élança dans le toldo, suivie par don Tadeo.

Doña Rosario dormait étendue sur un lit de feuilles sèchesrecouvertes de peaux de mouton.

Elle avait les bras en croix sur la poitrine ; son visageétait pâle, ses traits tirés et fatigués, deux lignes humides surses joues creusées, montraient des traces de larmes taries depuispeu.

Elle avait l’apparence d’une morte.

Don Tadeo s’y trompa.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il avec désespoir, elle estmorte !

Et il s’élança éperdu vers elle.

La Linda le retint.

– Non, dit-elle, elle dort.

– Mais, reprit-il avec défiance, ce sommeil ne peut êtrenaturel, notre arrivée l’aurait éveillée.

– Ce sommeil, en effet, n’est pas naturel, c’est à moiqu’elle le doit.

Don Tadeo lui jeta un regard inquisiteur.

– Oh ! rassure-toi, fit-elle avec ironie, elle estbien vivante, seulement il fallait qu’elle s’endormît.

Don Tadeo resta muet.

– Tu ne me comprends pas, reprit-elle, je vais m’expliquer,cette jeune fille que tu aimes tant…

– Oh ! oui, je l’aime, interrompit-il, pauvre enfant,était-ce donc ainsi que je devais la retrouver !

La Linda sourit avec amertume.

– C’est moi qui te l’ai enlevée.

– Malheureuse !

– Je te hais et je me venge ! je sais l’amour profondque tu portes à cette créature : te l’enlever était te frapperau cœur, je l’ai prise !… Je voulais d’abord l’envoyer esclavedans le fond des Pampas, au grand Chaco, que sais-je !

– Misérable ! s’écria don Tadeo avec une sourdecolère.

– Oui, en effet, reprit la Linda en souriant et feignant dese méprendre à l’exclamation de son ennemi, cette vengeance étaitmisérable, elle n’atteignait pas le but que je me proposais, maisj’étais cependant sur le point de m’en contenter, lorsque le hasardvint m’offrir celle qui seule pouvait me satisfaire en te brisantle cœur.

– Quelle épouvantable infamie a imaginée ce monstre,murmura don Tadeo qui contemplait avec inquiétude la jeune filleendormie.

– Antinahuel, l’ennemi de ta race, le tien, était amoureuxde cette femme.

– Oh ! s’écria-t-il avec horreur.

– Oui, il l’aimait, continua impassiblement la Linda, jerésolus de la lui vendre, ce que je fis ; seulement, lorsquele chef voulut profiter des droits que je lui avais donnés sur saprisonnière, celle-ci se redressa, et s’arma soudain d’un poignarddont elle menaça de se tuer.

– Noble enfant ! murmura-t-il avecattendrissement.

– N’est-ce pas ? fit la Linda avec ironie, j’eus pitiéd’elle, et comme je ne voulais pas sa mort, mais bien sondéshonneur, ce soir je lui ai fait verser de l’opium qui la livrerasans défense aux caresses de Antinahuel : dans une heure toutsera dit, elle sera la maîtresse du grand toqui des Araucans.Comment trouves-tu ma vengeance, ai-je atteint mon but, cettefois ?

Don Tadeo ne répondit pas, ce cynisme effroyable dans une femme,l’épouvantait.

– Eh bien ! reprit-elle d’une voix moqueuse, tu ne disrien ?

Il la regarda un instant d’un œil égaré, puis il éclata tout àcoup d’un rire strident et convulsif.

– Folle ! folle ! s’écria-t-il d’une voixvibrante, ah ! Tu t’es vengée, dis-tu ! folle !comment, tu es mère, tu adores ta fille, et froidement, de partipris, tu conçois de pareils crimes ! mais tu ne crois donc pasen Dieu ? tu ne crains donc pas que sa justice t’écrase ?folle ! sais-tu ce que tu as fait ?

– Ma fille ! tu as parlé de ma fille !rends-la-moi ! dis-moi où elle est, et je te le jure, jesauverai cette femme ; ma fille ! oh ! si je lavoyais !

– Ta fille, malheureuse ! serpent gonflé de fiel,peux-tu songer encore à elle, après les crimes que tu ascommis !

– Oh ! si je la retrouvais, je l’aimerais tant, quelleme pardonnerait !

– Crois-tu ? fit don Tadeo avec une ironieécrasante.

– Oh ! oui, une fille ne peut haïr sa mère !

Don Tadeo la prit violemment par le bras et la jetant rudementau pied de l’amas de feuilles sur lequel reposait doñaRosario :

– Demande-le-lui donc à elle-même ! s’écria-t-il d’unevoix éclatante.

– Ah ! fit, elle avec désespoir, que dis-tu ? quedis tu, Tadeo ?

– Je dis, misérable, que cette innocente créature aprèslaquelle tu t’es acharnée comme une hyène, cette pauvre enfant àlaquelle tu as fait souffrir un martyre sans nom, est tafille !… ta fille, entends-tu ?… Celle que tu prétendstant aimer et qu’il n’y a qu’un instant tu me redemandais avec tantd’insistance !…

La Linda resta un instant immobile comme frappée de lafoudre.

Soudain elle se redressa et éclatant d’un rire dedémon :

– Bien joué ! s’écria-t-elle, bien joué, donTadeo ! vrai Dieu ! une seconde j’ai cru que tu me disaisla vérité et que cette créature était réellement mafille !

– Oh ! murmura don Tadeo, cette misérable ne reconnaîtpas son enfant, elle n’a pas de cœur puisque rien ne lui crie quecette victime qu’elle sacrifie à sa honteuse vengeance est sonenfant !

– Non, je ne te crois pas ! ce n’est paspossible ! Dieu n’aurait pas permis un si grand crime !…quelque chose m’aurait avertie que c’était elle.

– Ceux que Dieu veut perdre il les aveugle, misérablefemme ; il fallait un châtiment exemplaire à sa justice que tuas lassée !

La Linda tournait dans le toldo comme une bête fauve en poussantdes cris inarticulés et en répétant incessamment d’une voixbrisée :

– Non ! non ! ce n’est pas ma fille ! Dieune l’aurait pas permis.

Un vif sentiment de haine s’empara malgré lui de don Tadeo à lavue de cette immense douleur ; lui aussi voulut se venger.

– Insensée, lui dit-il, cette enfant que je t’ai ravien’avait-elle pas un signe, une marque quelconque à laquelle il tefût possible de la reconnaître ; tu dois le savoir, toi samère ?

– Oui ! oui ! fit-elle d’une vois basse etsaccadée, attends ! attends !

Et se jetant à deux genoux, elle se pencha sur doña Rosarioendormie en écartant vivement le rebozo qui couvrait son cou et sesépaules.

Tout à coup elle se redressa en poussant un cri déchirant.

– Mon enfant ! s’écria-t-elle ; c’est elle !c’est mon enfant !

Elle avait aperçu trois grains noirs qui se trouvaient surl’épaule droite de la jeune fille.

Soudain son corps fut agité de mouvements convulsifs, son visagese décomposa horriblement, ses yeux démesurément ouverts parurentvouloir sortir de leur orbite ; elle pressa ses deux mainsavec force sur sa poitrine, poussa un râle sourd qui ressemblait àun rugissement et roula sur le sol en criant avec un accentimpossible à rendre :

– Ma fille ! ma fille ! oh ! je lasauverai !

Elle rampa avec des mouvements de bête fauve jusqu’aux pieds dela pauvre enfant qui dormait toujours, et lui baisa les pieds avecfrénésie.

– Rosario ! ma fille, s’écriait-elle, d’une voixentrecoupée par les sanglots, c’est moi, ta mère !reconnais-moi ! mon Dieu ! elle ne m’entend pas, elle neme répond pas ! Rosario ! Rosario !

– C’est toi qui l’as tuée, lui dit implacablement donTadeo ; mère dénaturée qui as froidement tramé le déshonneurde ton enfant ! mieux vaut qu’elle ne se réveillejamais ! mieux vaut qu’elle meure avant d’avoir été souilléepar les baisers impurs de l’homme auquel tu l’as livrée !

– Ah ! ne parle pas ainsi, s’écria-t-elle en setordant les mains avec désespoir, elle ne mourra pas ! je nele veux pas ! il faut qu’elle vive ! que deviendrai-jesans mon enfant ? je la sauverai, te dis-je !

– Il est trop tard !

Elle se releva brusquement et regarda fixement don Tadeo.

– Je te dis que je la sauverai ! répétait-elle d’unevoix profonde.

En ce moment des pas de chevaux résonnèrent au dehors.

– Voilà Antinahuel ! fit don Tadeo avec effroi.

– Oui, répondit-elle d’une voix brève et d’un accentrésolu ; que m’importe l’arrivée de cet homme ? malheur àlui s’il touche à mon enfant !

Le rideau du toldo fut soulevé par une main ferme.

Un Indien parut.

Cet Indien était Antinahuel.

Un guerrier le suivait une torche à la main.

– Eh ! eh ! fit le chef avec un sourire ironique,j’arrive à propos, il me semble.

Avec une facilité que don Tadeo lui-même admira, la Linda avaitcomposé son visage de telle façon que Antinahuel n’eut pas le plusléger soupçon de la scène terrible qui s’était passée.

– Oui, répondit-elle en souriant, mon frère arrivebien.

– Ma sœur a eu avec son époux une conversationsatisfaisante ?

– Oui, reprit-elle.

– Bon, le Grand Aigle des blancs est un guerrier intrépide,les glapissements d’une femme ne le peuvent affecter ; bientôtles guerriers aucas mettront son courage à l’épreuve.

Cette allusion brutale au sort qui lui était réservé futcomprise de Tadeo.

– Les hommes de ma trempe ne se laissent pas effrayer parde vaines menaces, répondit-il avec un sourire de dédain.

La Linda prit le chef à part.

– Antinahuel est mon frère, lui dit-elle à voix basse, nousavons été élevés ensemble.

– Ma sœur a une demande à m’adresser ?

– Oui, et dans son intérêt même, mon frère ferait bien deconsentir à me l’accorder.

Antinahuel la regarda.

– Parlez, dit-il froidement.

– Tout ce que mon frère a désiré, je l’ai fait.

Le chef inclina affirmativement la tête.

– Cette femme qui lui résistait, continua-t-elle avec unfrémissement imperceptible dans la voix, je la lui ai livrée sansdéfense.

– Bon.

– Mon frère sait que les visages pâles ont des secretsqu’ils possèdent seuls ?

– Je le sais.

– Si mon frère veut, ce n’est pas cette femme froide,immobile et endormie, que je lui livrerai.

L’œil de l’Indien lança une lueur étrange.

– Je ne comprends pas ma sœur, dit-il.

– Je puis, répondit la Linda avec intention, en trois jourssi bien changer cette femme à l’égard de mon frère, qu’elle serapour lui aussi aimante et aussi dévouée que jusqu’à ce moment ill’a vue rétive, méchante et obstinée.

– Ma sœur ferait cela ? dit-il avec méfiance.

– Je le ferais, répondit-elle résolument.

Antinahuel réfléchit quelques minutes ; la Lindal’examinait attentivement.

– Pourquoi ma sœur a-t-elle attendu si longtemps ?reprit-il.

– Parce que je ne croyais pas qu’il fût nécessaire d’enarriver là.

– Ooch ! fit l’Indien tout pensif.

– Du reste, ajouta-t-elle légèrement, si je parle ainsi,c’est par amitié pour mon frère ; si ma proposition ne luiconvient pas, il est libre de la refuser.

En disant ces paroles, un frisson intérieur agitait tout soncorps, et une sueur froide perlait à ses tempes.

– Et il faut trois jours pour accomplir cechangement ?

– Trois jours.

– C’est bien long.

– Mon frère ne veut pas attendre, alors ?

– Je ne dis pas cela.

– Que fera mon frère ?

– Antinahuel est un chef sage, il attendra.

La Linda eut un tressaillement de joie ; si le chef avaitrefusé, sa résolution était prise, elle le poignardait au risqued’être tuée elle-même.

– Bon, dit-elle, mon frère peut compter sur mapromesse.

– Oui, répondit le chef, la jeune fille est malade, il vautmieux qu’elle se guérisse, elle sera la femme d’un chef.

La Linda sourit avec une expression indéfinissable. Don Tadeo,qui entendit cette parole, fronça les sourcils.

– Que l’Aigle me suive, reprit Antinahuel, afin, que je leconfie à la garde de mes guerriers, à moins qu’il ne préfère medonner sa parole, comme déjà il l’a fait.

– Non, répondit laconiquement don Tadeo.

Les deux hommes sortirent du toldo.

Antinahuel recommanda à ses guerriers de veiller sur leprisonnier, et s’assit devant un des feux.

Nous avons déjà eu occasion de faire remarquer que les Araucanssont excessivement superstitieux : ainsi que tous les autresIndiens, ils professent pour la science des blancs une profondeadmiration, et croient avec la plus grande facilité aux prodigesque ceux-ci leur promettent d’accomplir ; c’est ce quiexplique la facilité avec laquelle Antinahuel avait consenti audélai de trois jours demandé par la Linda.

D’un autre côté, les Indiens, bien qu’ils aient un goût fortdécidé pour les femmes espagnoles, ne sont pas naturellementvoluptueux ; habitués à traiter les femmes comme des créaturesd’une espèce inférieure à la leur, ils les considèrent comme desesclaves, et dans leur incommensurable orgueil, ils les supposenttrop heureuses d’attendre leur bon plaisir.

Antinahuel, quoiqu’il aimât doña Rosario, et peut-être à causede cet amour même, n’était pas fâché de la voir répondre à satendresse, cela flattait son orgueil et le relevait à ses propresyeux.

Une autre raison avait encore milité en faveur de la jeunefille.

Cette raison était que le toqui était revenu au camp dans lesmeilleures dispositions, par la raison que son expédition avait eudes résultats favorables qu’il n’osait attendre.

En arrivant au camp des Chiliens, il avait trouvé le généralFuentès qui commandait les troupes à la place de don GregorioPeralta, parti pour Santiago, où le peuple l’avait appelé à prendreprovisoirement la présidence de la République, en l’absence de donTadeo de Leon.

Le général Fuentès était un homme d’un caractère doux etbienveillant, il avait honorablement reçu le toqui, tous deuxavaient longuement causé.

Leur entretien s’était résumé ainsi : tous les prisonniersaucas, moins les otages emmenés par don Gregorio, avaient étérendus par les Chiliens ; de son côté, Antinahuel s’étaitengagé à délivrer sous huit jours don Tadeo, qui, disait-il, étaitgardé fort loin dans les Cordillères.

Antinahuel avait une arrière-pensée, cette arrière-pensée, lavoici :

Du premier coup d’œil il avait deviné, à la facilité du généralchilien, combien il était las de la guerre ; il avait alorscherché à gagner du temps, afin de réunir assez d’hommes pourtenter une malocca, d’autant plus facile que la plusgrande partie de l’armée chilienne avait repris la direction del’intérieur, et que le général Fuentès n’avait plus avec lui quedeux mille hommes environ, cavaliers et fantassins compris.

Quant à rendre don Tadeo, Antinahuel n’y songeait pas le moinsdu monde. Seulement il ne voulait pas lui faire subir le supplicequ’il se réservait de lui infliger, avant que les circonstancesfussent devenues assez favorables pour qu’il pût sans dangerassouvir sa vengeance.

Pendant les huit jours qu’il avait obtenus, il se réservaitd’expédier partout le quipos, afin de réunir le plus grandnombre de guerriers possible.

Au lever du soleil le camp fut levé.

Les Aucas marchèrent toute la journée dans les montagnes sansbut déterminé.

Le soir on s’arrêta comme d’habitude.

Avant de se livrer au repos, Antinahuel s’approcha de la Linda,et lui dit seulement :

– Ma sœur a-t-elle commencé ?

– J’ai commencé, répondit-elle.

La vérité était qu’elle avait passé la journée à cherchervainement à obliger la jeune fille à lui parler ; celle-ci s’yétait constamment refusée, mais la Linda n’était pas femme à serebuter facilement.

Dès que le chef l’eut quittée, elle alla trouver doña Rosario,et courbant la tête :

– Señorita, lui dit-elle d’une voix basse et triste,pardonnez-moi tout le mal que je vous ai fait, j’ignorais à qui jem’adressais ; au nom du ciel, ayez pitié de moi, je suis votremère !

À cet aveu la jeune fille chancela comme foudroyée, elle pâlitaffreusement et étendit les bras comme pour chercher un appui.

La Linda se précipita pour la soutenir.

Doña Rosario la repoussa avec un cri d’horreur et s’enfuit sousson toldo.

– Oh ! s’écria la Linda avec des larmes dans la voix,je l’aimerai tant qu’il faudra qu’elle me pardonne !

Et elle se coucha en travers de l’entrée du toldo, pour êtrecertaine que personne n’y pénétrerait sans qu’elle s’enaperçût.

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