Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 10AVANT LE COMBAT.

En mettant le pied sur la plate-forme qui terminait la montagne,don Tadeo et le comte tombèrent épuisés.

Curumilla les laissa reprendre haleine, puis, lorsqu’il jugeaqu’ils étaient un peu remis de la fatigue qu’ils avaient éprouvée,il les invita à regarder autour d’eux.

Les deux hommes se retournèrent.

Le spectacle qui s’offrit à leur vue les frappa de surprise etd’admiration.

Ils avaient à leurs pieds le cañon del rio seco, avec ses massesgranitiques imposantes et ses épais fourrés de verdure.

Rien ne trahissait dans le défilé la présence de l’homme, il n’ysemblait régner que la solitude calme et majestueuse du désert.

Un peu à gauche, deux tourbillons de poussière, du sein desquelssortaient par instant des masses noires et animées, signalaient lesdeux troupes qui, à une distance considérable l’une de l’autre,continuaient leur route ; et dans les lointains bleuâtres del’horizon la mer traçait une ligne foncée qui se confondait avec leciel.

– Oh ! s’écria Louis avec enthousiasme, que c’estbeau.

Don Tadeo, blasé depuis son enfance sur la vue de ces sublimespanoramas, ne jetait qu’un regard distrait et indifférent sur cettemagnifique perspective, son front restait pensif, son œil triste etvoilé.

Le Roi des ténèbres pensait à sa fille, à son enfant chériequ’il espérait délivrer bientôt, il calculait avec angoisse lesminutes qui devaient encore s’écouler avant qu’il pût reconquériret serrer dans ses bras celle qui pour lui était tout.

Oh ! quoi qu’en aient dit les détracteurs de la famille,l’amour paternel est bien réellement un sentiment divin dont l’Êtresuprême a déposé le germe dans le cœur de l’homme pour le régénéreret fournir un but à sa vie, en lui donnant le courage nécessaire àla lutte incessante de chaque jour, lutte entreprise seulement pourle bonheur des enfants et qui sans eux ne serait plus qu’unemesquine recherche des jouissances physiques, sans intérêt commesans portée, mais que l’amour paternel ennoblit et qu’un baiser del’innocente créature, pour laquelle seule on s’y obstine, paye avecusure en en faisant oublier tous les déboires et toutes lesdéceptions !

– Est-ce que nous allons demeurer à cette place ?demanda don Tadeo.

– Pendant quelques instants, répondit Curumilla.

– Comment nommez-vous cet endroit ? dit le comte aveccuriosité.

– C’est le pic que les visages pâles appellent leCorcovado,répondit l’Ulmen.

– Celui sur lequel vous êtes convenu d’allumer le feu dusignal ?

– Oui, hâtons-nous de le préparer.

Les trois hommes ramassèrent du bois sec, dont de grandesquantités étaient éparses çà et là, et, sur la pointe la plusavancée de la montagne, ils élevèrent un immense bûcher.

– Maintenant, reprit Curumilla, reposez-vous un peu, etsurtout ne bougez pas jusqu’à mon retour.

– Où allez-vous donc, chef ? demanda le comte.

– Compléter notre plan d’attaque.

Et, sans entrer dans plus de détails, Curumilla se lança sur lapente abrupte de la montagne où il disparut presque instantanémentau milieu des arbres.

Les deux amis s’assirent auprès du bûcher, et attendirent enrêvant le retour de l’Ulmen.

La troupe commandée par Joan s’approchait du défilé en affectanttoutes les allures indiennes.

Bientôt elle se trouva à moins d’une portée de fusil ducañon.

Antinahuel l’avait aperçue. Depuis longtemps déjà il surveillaitses mouvements.

Malgré sa finesse, le toqui ne soupçonna pas un instant unpiège.

Il se croyait certain que les Espagnols ignoraient l’embuscadequ’il leur avait dressée.

Qui aurait pu les en avertir ?

La présence en tête de la troupe de Joan, qu’il reconnut aupremier coup d’œil, acheva de le rassurer et de lui inspirer laplus entière confiance.

Il supposa, ce qui du reste était probable, que ces Indiensétaient des retardataires qui, à cause de l’éloignement de leurcampement, n’avaient pas été prévenus à temps par les émissaires duvice-toqui, et qui se hâtaient de rejoindre leurs compagnons.

De son côté, le Cerf Noir, avec non moins de raison, supposa queAntinahuel avait, en se rendant au cañon après leur entrevue, faitprévenir les arrivants.

Tout conspirait donc pour plonger les deux chefs dans la pluscomplète erreur.

Joan s’avançait toujours avec la même audace ; seulement,au fur et à mesure qu’il approchait du défilé, par une manœuvreconvenue entre lui et les Espagnols, il pressait son cheval detelle sorte qu’à l’entrée du cañon il était à environ soixante pasde sa troupe.

Il s’enfonça dans le défilé sans témoigner la moindrehésitation.

À peine avait-il fait une dizaine de pas en avant, qu’un Indiensortant d’un épais taillis sauta légèrement sur le sol, en face delui.

Cet Indien était Antinahuel lui-même.

Joan tressaillit intérieurement à la vue du chef redouté detous, mais son visage demeura impassible.

– Mon fils arrive bien tard, dit le toqui en lui jetant unregard louche.

– Mon père me pardonnera, répondit respectueusement Joan,je n’ai été prévenu que cette nuit, et ma tolderia estéloignée.

– Bon, reprit le chef, je sais que mon fils estprudent ; combien de lances amène-t-il avec lui ?

– Guaranca ! – mille.

Ainsi qu’on le voit, Joan doublait bravement le nombre de sessoldats, mais il ne faisait en cela que suivre les instructions deCurumilla.

– Oh ! oh ! fit le toqui avec joie, on peut venirtard quand on amène une troupe aussi nombreuse.

– Mon père sait que je lui suis dévoué, répondithypocritement l’Indien.

– Je le sais, mon fils est un brave guerrier ; a-t-ilvu les Huincas ?

– Je les ai vus.

– Sont-ils loin ?

– Non, ils arrivent ; dans isthenalliaganta –moins d’une heure – ils seront ici.

– Nous n’avons pas un instant à perdre ; mon filss’embusquera de chaque côté du cañon, proche du cactus brûlé.

– Bon, cela sera fait ; que mon père s’en rapporte àmoi.

En ce moment la troupe des faux Indiens parut à l’entrée dudéfilé, dans lequel elle entra résolument à l’exemple de sonchef.

La circonstance était critique. La moindre hésitation de la partdes Espagnols pouvait, en découvrant l’imposture, causer la pertede tous.

– Que mon fils fasse diligence, dit Antinahuel.

Et il regagna son poste.

Joan et ses hommes prirent le galop ; ils étaient alorssurveillés par mille ou quinze cents espions invisibles qui, aumoindre soupçon, au premier geste suspect, les auraient massacréssans rémission.

Il fallait une prudence extrême.

Joan après avoir fait mettre pied à terre à ses hommes et cacherles chevaux en arrière, dans un coude naturel formé par le lit dela rivière, les distribua avec le plus grand calme et unedésinvolture capable de bannir à jamais tous les soupçons dansl’esprit du chef, si par hasard il en avait eu.

Dix minutes plus tard, le défilé paraissait aussi solitairequ’auparavant.

Joan avait à peine fait quelques pas dans les buissons, afin dereconnaître les environs du poste qu’il occupait, qu’une main seposa sur son épaule.

Il se retourna en tressaillant.

Curumilla était devant lui.

– Bon, murmura celui-ci d’une voix basse comme un souffle,mon fils est loyal, qu’il me suive avec ses hommes.

Joan fit un geste d’assentiment.

Alors, avec des précautions extrêmes et en gardant le plus grandsilence, trois cents hommes commencèrent à escalader les rochers àla suite de l’Ulmen.

Curumilla les distribua dans plusieurs directions, de façonqu’il établit une double ligne de soldats qui formaient un largecercle autour du poste choisi par Antinahuel pour le bivouac del’élite de sa troupe.

Cette manœuvre fut d’autant plus facile à exécuter, que, nous lerépétons, le toqui n’avait et ne pouvait avoir aucun soupçon, etque, loin de surveiller ce qui se passait autour de lui, il suivaitattentivement des yeux le détachement de don Gregorio quicommençait à paraître au loin dans la plaine.

Les trois cents soldats de Joan, qui avaient escaladé lamuraille du défilé, du côté opposé du cañon, s’étaient partagés endeux troupes.

La première avait pris position au-dessus du Cerf Noir, et laseconde, forte de cent hommes, s’était massée en arrière-poste,prête, si le besoin l’exigeait, à exécuter une charge et à prendrel’ennemi à revers.

Aussitôt que Curumilla eut fait préparer la manœuvre que nousvenons de décrire, il quitta Joan et rejoignit ses compagnons quil’attendaient au sommet du Corcovado.

– Enfin ! s’écrièrent-ils en le voyant paraître.

– Je commençais à craindre qu’il ne vous fût arrivémalheur, chef, lui dit le comte.

Curumilla sourit.

– Tout est prêt, dit il, et quand ils le voudront, lesvisages pâles pourront pénétrer dans le défilé.

– Croyez-vous que votre plan réussisse ? lui demandadon Tadeo avec inquiétude.

– Je l’espère, répondit l’Indien ; mais Pillian seulpeut savoir ce qui arrivera.

– C’est juste. Qu’allons-nous faire, maintenant ?

– Allumer le feu et partir.

– Comment, partir ? et nos amis ?

– Ils n’ont pas besoin de nous ; dès que le feu seraallumé nous nous mettrons à la recherche de la jeune fille.

– Dieu veuille que nous puissions la sauver !

– Pillian est tout-puissant, répondit Curumilla en sortantson mechero de sa ceinture et en battant le briquet.

– Oh ! nous la sauverons, il le faut ! s’écria lejeune homme avec exaltation.

Curumilla, après avoir allumé un peu de chiffon brûlé qui luiservait d’amadou, renfermé dans une boîte de corne, réunit avec sespieds des feuilles sèches, déposa ce chiffon dessus et souffla detoutes ses forces.

Les feuilles calcinées à demi par les rayons du soleil, netardèrent pas à s’allumer ; Curumilla en jeta d’autres dessuset y ajouta quelques branches de bois mort qui prirent feu presqueimmédiatement ; le chef plaça alors ces branches sur lebûcher, le feu, avivé par la bise qui à cette hauteur soufflaitavec violence, se communiqua rapidement de proche en proche, etbientôt une épaisse colonne de flammes monta en tourbillonnant versle ciel.

– Bon ! dit Curumilla à ses compagnons qui comme luiregardaient avidement dans la plaine, ils ont vu le signal, nouspouvons partir.

– Partons donc sans plus tarder, s’écria le comte avecimpatience.

– Allons, dit don Tadeo.

Les trois hommes s’enfoncèrent dans l’immense forêt vierge quicouvrait le faîte de la montagne, en laissant derrière eux ce pharesinistre, signal de meurtre et de destruction.

Dans la plaine, don Gregorio Peralta, craignant de trops’avancer avant de savoir positivement à quoi s’en tenir, avaitdonné l’ordre àsa troupe de s’arrêter.

Il ne se dissimulait pas les dangers de sa position, il savaitqu’il allait avoir à braver un péril immense, il voulait doncmettre toutes les chances possibles de succès de son côté, pourque, s’il succombait dans le combat qu’il était sur le point delivrer, son honneur fût sauf et sa mémoire sans reproche.

– Général, dit-il en s’adressant à Cornejo qui, ainsi quele sénateur, se trouvait auprès de lui, vous êtes un brave homme deguerre, un soldat intrépide, je ne vous cacherai donc pas que noussommes dans une situation hérissée de périls.

– Oh ! oh ! fit le général en relevant samoustache et en lançant un regard railleur à don Ramon qui, à cetteannonce faite ainsi à brûle-pourpoint, était devenu tout pâle,expliquez-moi donc cela, don Gregorio ?

– Oh ! mon Dieu ! répondit celui-ci, c’est d’unesimplicité enfantine : les Indiens sont embusqués en forcedans le défilé pour nous en disputer le passage.

– Voyez-vous cela, les gaillards ! mais ils vont nousassommer, alors, fit le général toujours calme.

– C’est un épouvantable guet-apens ! s’écria lesénateur attéré.

– Caspita ! si c’est un guet-apens, reprit le général,je le crois bien. Du reste, ajouta-t-il avec un sourire narquois,vous serez à même d’en juger tout à l’heure ; vous m’endonnerez des nouvelles après, si, ce qui est peu probable, vous enréchappez, cher ami !

– Mais je ne veux pas aller fourrer ma tête dans cetaffreux traquenard, s’écria don Ramon hors de lui de frayeur, je nesuis pas soldat, moi, que diable !

– Bah ! vous vous battrez en amateur, cela seratrès-beau de votre part, vu que vous n’en avez pas l’habitude.

– Monsieur, dit froidement don Gregorio, tant pis pourvous, si vous étiez tranquillement resté à Santiago, comme c’étaitvotre devoir, vous ne vous trouveriez pas dans cettealternative.

– C’est vrai, cher ami, appuya en riant le général,pourquoi, vous qui êtes poltron comme un lièvre, vous avisez-vousde faire de la politique militante ?

Le sénateur ne répondit pas à cette dure apostrophe, il étaithébété par la peur, déjà il se croyait mort.

– Quoi qu’il arrive, puis-je compter sur vous,général ? reprit don Gregorio.

– Je ne puis vous promettre qu’une chose, réponditnoblement le vieux soldat, c’est de ne pas marchander ma vie, et,le cas échéant, de me faire bravement tuer. Quant à ce poltron,ajouta-t-il en désignant don Ramon, ne vous inquiétez pas de lui,je me charge de lui faire accomplir des prodiges de valeur.

À cette menace, le malheureux sénateur sentit une sueur froideinonder tout son corps.

Une longue colonne de flamme brilla au sommet du Corcovado.

– Il n’y a plus à hésiter, Caballeros, s’écria résolumentdon Gregorio, en avant ! et que Dieu protège leChili !

– En avant ! répéta le général en dégainant sonsabre.

La troupe partit dans la direction du défilé.

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