Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 27LA FIN DU VOYAGE DE DON RAMON.

Cependant don Ramon Sandias avait quitté Valdivia.

Cette fois le sénateur était seul.

Seul avec son cheval, pauvre bête étique à moitié fourbue, quitrottinait la tête et les oreilles basses, et semblait de touspoints se conformer aux tristes pensées qui sans nul douteassaillaient son maître.

Le sénateur pareil à ces chevaliers des anciens romans, qui sontle jouet d’un méchant enchanteur et tournent des années entièresdans le même cercle, sans jamais parvenir à atteindre un butquelconque, était sorti de la ville avec la ferme persuasion qu’iln’arriverait pas au terme de son voyage.

L’avenir ne lui apparaissait nullement couleur de rose.

Il était parti de Valdivia sous le poids d’une menace demort ; à chaque pas il s’attendait à être couché en joue parun fusil invisible embusqué derrière les buissons du chemin.

Ne pouvant pas en imposer par la force aux ennemis disséminéssans doute sur son chemin, il avait résolu de leur en imposer parsa faiblesse, c’est-à-dire qu’il s’était débarrassé de toutes sesarmes, sans garder seulement un couteau sur lui.

À quelques lieues de Valdivia, il avait été dépassé par Joan quien arrivant auprès de lui, lui avait jeté un bonjour ironique, puisavait piqué des deux et n’avait pas tardé à disparaître dans unnuage de poussière.

Don Ramon l’avait longtemps suivi des yeux d’un air d’envie.

– Que ces Indiens sont heureux grommelait-il ! entreses dents, ils sont braves, le désert leur appartient. Ah !ajouta-t-il avec un soupir, si j’étais à Caza Azul, moiaussi je serais heureux !

Caza Azul était la quinta du sénateur.

Cette quinta aux murs blancs, aux contrevents verts, auxbosquets touffus, qu’il regrettait tant d’avoir abandonnée dans unmoment de folle ambition et qu’il n’espérait plus revoir,hélas !

Chose singulière, plus le sénateur avançait dans son voyage,moins il espérait le mener à bonne fin.

Déjà tant de fois, il s’était vu forcé de s’arrêter dans sacourse, et obligé de regagner son point de départ qu’il n’osaitcroire que cette fois il sortirait enfin du cercle fatal danslequel il s’imaginait être enserré.

Lorsqu’il lui fallait côtoyer un bois ou traverser un cheminétroit entre deux montagnes, il jetait des regards effarés autourde lui, et s’engageait dans le passage suspect en murmurant toutbas :

– C’est ici qu’ils m’attendent.

Puis le bois traversé, le pas dangereux franchi sans obstacle,au lieu de se féliciter d’être sain et sauf, il disait en hochantla tête :

– Hum ! les Picaros ! ils savent bienque je ne puis leur échapper, ils jouent avec moi, comme les chatsavec une souris.

Cependant deux jours s’étaient écoulés déjà sans encombre, rienn’était venu corroborer les soupçons et les inquiétudes dusénateur.

Don Ramon avait, le matin même, passé à gué le Carampangue, ilapprochait rapidement du Biobio, qu’il espérait atteindre aucoucher du soleil.

Le Biobio forme la frontière araucanienne : c’est un fleuveassez étroit mais très-rapide, qui descend des montagnes, traverseConcepcion et se jette dans la mer un peu au sud de Talcahueno.

Une fois le Biobio franchi, le sénateur serait en sûreté,puisqu’il se trouverait alors sur le territoire chilien.

Mais il fallait franchir le Biobio.

Là était la difficulté !

Le fleuve n’a qu’un gué, ce gué se trouve un peu au-dessus deConcepcion.

Le sénateur le connaissait parfaitement, mais un pressentimentsecret lui disait de ne pas s’en approcher, que c’était là quel’attendaient tous les malheurs qui le menaçaient depuis lecommencement de son voyage.

Malheureusement don Ramon n’avait pas le choix, il n’avait pasd’autre chemin à prendre, il lui fallait absolument se décider pourle gué, à moins de renoncer à entrer au Chili.

Le sénateur hésita longtemps comme César, au fameux passage duRubicon, mais sans doute par d’autres motifs : enfin comme iln’y avait pas moyen de faire autrement, bon gré mal gré, don Ramonpiqua son cheval et s’avança vers le gué en recommandant son âme àtous les saints de la légende dorée espagnole, et Dieu sait si elleen possède une riche collection !

Le cheval était fatigué, cependant l’odeur de l’eau lui renditdes forces et il galopa fort gaillardement du côté du gué qu’ilavait éventé avec l’instinct infaillible de ces nobles bêtes, sanshésiter dans les méandres inextricables qui se croisaient dans leshautes herbes, tracés par le passage des renards, des mules ou lespieds des chasseurs indiens.

Bien que le fleuve ne fût pas visible encore, déjà don Ramonentendait le sourd grondement des eaux.

Il côtoyait en ce moment une sombre colline dont les flancsentièrement boisés laissaient échapper par intervalles des rumeursétranges.

L’animal aussi effrayé que le maître dressait les oreilles etredoublait de vitesse.

Don Ramon osait à peine respirer, il regardait avec crainteautour de lui. Il était proche du gué qui apparaissait déjà à unecourte distance, lorsque tout à coup une voix rude frappa sonoreille et le rendit aussi immobile que s’il avait été subitementchangé en un bloc de marbre.

Une dixaine de guerriers indiens l’enveloppaient de toutesparts.

Ces guerriers étaient commandés par le Cerf Noir, le vice-toquides Aucas.

Chose étrange, le premier moment de frayeur passé, le sénateurse rassura presque complètement.

Maintenant il savait à quoi s’en tenir, le danger que depuis silongtemps il redoutait, lui était enfin apparu, mais moinseffrayant qu’il ne se l’était figuré.

C’est une des propriétés de l’appréhension de grossirdémesurément les objets et de rendre par contre-coup, la réalité,quelque terrible qu’elle soit en effet, beaucoup moins effrayanteque les fantômes que se plaît à créer l’imagination.

Dès qu’il se vit pris, le sénateur se prépara à jouer son rôlele plus adroitement possible, afin de ne pas laisser soupçonner lemessage dont il était porteur.

Cependant il ne put retenir un soupir de regret en considérantle gué qui s’étendait à vingt pas de lui.

Ce n’était pas avoir de chance : il avait jusque-làsurmonté tous les obstacles qui s’opposaient à l’accomplissement deson voyage, pour venir faire naufrage au port.

Le Cerf Noir l’examinait attentivement, enfin il posa la mainsur la bride de son cheval et lui dit en cherchant à rappeler unsouvenir effacé de sa mémoire :

– Il me semble que j’ai vu déjà le visage pâle ?

– Effectivement, chef, répondit le sénateur en essayant desourire, nous sommes de vieux amis.

– Je ne suis pas l’ami des Huincas, fit durementl’Indien.

– Je voulais dire, reprit don Ramon, que nous sommesd’anciennes connaissances.

– Bon ! que fait ici le Chiaplo ?

– Hum ! dit le sénateur avec un soupir, je ne faisrien, et je voudrais bien être autre part.

– Que le visage pâle réponde clairement, un chefl’interroge, dit le Cerf Noir en fronçant le sourcil.

– Je ne demande pas mieux, répondit don Ramon d’un tonconciliant, interrogez-moi.

– Où va le visage pâle ?

– Où je vais ? ma foi, je ne sais pas à présent,puisque je suis votre prisonnier et que vous déciderez demoi ; seulement, quand vous m’avez arrêté, je me préparais àfranchir le Biobio.

– Bon ! et le Biobio franchi ?

– Oh ! alors je me serais hâté de me rendre à maquinta, que je n’aurais jamais dû quitter.

– Sans doute que le visage pâle est chargé d’une mission dela part des guerriers de sa nation ?

– Moi, fit le sénateur du ton le plus dégagé qu’il putprendre, mais en rougissant malgré lui, qui voulez-vous qui m’aitchargé d’une mission ? je ne suis qu’un pauvre hommeinoffensif.

– Bon, dit le Cerf Noir, mon frère se défend bien, il esttrès-rusé.

– Je vous assure, chef, fit le sénateur avec modestie.

– Où est le collier ?

– De quel collier parlez-vous ? je ne vous comprendspas.

– De celui qu’il doit remettre au chef de Conception.

– Moi ?

– Oui.

– Je n’en ai pas.

– Mon frère parle bien ; les guerriers aucas ne sontpas des femmes, ils savent découvrir ce qu’on prétend leurcacher ; que mon frère descende de cheval.

Don Ramon obéit.

Toute résistance était impossible, du reste dans aucun cas iln’aurait osé se défendre.

Aussitôt qu’il eut mis pied à terre, le cheval fut emmené.

Le sénateur poussa un soupir en se séparant de sa monture.

– Que le visage pâle me suive, dit le Cerf Noir.

– Hum ! demanda don Ramon, où allons-nous doncainsi ?

– Auprès du toqui et du Grand Aigle des blancs.

– Eh ! fit don Ramon à part lui, cela se gâte, jecrois que j’aurai de la peine à m’en tirer.

Les guerriers s’enfoncèrent alors avec leur prisonnier dans lestaillis qui couvraient le pied de la colline.

Après une montée assez rude, qui dura près d’un quart-d’heure,ils arrivèrent au camp.

Le général Bustamente et Antinahuel se promenaient en causantensemble.

– Qu’est-ce cela ? demanda le général.

– Un prisonnier, répondit le Cerf Noir en ledémasquant.

– Eh mais, fit le général qui reconnut le sénateur, c’estmon honorable ami don Ramon ! par quel heureux hasard dans cesparages ?

– Hasard heureux en effet, puisque je vous y rencontre,général répondit le sénateur avec un sourire contraint, cependantje vous avoue que je n’y comptais pas.

– Comment donc cela ? est-ce que vous ne me cherchiezpas un peu ? fit le général avec un accent railleur.

– Dieu m’en garde ! s’écria le sénateur, c’est-à-dire,fit-il-en se reprenant, que je n’espérais pas avoir le bonheur devous rencontrer.

– Voyez-vous cela ! et où alliez-vous ainsi toutseul ?

– Je retournais chez moi.

Le général et Antinahuel échangèrent quelques mots à voixbasse.

– Venez avec nous, don Ramon, reprit le général, le toquidésire vous entretenir.

Cette invitation était un ordre, don Ramon le comprit.

– Avec plaisir, dit-il.

Et tout en maudissant sa mauvaise étoile, il suivit les deuxhommes dans le toldo, où se trouvaient la Linda et doñaRosario.

Les guerriers qui avaient amené le sénateur restèrent au dehors,prêts à exécuter les ordres qu’ils recevraient.

– Vous disiez donc, reprit le général lorsqu’ils furentdans le toldo, que vous vous rendiez chez vous ?

– Oui, général.

– Très-bien, est-ce à Casa Azul que vous alliez ?

– Hélas oui, général.

– Pourquoi ce soupir ? rien, je crois, ne s’opposera àla continuation de votre voyage.

– Vous croyez ? fit vivement le sénateur.

– Dam ! cela dépendra de vous seul.

– Comment cela ?

– Remettez au toqui l’ordre que vous avez été chargé pardon Tadeo de Leon, de porter au général Fuentès à Concepcion.

– De quel ordre parlez-vous, général ?

– Mais de celui que vous avez probablement.

– Moi !

– Vous.

– Vous vous trompez, général, je ne suis chargé d’aucunemission pour le général Fuentès.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr.

– Cependant le toqui prétend le contraire. Que dites-vousde cela, chef ?

– Cet homme ment, il doit avoir un collier, ditAntinahuel.

– Il est facile de nous en assurer, dit froidement legénéral. Cerf Noir, mon ami, ayez, je vous prie, la complaisance defaire suspendre ce caballero par les pouces au premier arbre venu,jusqu’à ce qu’il consente à donner son ordre.

Le sénateur frissonna.

– Je vous ferai observer, continua le général, que nous necommettrons pas l’indiscrétion de vous fouiller.

– Mais je vous assure que je n’ai pas d’ordre.

– Bah ! je suis bien sûr que vous en trouverez un, iln’y a rien de tel que d’être suspendu par les pouces, vousverrez.

– Venez, dit le Cerf Noir en lui posant la main surl’épaule.

Le sénateur bondit d’épouvante tout son courage l’abandonna.

– Je crois me rappeler… balbutia-t-il.

– Là, vous voyez.

– Que je suis porteur d’une lettre.

– Quand je vous le disais.

– Mais j’ignore ce qu’elle contient.

– Caramba je le crois bien ! à qui est-elleadressée ?

– Je suppose que c’est au général Fuentès.

– Vous voyez bien.

– Mais si je vous remets ce papier je serai libre ?fit-il en hésitant.

– Ah ! dam ! la position est changée maintenant.Si vous vous étiez exécuté de bonne grâce, j’aurais presque pu vousle garantir, mais à présent, vous comprenez…

– Cependant…

– Donnez toujours.

– Le voilà ! fit le sénateur en le tirant de sapoitrine.

Le général prit le papier, le lut rapidement, puis entraînantAntinahuel à l’autre extrémité du toldo, tous deux causèrentpendant quelques minutes à voix basse.

Enfin le général revint auprès du sénateur, ses sourcils étaientfroncés, sa physionomie sévère.

Don Ramon eut peur, sans savoir pourquoi.

– Malheureux, lui dit durement le général, est-ce doncainsi que vous me trahissez, après les preuves d’amitié que je vousai données et la confiance que j’avais en vous !

– Je vous assure, général, balbutia le malheureux sénateurqui se sentait blêmir.

– Taisez-vous, misérable espion ! reprit le générald’une voix tonnante, vous m’avez voulu vendre à mes ennemis, maisDieu n’a pas permis qu’un projet aussi noir fût exécuté !l’heure du châtiment a sonné pour vous ! recommandez votre âmeà Dieu !

Le sénateur fut attéré ; il était si loin de s’attendre àun tel dénouement, qu’il n’eut même pas la force de répondre.

– Emmenez cet homme, dit Antinahuel.

Le pauvre diable se débattit vainement aux mains des guerriersindiens qui s’étaient brutalement emparés de lui et l’entraînèrenthors du toldo malgré ses cris et ses prières.

Le Cerf Noir le conduisit au pied d’un énorme espino,dont les branches touffues ombrageaient au loin la colline.

Arrivé là, don Ramon fit un effort suprême, s’échappa des mainsde ses gardiens stupéfaits, et s’élança comme un fou sur la penterapide de la montagne.

Où allait-il ? il ne le savait pas.

Il fuyait sans s’en rendre compte, dominé par la crainte demourir.

Mais cette course insensée ne dura que quelques minutes à peine,et finit d’épuiser ses forces.

Lorsque les guerriers indiens eurent réussi à s’emparer de lui,ce qui leur fut facile, l’épouvante l’avait déjà presque tué.

Les yeux démesurément ouverts, il regardait sans voir, iln’avait plus conscience de ce qui se passait autour de lui, destressaillements nerveux indiquaient seuls qu’il vivait encore.

Les guerriers lui jetèrent le nœud coulant d’un lasso autour ducou, et le hissèrent à la maîtresse branche de l’espino.

Il se laissa faire sans opposer la moindre résistance.

Il était mort quand on le pendit.

La frayeur l’avait tué.

Il était écrit que le pauvre don Ramon Sandias, victime d’unefolle ambition, ne reverrait jamais Casa Azul !

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