Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 17LE MESSAGER.

Joan était un jeune homme de trente ans au plus, hardi,aventureux, ne redoutant aucun péril, mais doué aussi de cetteastuce froide et profonde qui caractérise ses compatriotes. Avantde partir il avait pesé parfaitement toutes les chances pour etcontre le succès de sa mission. Il ne se dissimulait pas qu’elleétait hérissée de difficultés et que ce serait en quelque sorte unmiracle s’il parvenait à éviter les pièges sans nombre tendus sousses pas.

Ces difficultés, même au lieu de le rebuter, la lui avaient faitaccepter avec empressement.

Il y voyait l’occasion de jouer un bon tour à Antinahuel, qu’ildétestait sans trop savoir pourquoi, nous devons le dire, tout ensauvant Curumilla qui lui avait sauvé la vie.

Tout se résumait à traverser, sans être tué, la ligne dessentinelles qui, sans doute, enveloppaient le poste qu’il venait dequitter.

Il resta un instant accroupi dans les hautes herbes,réfléchissant au moyen qu’il emploierait pour s’échapper sain etsauf.

Il paraît que ce moyen ne tarda pas à être trouvé, car il se mità courir.

Assuré qu’il était bien seul, il déroula son laço, dépassa lenœud coulant et en noua l’extrémité à un buisson.

Sur ce buisson il attacha son chapeau de façon à ce qu’il ne pûttomber, puis il s’éloigna avec précaution en déroulant son laço aufur et à mesure.

Lorsqu’il fut arrivé à l’extrémité du laço, il tira doucement,par petites secousses, en imprimant un léger mouvement oscillatoireau buisson.

Ce mouvement fut aperçu presque aussitôt des sentinelles, elless’élancèrent de ce côté, virent le chapeau et firent feu.

Pendant ce temps-là, Joan détalait avec la légèreté d’unguanacco, riant comme un fou du désappointement des sentinelles,quand elles reconnaîtraient sur quoi elles avaient tiré.

Du reste, il avait si bien pris ses mesures qu’il était déjàloin et complètement hors d’atteinte, avant que les Araucans sefussent aperçus du tour qu’il leur avait joué.

Il y a loin du cañon del rio seco à la tolderia de San-Miguelpar la route tracée, ou pour être plus vrai, à peu près tracée, queprennent les voyageurs ; si Joan avait voulu la suivre, ilaurait eu près de quinze lieues à faire.

Mais Joan était un Indien, il coupait le chemin à vol d’aigle,en ligne droite.

Jeune et doué d’un jarret de fer, il partit au pas gymnastique,traversant monts et vallées, sans jamais ralentir sa marche.

Il avait quitté le rocher à six heures du soir. Il arrivait envue de San-Miguel à trois heures du matin.

En neuf heures il avait parcouru plus de douze lieues par deschemins où les chèvres seules et les Indiens peuvent passer.

C’était vigoureusement marcher.

Quand il entra dans la tolderia, l’ombre et le silence régnaientpartout, tous les habitants dormaient, quelques chiens errantshurlaient à la lune, c’était tout !

Joan était assez embarrassé, il ne savait comment trouver ceuxauxquels il avait affaire, lorsque la porte d’une hutte s’ouvrit,et deux hommes, suivis d’un énorme chien de Terre-Neuve, parurentsur la route.

Dès que le chien aperçut l’Indien, il s’élança vers lui enaboyant avec fureur.

– Retenez votre chien, s’écria Joan en se mettantpromptement en défense.

– Ici, César ! ici, monsieur, fit une voix.

Le chien obéit et revint en grognant tout bas se placer auprèsde son maître.

Ces paroles avaient été prononcées en français, langue quenaturellement Joan ignorait ; il se souvenait d’avoir vu àValdivia, auprès des Français, un chien semblable à celui qui luifaisait un si formidable accueil, cela le porta à supposer que lehasard le mettait face à face avec ceux qu’il cherchait.

Joan était l’homme de résolution prompte, il prit son parti sanshésiter et cria d’une voix forte :

– Marry-marry, êtes-vous le muruche, amide Curumilla ?

– Curumilla ! s’écria Trangoil Lanec en s’approchant,qui a prononcé ce nom ?

– Un homme qui vient de sa part, répondit Joan.

Le chef dirigea sur lui un œil soupçonneux, mais les ténèbresétaient si épaisses qu’il ne put que difficilement distinguerl’homme qui lui parlait.

– Approchez, lui dit-il, puisqu’il vous envoie vers nous,vous devez avoir certaines choses à nous rapporter ?

– Êtes-vous ceux que je cherche ? demanda Joan,hésitant à son tour.

– Oui, mais dans la hutte, à la clarté d’un candil, nousnous reconnaîtrons mieux qu’ici, où la nuit est plus noire que lecratère de l’autuco.

– C’est vrai, appuya Valentin en riant, il fait si noir quele diable marcherait sur sa queue.

Les trois hommes entrèrent dans la hutte, suivis par leTerre-neuvien qui formait l’arrière-garde.

Sans perdre de temps, Trangoil Lanec sortit son méchero etbattit le briquet, on alluma un candil et les trois interlocuteursse virent.

Trangoil Lanec s’avança vers l’Indien :

– Bon, dit-il, je reconnais mon penny, c’est luique déjà Curumilla avait envoyé à Valdivia.

– Oui, répondit Joan en montrant le chien qui s’étaitcouché auprès de lui et lui léchait les mains, vous voyez que lechien m’a reconnu.

– Celui que mon chien aime, je l’aime, guerrier, voici mamain, dit Valentin.

Joan serra cordialement cette main loyale, la franchise duFrançais lui avait gagné le cœur, entre ces deux hommes désormaisc’était à la vie à la mort.

Trangoil Lanec s’était accroupi sur le sol, il fit signe à sescompagnons de prendre place à ses côtés.

Ceux-ci obéirent.

Après un moment de silence, pendant lequel il sembla rassemblerses pensées, le chef se tourna vers Joan :

– J’attendais ce soir, au coucher du soleil, dit-il,l’arrivée de Curumilla et de deux amis. Curumilla est un chef, saparole est sacrée, la nuit s’avance, le hibou a déjà fait entendreson chant lugubre qui annonce le lever du soleil, Curumilla n’estpas venu, quelle raison l’en empêche ? mon fils est unguerrier, il vient de la part de mon frère, qu’il parle, mesoreilles sont ouvertes.

Joan s’inclina respectueusement et tira de sa ceinture lemorceau d’étoffe que lui avait remis Curumilla comme preuve de samission : l’Indien le présenta silencieusement.

– Un morceau du poncho de Curumilla ! s’écriaviolemment Trangoil Lanec en s’en emparant et le passant àValentin, aussi ému que lui, parle, messager de malheur, mon frèreest-il mort ? De quelle terrible nouvelle es-tu porteur ?Parle, au nom de Pillian ! dis-moi les noms de ses assassins,afin qu’avec leurs os Trangoil Lanec se fasse des sifflets deguerre.

– Les nouvelles que j’apporte sont mauvaises ;cependant, au moment où je les ai quittés, Curumilla et sescompagnons étaient en sûreté et sans blessures.

Les deux hommes respirèrent.

– Curumilla, continua l’Indien, coupa ce morceau de sonponcho et me le donna en me disant : Va trouver mes frères,montre-leur cette étoffe, alors ils te croiront et tu leurrapporteras dans tous ses détails la situation dans laquelle noussommes ; je suis parti, j’ai fait douze lieues sans m’arrêterdepuis le coucher du soleil, et me voilà.

Sur un signe de Trangoil Lanec, Joan fit alors le récit qu’onattendait de lui.

Ce récit fut long, l’Ulmen et Valentin l’écoutèrent avec la plusgrande attention. Lorsqu’il fut terminé il y eut un silence.

Chacun réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre.

Les nouvelles étaient effectivement mauvaises, la position desassiégés critique ; il était impossible que trois hommes, sirésolus qu’ils fussent, pussent longtemps résister aux effortscombinés d’un millier de guerriers furieux de la défaite que lesEspagnols leur avaient infligée et qui brûlaient de prendre leurrevanche.

Le secours qu’ils porteraient à leurs amis serait bien faible,peut-être arriverait-il trop tard.

Que faire ?

C’est ce que ces trois hommes indomptables se demandaient avecrage, sans pouvoir se faire une réponse satisfaisante.

Ils se trouvaient devant une impossibilité qui se dressaitimplacable et terrible devant eux.

Ils n’avaient que deux choses à faire : ou laisser mourirleurs amis sans chercher à les sauver, cette idée ne leur vint mêmepas, ou aller mourir avec eux.

Hors de ces deux combinaisons, il n’y avait rien ! c’étaitvainement qu’ils se creusaient la tête pour résoudre ce problèmeinsoluble.

C’était un mal sans remède, il fallait courber le front ;Valentin fut le premier qui se décida.

– Vive Dieu ! dit-il en se levant avec violence,puisque nous ne pouvons que mourir avec nos amis, hâtons-nous deles joindre, la mort leur semblera plus douce si nous sommes prèsd’eux.

– Allons ! répondirent résolument les deux Indienscomme un écho funèbre.

Ils sortirent de la hutte.

Le soleil se levait radieux à l’horizon.

– Bah ! dit Valentin tout ragaillardi par l’air fraisdu matin et les éblouissants rayons du soleil qui faisaientmiroiter les cailloux de la route, nous nous en tirerons !Tant que l’âme tient au corps, il y a de l’espoir ! ne nouslaissons pas abattre, chef, je suis certain que nous lessauverons.

L’Ulmen hocha tristement la tête.

En ce moment, Joan, qui s’était éloigné sans que, ses compagnonsle remarquassent, revint, conduisant en bride trois chevauxharnachés.

– À cheval, dit-il, peut-être arriverons-nous à temps.

Les deux hommes poussèrent un cri de joie et sautèrent enselle.

Alors commença une course furieuse qui ne peut être comparée àrien.

Cette course dura six heures.

Il était près de onze heures lorsque les trois hommes, toujourssuivis par le brave César, arrivèrent en vue de Corcovado.

– Ici nous devons mettre pied à terre, dit Joan, continuerplus longtemps notre route à cheval serait nous exposer à êtredécouverts par les éclaireurs de Antinahuel.

Les chevaux furent abandonnés.

Le plus grand silence régnait aux environs.

Les trois compagnons commencèrent à gravir la montagne.

Après avoir monté pendant assez longtemps, ils s’arrêtèrent pourreprendre haleine et se consulter.

– Attendez-moi ici, dit Joan, je vais à la découverte, nousdevons être entourés d’espions.

Ses compagnons s’étendirent sur le sol ; il s’éloigna enrampant.

Au lieu de monter davantage, l’Indien, qui avait calculé qu’ilsse trouvaient à peu près à la hauteur du bloc de rochers, obliquapeu à peu et disparut bientôt derrière un bloc de rochers.

Son absence fut longue, près d’une heure s’écoula avant qu’ilreparût.

Ses amis, inquiets de cette longue attente, ne savaient quelparti prendre ni que penser.

Ils craignaient qu’il n’eût été découvert et faitprisonnier.

Déjà ils se préparaient à reprendre leur marche, au risque de cequi pourrait arriver, lorsqu’ils le virent accourir rapidement sansmême se donner la peine de se cacher.

Quand il fut près d’eux :

– Eh bien ! lui demanda vivement Valentin, que sepasse-t-il ? pourquoi cet air joyeux répandu sur votrevisage ?

– Curumilla est un chef prudent, répondit Joan, il a brûléla forêt derrière les rochers.

– Quel si grand avantage cet incendie nous procure-t-ildonc ?

– Un immense. Les guerriers de Antinaturel étaientembusqués à l’abri des arbres, ils ont été obligés de seretirer ; à présent, la route est libre, nous pouvons joindrenos amis quand nous voudrons.

– Allons, alors ! s’écria Valentin.

– Et Curumilla ? demanda Trangoil Lanec, commentl’avertir de notre présence ?

– Je l’ai averti, reprit Joan, il a aperçu mon signal, ilnous attend.

– Ces diables d’Indiens pensent à tout, se dit Valentin enmordillant sa moustache ; allons, viens César, viens, mon bonchien, ce sera malheureux si avec le secours de ces trois hommesrésolus, je ne parviens pas à sauver mon pauvre Louis ;l’horizon se rembrunit d’une furieuse façon, ajouta-t-il,bigre ! il faut faire attention à ne pas laisser sa peauici.

Et, suivi de César, qui le regardait en remuant la queue etsemblait comprendre les pensées qui attristaient son maître, tantson regard était expressif, il se mit à marcher derrière TrangoilLanec qui, lui, marchait pour ainsi dire dans les pas de Joan.Vingt minutes plus tard, sans avoir été inquiétés, ils setrouvaient au pied des rochers, du haut de la plate-forme desquelsdon Tadeo et Curumilla, leur faisaient de joyeux signaux debienvenue.

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