Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 33APRÈS LA BATAILLE.

Pendant quelque temps les jeunes gens suivirent de loin lamarche de l’armée chilienne qui, retardée par ses nombreux blessés,n’avançait que lentement mais en bel ordre vers le Biobio.

Ils traversèrent au pas la plaine où la veille s’était livré uncombat acharné entre les Indiens et les Chiliens.

Rien de si triste, de si lugubre et qui montre mieux le néantdes choses humaines qu’un champ de bataille.

La plaine que les boulets avaient labourée dans tous les sensétait jonchée de cadavres, tombant déjà en putréfaction à cause desrayons incandescents du soleil et à demi-dévorés par lesvautours.

Aux places où la bataille avait été le plus acharnée, descadavres amoncelés étaient mêlés à des corps de chevaux, des débrisd’armes, d’affûts, de caissons ou de projectiles.

Indiens et Chiliens étaient là pêle-mêle, tels que la mort lesavait surpris ; tous frappés par devant et serrant encore dansleurs mains raidies des armes désormais inutiles.

Au loin de sinistres silhouettes de loups se dessinaientvaguement, venant avec de sourds glapissements prendre leur part dela curée.

Les jeunes gens s’avançaient, jetant autour d’eux des regardsattristés.

– Pourquoi ne pas nous hâter de quitter ce lieumaudit ? demanda Valentin à son frère de lait ; mon cœurse soulève à cet horrible spectacle.

– Nous avons un devoir à remplir, répondit sourdement lecomte.

– Un devoir à remplir ? fit Valentin avecétonnement.

– Oui, reprit le jeune homme ; veux-tu donc que notrepauvre Joan soit abandonné sans sépulture et devienne la proie deces immondes animaux ?

– Merci de m’y avoir fait songer ; oh ! tu esmeilleur que moi ! tu n’oublies rien, toi !

– Ne te calomnie pas ; cette pensée te serait venuedans un instant peut-être.

Au bout de quelques minutes les jeunes gens arrivèrent àl’endroit où Joan et le général Bustamente étaient tombés.

Ils gisaient là couchés côte à côte, dormant du sommeiléternel.

Les Français mirent pied à terre.

Par un hasard singulier, ces deux cadavres n’avaient pas encoreété profanés par les oiseaux de proie qui tournoyaient au-dessusd’eux, mais qui, à l’approche des jeunes gens, s’enfuirent àtire-d’aile.

Les deux frères de lait demeurèrent un instant pensifs.

Puis ils dégainèrent leurs sabres et creusèrent une fosseprofonde dans laquelle ils ensevelirent les deux ennemis.

Seulement Valentin s’empara du poignard empoisonné de don Tadeoet le passa à sa ceinture, en murmurant à voix basse :

– Cette arme est bonne, qui sait si elle ne me servira pasun jour !

Lorsque les deux corps eurent été déposés dans la fosse, ils lacomblèrent, puis ils roulèrent les pierres les plus grosses qu’ilspurent trouver, sur la place qui renfermait les cadavres, afin queles bêtes fauves après leur départ ne les déterrassent pas avecleurs griffes.

Ceci fait, Valentin coupa deux hampes de lances dont il fit unecroix, qu’il planta sur la tombe.

Ce dernier devoir accompli, les deux jeunes genss’agenouillèrent et murmurèrent une courte prière pour le salut deces hommes qu’ils allaient abandonner pour toujours, et dont l’unavait été l’un de leurs plus dévoués amis.

– Adieu ! dit Valentin en se relevant, adieu !Joan, dors en paix dans ce lieu où tu as vaillamment combattu, tonsouvenir ne s’effacera pas de mon cœur.

– Adieu ! Joan, dit à son tour le comte, dors en paix,notre ami, ta mort a été vengée !

César avait suivi avec une certaine attention intelligente lesmouvements de ses maîtres ; en ce moment il plaça ses pattesde devant sur la tombe, flaira un instant le sol récemment remué,et à deux reprises, il poussa un lugubre hurlement.

Les jeunes gens se sentirent l’âme navrée de tristesse ;ils remontèrent silencieusement à cheval, et après avoir jeté undernier regard d’adieu sur la place qui renfermait le braveAraucan, ils s’éloignèrent.

Derrière eux les vautours recommencèrent leur curée un instantinterrompue.

Soit action des objets extérieurs, soit dispositions communes etmystérieuses, soit pour toute autre cause inconnue et qui échappe àl’analyse, il est des heures où je ne sais quelle contagion detristesse nous gagne comme si nous la respirions dans l’air.

Les jeunes gens se trouvaient dans cette étrange dispositiond’esprit en quittant le champ de bataille.

Ils chevauchaient mornes et soucieux à côté l’un de l’autre,sans oser se communiquer les idées qui assombrissaient leurâme.

Le soleil déclinait rapidement à l’horizon ; au loinl’armée chilienne achevait de disparaître dans les méandres de laroute.

Les jeunes gens avaient peu à peu obliqué sur la droite pour serapprocher des montagnes, et suivaient un sentier étroit, tracé surla pente assez raide d’une colline boisée.

César qui, pendant la plus grande partie de la route, avait,selon son habitude, formé l’arrière-garde, dressa tout à coup lesoreilles et s’élança vivement en avant en remuant la queue.

– Nous approchons, dit Louis.

– Oui, répondit laconiquement Valentin.

Ils arrivèrent bientôt à un endroit où le sentier, formait uncoude derrière lequel le Terre-neuvien avait disparu.

Après avoir dépassé ce coude, les Français se trouvèrentsubitement en face d’un feu devant lequel rôtissait un quartier deguanacco ; deux hommes, couchés sur l’herbe à peu de distance,fumaient nonchalamment, tandis que César, gravement assis sur saqueue, suivait d’un œil jaloux les progrès de la cuisson duguanacco.

Ces deux hommes étaient Trangoil Lanec et Curumilla.

À la vue de leurs amis, les Français mirent pied à terre ets’avancèrent vivement vers eux ; ceux-ci, de leur côté,s’étaient levés pour leur souhaiter la bienvenue.

Valentin conduisit les chevaux auprès de ceux de ses compagnons,les entrava, les dessella, leur donna la provende, puis il pritplace au feu.

Pas une parole n’avait été échangée entre les quatre hommes.

Au bout de quelques instants, Curumilla détacha le quartier deguanacco, le plaça sur un plat en bois au milieu du cercle, posades tortillas de maïs à côté, ainsi qu’une outre d’eau et une autred’aguardiente, et chacun s’armant de son couteau attaquavigoureusement les vivres appétissants qu’il avait devant lui.

De temps en temps un os ou un morceau de viande était jeté parun des convives à César qui, placé un peu en arrière en chien bienappris, dînait, lui aussi.

Lorsque la faim fut satisfaite, les pipes et les cigares furentallumés et Curumilla mit une brassée de bois au feu pourl’entretenir.

La nuit était venue, mais une nuit étoilée de ces chaudesrégions, pleine de vagues rêveries et de charmes indicibles.

Un imposant silence planait sur la nature, une brise folleagitait seule la cime houleuse des grands arbres et produisait demystérieux frémissements.

Au loin on entendait par intervalles les rauques glapissementsdes loups et des chacals, et le sourd murmure d’une sourceinvisible jetait ses notes graves dans ce concert grandiose queseul le désert chante à Dieu dans les régions tropicales.

– Eh bien ? demanda enfin Trangoil Lanec.

– La bataille a été rude, répondit Valentin.

– Je le sais, fit l’Indien en hochant la tête, les Araucanssont vaincus, je les ai vus fuir comme une volée de cygnes effrayésdans les montagnes.

– Ils soutenaient une mauvaise cause, observaCurumilla.

– Ce sont nos frères, dit gravement Trangoil Lanec.

Curumilla courba la tête sous ce reproche.

– Celui qui leur avait mis les armes à la main est mort,reprit Valentin.

– Bon, et mon frère sait-il le nom du guerrier quil’atué ? demanda l’Ulmen.

– Je le sais, fit tristement Valentin.

– Que mon frère me dise ce nom, afin que je le garde dansmon souvenir.

– Joan, notre ami, a tué cet homme qui ne méritait pas detomber sous les coups d’un si vaillant guerrier.

– C’est vrai ! dit Curumilla, mais pourquoi notrefrère Joan n’est-il pas ici ?

– Mes frères ne verront plus Joan, dit Valentin d’une voisbrisée, il est resté étendu mort à côté de sa victime.

Les deux chefs échangèrent un douloureux regard.

– C’était un noble cœur, murmurèrent-ils d’une vois basseet triste.

– Oui, reprit Valentin, et un ami fidèle.

Il y eut un silence.

Soudain les deux chefs se levèrent et se dirigèrent vers leurschevaux sans prononcer une parole.

– Où vont nos frères ? demanda le comte en lesarrêtant d’un geste.

– Donner la sépulture à un guerrier ; le corps de Joanne doit pas devenir la proie des urubus, répondit gravementTrangoil Lanec.

– Que mes frères reprennent leur place, dit le jeune hommed’un ton de doux reproche.

Les chefs se rassirent silencieusement.

– Trangoil Lanec et Curumilla connaissent-ils donc si malleurs frères les visages pâles, continua Louis, qu’ils leur fontl’injure de supposer qu’ils laisseront sans sépulture le corps d’unami ? Joan a été enseveli par nous avant de rejoindre nosfrères.

– Ce devoir, que nous avions à cœur d’accomplir sansretard, nous a seul empêchés de nous rendre plus tôt ici.

– Bon ! fit Trangoil Lanec, nos cœurs sont pleins dejoie, nos frères sont des amis véritables.

– Les Muruches ne sont pas des Huincas, observa Curumillaavec un éclair de haine dans le regard.

– Mais un grand malheur nous a frappés, continuaLouis : avec douleur, don Tadeo de Leon, notre ami le pluscher, celui que les Aucas nomment le Grand Aigle des visagespâles…

– Eh bien ? interrompit Curumilla.

– Il est mort ! dit Valentin, hier il a été tuépendant la bataille.

– Mon frère est-il certain de ce qu’il avance ? fitTrangoil Lanec.

– Du moins je le suppose, bien que son corps n’ait pu êtreretrouvé.

L’Ulmen sourit doucement.

– Que mes frères se consolent, dit il, le Grand Aigle desblancs n’est pas mort.

– Le chef le sait ? s’écrièrent les jeunes gens avecjoie.

– Je le sais, reprit Trangoil Lanec, que mes frèresécoutent : Curumilla et moi, nous sommes des chefs dans notretribu ; si nos opinions nous défendaient de combattre pourAntinahuel, elles nous empêchaient aussi de porter les armes contrenotre nation ; nos amis ont voulu aller joindre le GrandAigle, nous les avons laissés agir à leur guise ; ilsvoulaient protéger un ami, ils avaient raison, nous les avonslaissés partir, mais après leur départ nous avons songé à la jeunevierge des visages pâles, et nous avons réfléchi que si les Aucasperdaient la bataille, la jeune vierge, d’après l’ordre du toqui,serait la première mise en sûreté ; en conséquence, nous noussommes tapis dans les halliers sur le chemin que, selon toutesprobabilités, suivraient les mosotones en fuyant avec la jeunevierge ; nous n’avons pas vu la bataille, mais le bruit en estvenu jusqu’à nous ; bien souvent nous avons été sur le pointde nous élancer pour aller mourir avec nos pauvrespennis ;la bataille a duré longtemps ; selonleur coutume, les Aucas se faisaient bravement tuer.

– Vous pouvez en être fier à juste titre, chef, s’écriaValentin avec enthousiasme, vos frères se sont fait écharper par lamitraille avec un courage héroïque.

– Aussi les appelle-t-on Aucas, – hommes libres, – réponditTrangoil Lanec. Tout à coup un bruit semblable au roulement dutonnerre frappa nos oreilles, et vingt ou trente mosotonespassèrent rapides comme le vent devant nous : ils entraînaientdeux femmes au milieu d’eux, l’une était la face de Vipère, l’autrela vierge aux yeux d’azur.

– Oh ! fit le comte avec douleur.

– Quelques instants plus tard, continua Trangoil Lanec, uneautre troupe beaucoup plus nombreuse arrivait avec une égalevitesse ; celle-là était guidée par Antinahuel enpersonne ; le toqui était pâle, couvert de sang, il paraissaitblessé.

– Il l’est en effet, observa Valentin, son bras droit estbrisé, je ne sais s’il a reçu d’autres blessures.

– À ses côtés galopait le Grand Aigle des blancs, tête nueet sans armes.

– Était-il blessé ? demanda vivement Louis.

– Non, il portait le front haut, son visage était pâle,mais fier.

– Oh ! puisqu’il n’est pas mort, nous le sauverons,n’est-ce pas, chef ? s’écria Valentin.

– Nous le sauverons, oui, frère.

– Quand prendrons-nous la piste ?

– À l’endit-ha, – au point du jour, – d’après laroute qu’ils ont suivie, je sais où ils se rendent. Nous voulionssauver la fille, eh bien ! nous délivrerons le père en mêmetemps, dit gravement Trangoil Lanec.

– Bien ! chef, répondit Valentin avec élan, je suisheureux de vous entendre parler ainsi ; tout n’est pas perduencore.

– Tant s’en, faut ! dit l’Ulmen.

– Maintenant, frères, que nous sommes rassurés, observaLouis, si vous m’en croyez, nous nous hâteront de prendre quelquesheures de repos, afin de pouvoir nous remettre en route le plus tôtpossible.

Nul ne fit d’objection à cette observation, et ces hommes defer, malgré les chagrins qui les dévoraient et les inquiétudes dontils avaient l’esprit bourrelé, s’enveloppèrent dans leurs ponchos,s’étendirent sur la terre nue, et quelques minutes plus tard, ainsiqu’ils l’avaient dit, ils dormaient profondément.

Seul, César veillait au salut de tous.

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