Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 34PREMIÈRES HEURES DE CAPTIVITÉ.

Trangoil Lanec ne s’était pas trompé, c’était bien don Tadeoqu’il avait aperçu galopant aux côtés du toqui.

Le Roi des ténèbres n’était pas mort, il n’était même pasblessé, mais il était prisonnier de Antinahuel, c’est-à-dire de sonennemi le plus acharné, de l’homme auquel, quelques heuresauparavant, il avait fait une de ces insultes que les Araucans nepardonnent jamais.

Voici comment les choses s’étaient passées :

Lorsque le toqui avait vu que la bataille étaitdéfinitivementperdue, qu’une plus longue lutte n’aurait pourrésultat que de faire massacrer les braves guerriers qui luirestaient, il n’avait plus eu qu’un désir, s’emparer, coûte quecoûte, de son ennemi mortel, afin, à défaut de son ambition,d’assouvir sa haine et de tenir le serment que jadis il avait faità son père mourant.

D’un geste il avait convoqué ses Ulmènes, leur avait en quelquesparoles expliqué ses intentions, en même temps qu’il expédiait unexprès à son camp, avec ordre de faire quitter le champ de batailleà doña Rosario.

Nous avons rapporté plus haut ce qui était arrivé. Les Ulmènesavaient exécuté le plan de leur chef avec une habiletéconsommée.

Don Tadeo, séparé des siens, ne voyant plus autour de lui quetrois ou quatre cavaliers, comprit qu’il était perdu.

Pressé de toutes parts, don Tadeo se défendait comme un lion,abattant à coups de sabre tous ceux qui se hasardaient trop près delui.

C’était un spectacle effrayant que celui qu’offraient ces quatreou cinq hommes qui, sachant qu’ils étaient voués à la mort,soutenaient un combat de Titans contre plus de cinq centsadversaires acharnés après eux.

Antinahuel avait ordonné qu’on s’emparât de son ennemi vivant,aussi les Aucas se contentaient-ils de parer sans riposter, lescoups qu’il leur portait.

Cependant le Roi des ténèbres avait vu ses fidèles succomber lesuns après les autres à ses côtés, il restait seul, mais ilcombattait toujours, désirant avant tout ne pas tomber vivant entreles mains des Araucans.

Ce fut alors qu’il entendit les cris d’encouragement de Valentinet du comte ; un sourire triste effleura ses lèvres, il leurdit adieu dans son cœur, car il n’espérait plus les revoir.

Antinahuel avait, lui aussi, entendu les cris desFrançais ; à la vue des efforts incroyables qu’ils tentaientpour voler au secours de leur ami, il comprit que, s’il tardait,cette proie précieuse qu’il convoitait finirait par luiéchapper.

Il se dépouilla vivement de son poncho, et le lança adroitementsur la tête de don Tadeo ; celui-ci, aveuglé et embarrassédans les plis de l’ample vêtement de laine, fut désarmé.

Une dizaine d’Indiens se précipitèrent sur lui, et toujoursenveloppé dans le poncho, au risque de l’étouffer, ils legarrottèrent solidement afin de l’empêcher de faire le moindremouvement.

Antinahuel jeta son prisonnier en travers sur le cou de soncheval et s’élança dans la plaine, suivi de ses guerriers, enpoussant un long hurlement de triomphe.

Voilà pourquoi, lorsque les deux Français étaient parvenus àrompre le mur vivant qui se dressait devant eux, ils n’avaient puretrouver leur ami, qui avait disparu sans laisser de traces.

Antinahuel, tout en fuyant avec la rapidité d’une flèche, avaitcependant rallié autour de lui un bon nombre de cavaliers, si bienqu’au bout de vingt minutés à peine il se trouvait à la tête deprès de cinq cents guerriers, parfaitement montés et résolus, sousson commandement, à vendre chèrement leur vie.

Le toqui forma de ces guerriers un escadron compact, et seretournant à plusieurs reprises comme le tigre poursuivi par leschasseurs, il chargea vigoureusement les cavaliers chiliens, quiparfois le serraient de trop près dans sa fuite.

Quand il fut arrivé à une certaine distance, que les vainqueurseurent renoncé à le suivre plus loin, il s’arrêta pour s’occuper deson prisonnier et laisser à sa troupe le temps de reprendrehaleine.

Depuis sa capture, don Tadeo n’avait pas donné signe de vie.

Antinahuel craignit avec raison, que, privé d’air, rompu par larapidité de la course, il ne se trouvât dans un état dangereux.

Le toqui ne voulait pas que son ennemi mourût ainsi, il avaitformé sur lui des projets qu’il tenait à mettre à exécution.

Il se hâta donc de dénouer le lasso, dont les tours nombreuxserraient son prisonnier dans toutes les parties du corps, puis ilenleva le poncho qui le couvrait.

Don Tadeo était évanoui.

Antinahuel l’étendit sur le sable, et avec une obséquiosité queseules, une profonde amitié ou une haine invétérée peuvent pousseraussi loin, il lui prodigua les soins les plus attentifs.

D’abord il desserra ses habits afin de lui faciliter les moyensde respirer, puis, avec de l’eau mélangée de rhum, il lui frottales tempes, l’épigastre et la paume des mains.

Le manque d’air avait seul causé l’évanouissement de donTadeo ; aussi, dès qu’il put respirer librement il ouvrit lesyeux.

À cet heureux résultat, un sourire d’une expressionindéfinissable éclaira une seconde les traits du toqui.

Don Tadeo promena un regard étonné sur les assistants et paruttomber dans de profondes réflexions ; cependant peu à peu lesouvenir lui revint, il se rappela les événements qui avaient eulieu, et comment il se trouvait au pouvoir du chef aucas.

Alors il se leva, croisa les bras sur la poitrine, et regardantfixement le carasken, – grand chef – il attendit.

Celui-ci s’approcha.

– Mon père se sent-il mieux ? lui demanda-t-il.

– Oui, répondit laconiquement don Tadeo.

– Ainsi nous pouvons repartir ?

– Est-ce donc à moi à vous donner des ordres ?

– Non. Cependant si mon père n’était pas assez remis pourremonter à cheval, nous attendrions encore quelques instants.

– Oh ! oh ! fit don Tadeo, vous êtes devenu bienjaloux du soin de ma santé.

– Oui, répondit Antinahuel, je serais désespéré qu’ilarrivât malheur à mon père.

Don Tadeo haussa les épaules avec dédain.

Antinahuel reprit :

– Nous allons partir, mon père veut-il me donner sa paroled’honneur de ne pas chercher à fuir ? je le laisserai libreparmi nous.

– Aurez-vous donc foi en ma parole, vous qui faussezcontinuellement la vôtre ?

– Moi, répondit le chef, je ne suis qu’un pauvre Indien, aulieu que mon père est un caballero, ainsi que disent leshommes de sa nation.

– Avant que je vous réponde, dites-moi d’abord où vous meconduisez ?

– J’emmène mon père chez les Puelches, mes frères, aumilieu desquels je me réfugie avec les quelques guerriers qui merestent.

Un sentiment de joie fit bondir le cœur du prisonnier, ilpressentit que bientôt il reverrait sa fille.

– Combien de temps doit durer ce voyage ?demanda-t-il.

– Trois jours seulement.

– Je vous donne ma parole d’honneur de ne pas chercher àfuir avant trois jours.

– Bon, répondit le chef d’un ton solennel, je vais serrerla parole de mon père dans mon cœur, je ne la lui rendrai que danstrois jours.

Don Tadeo s’inclina sans répondre.

Antinahuel lui montra un cheval du geste.

– Lorsque mon père sera prêt nous partirons, dit-il.

Don Tadeo se mit en selle, le toqui l’imita, et la trouperepartit à fond de train.

Cette fois don Tadeo était libre, il respirait à pleins poumons,ses regards pouvaient sans contrainte s’étendre de tous les côtés,il galopait en tête de la troupe auprès du chef. Cette libertéfactice dont il jouissait après la dure gêne qu’il avait éprouvéequelques instants auparavant, ramena complètement le calme dans sonesprit, et lui permit d’envisager sa position sous des couleursmoins sombres.

L’homme est ainsi fait, que pour lui du désespoir le plusprofond à l’espoir le plus insensé, il n’y a qu’une ligne presqueimperceptible.

Dès qu’il a devant lui quelques jours, ou seulement quelquesheures, il forme les plans les plus fous et finit bientôt par sepersuader que leur réalisation est possible, et même facile.

Tout lui devient un texte sur lequel il bâtit ses projets, et aufond de son cœur il compte surtout sur les chances favorables quepeuvent lui offrir l’inconnu, le hasard ou la Providence, troismots qui dans l’esprit des malheureux sont synonymes et qui, depuisque le monde existe, ont arrêté plus de misérables sur le bord del’abîme que toutes les banales consolations qu’on leur aadressées.

L’homme est essentiellement rêveur et songe-creux : tantqu’il a devant lui le champ libre, que son imagination peut enliberté prendre ses ébats, il espère.

Aussi don Tadeo, bien que doué d’un esprit d’élite et d’uneintelligence supérieure, se laissa-t-il malgré lui aller à formerles plus étranges projets de fuite, et bien qu’au pouvoir de sonplus implacable ennemi, seul et sans armes dans un pays inconnu,conçut-il la possibilité, non-seulement de retrouver sa fille, maisencore de l’arracher des mains de ses persécuteurs et de se sauveravec elle.

Ces projets et ces rêves ont au moins cela de bon, qu’ils fontrentrer l’homme dans la complète jouissance de ses facultés, luirendent le courage et lui permettent d’envisager de sang-froid laposition dans laquelle il se trouve.

Cependant les Indiens s’étaient insensiblement rapprochés desmontagnes ; maintenant ils gravissaient une sente noninterrompue de collines, premiers plans et contreforts desCordillères, dont la hauteur augmentait de plus en plus.

Le soleil très-bas à l’horizon, allait disparaître, lorsque lechef commanda la halte.

Le lieu était des mieux choisis, c’était un étroit vallon situésur la cime peu élevée d’une colline, dont la position rendait unesurprise presque impossible.

Antinahuel fit établir le camp, tandis que quelques hommes sedétachaient, les uns pour aller à la découverte, les autres pourchercher à tuer un peu de gibier.

Dans la rapidité de leur fuite, les Araucans n’avaient pas songéà se munir de vivres.

Quelques arbres furent abattus pour former un retranchementprovisoire, et des feux allumés.

Au bout d’une heure, les chasseurs revinrent chargés degibier.

Les éclaireurs n’avaient rien découvert d’inquiétant.

Le repas du soir fut joyeusement préparé, chacun lui fithonneur.

Antinahuel semblait avoir oublié sa haine pour don Tadeo, il luiparlait avec la plus grande déférence et avait pour lui les plusgrands égards. Se confiant entièrement à sa parole, il le laissaitcomplètement libre de ses actions, sans paraître le moins du mondes’inquiéter de ce qu’il faisait.

Dès que le repas fut terminé, on plaça des sentinelles, etchacun se livra au repos.

Seul, don Tadeo chercha vainement le sommeil, une trop poignanteinquiétude le dévorait pour qu’il lui fût possible de fermer lesyeux.

Assis au pied d’un arbre, la tête inclinée sur la poitrine, ilpassa la nuit tout entière à réfléchir profondément aux événementsétranges qui, depuis quelques mois, étaient venus l’assaillir. Lapensée de sa fille mettait le comble à sa douleur : malgrél’espoir dont il cherchait à se leurrer, sa position était tropdésespérée pour qu’il pût se laisser aller complètement à croirequ’il lui fût possible d’en sortir.

Parfois le souvenir des deux Français qui déjà lui avaient donnétant de preuves de dévouement, traversait sa pensée ; maismalgré tout leur courage, en supposant que ces hommes audacieuxparvinssent à découvrir ses traces, que pourraient-ils faire ?seuls contre tant d’ennemis, cette lutte serait insensée,impossible, ils succomberaient sans le sauver !

Le lever du soleil trouva don Tadeo plongé dans ces tristespensées, sans que le sommeil eût une seconde clos ses paupièresfatiguées.

Cependant tout était en rumeur dans le camp ; les chevauxfurent sellés, et après un repas fait à la hâte, le voyagecontinua.

Cette journée s’écoula sans aucun incident digne d’êtrerapporté.

Le soir on campa de même que la veille sur le sommet d’unecolline ; seulement, comme les Araucans se savaient à l’abrid’une surprise, ils ne prirent pas d’aussi grandes précautions quela nuit précédente pour leur sûreté, bien que cependant ilsélevassent des retranchements.

Don Tadeo vaincu enfin par la fatigue, tomba dans un sommeil deplomb, dont il ne sortit qu’au moment du départ.

Antinahuel avait, le soir précédent, expédié un exprès enavant ; cet homme rejoignit le camp à l’instant où la troupereprenait sa marche.

Il paraît qu’il était porteur d’une bonne nouvelle, car enécoutant son rapport, le chef sourit à plusieurs reprises.

Puis, sur un signe de Antinahuel, toute la troupe s’élança augalop, s’enfonçant de plus en plus dans les montagnes.

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