Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 4LE HALALI.

Nous retournerons auprès de Curumilla.

La nuit était noire, l’obscurité profonde.

Penchés sur le cou de leurs chevaux qu’ils excitaient du gesteet de la voix, les fugitifs couraient à toute bride vers une forêtqui dessinait à l’horizon ses sombres contours.

Mais les inextricables méandres du sentier qu’ils étaientobligés de suivre semblaient éloigner le but vers lequel ilstendaient.

S’ils atteignaient la forêt, ils étaient sauvés !

Un silence de plomb pesait sur le désert.

Par intervalles, le vent d’automne sifflait tristement à traversles arbres et couvrait à chaque rafale les voyageurs d’une pluie defeuille mortes.

Les fugitifs galopaient sans articuler une parole, sans regarderen arrière, les yeux immuablement fixés sur la forêt, dont lespremiers plans se rapprochaient incessamment, mais étaient pourtantbien éloignés encore.

Tout à coup le hennissement sonore d’un cheval traversal’espace, comme un lugubre appel de clairon.

– Nous sommes perdus ! s’écria Curumilla avecdésespoir, ils nous suivent !

– Que faire ? repartit doña Rosario avec anxiété.

Curumilla ne répondit pas, il réfléchissait. Les chevauxcouraient toujours.

– Attendez ! dit l’Ulmen.

Et il arrêta les deux chevaux.

La jeune fille le laissa agir à sa guise ; depuis quelquesheures elle ne vivait plus que comme dans un songe, elle se croyaitsous le poids d’un horrible cauchemar.

L’Indien lui fit mettre pied à terre.

– Ayez confiance en moi, lui dit-il, tout ce qu’un hommepeut faire, je le tenterai pour vous sauver.

– Je le sais, répondit-elle affectueusement, quoi qu’ilarrive, mon ami, je vous remercie.

Curumilla l’enleva dans ses bras et l’emporta avec autant defacilité que s’il ne se fût agi que d’un enfant.

– Pourquoi me portez-vous ainsi ? luidemanda-t-elle.

– Pas de traces, répondit Curumilla.

Il la déposa à terre avec précaution au pied d’un arbre danslequel s’élevait un bouquet de cactus.

– Cet arbre est creux, ma sœur se cachera dedans, elle nebougera pas jusqu’à mon retour.

– Vous m’abandonnez ? fit-elle avec effroi.

– Je vais faire une fausse piste, dit-il, bientôt jereviendrai.

La jeune fille hésita, elle avait peur.

Se trouver ainsi, seule, abandonnée dans le désert au milieu dela nuit ; cette alternative lui causait des frissons deterreur qu’elle ne pouvait réprimer.

Curumilla devina ce qui se passait dans son esprit.

– C’est notre seule chance de salut, dit-iltristement ; si ma sœur ne veut pas, je resterai, mais ellesera perdue, ce ne sera pas la faute de Curumilla.

La lutte exerce la volonté, fait circuler le sang plusvite ; doña Rosario n’était pas une de ces faibles etmalingres jeunes filles de nos grandes villes européennes, plantesétiolées avant de fleurir, élevée sur les frontières indiennes, lavie du désert n’avait rien de nouveau pour elle, souvent, pendantdes parties de chasse, elle s’était trouvée dans des positions àpeu près semblables ; elle était douée d’une âme forte, d’uncaractère énergique, elle comprit qu’elle devait aider autant quepossible cet homme qui se dévouait pour elle, et ne pas lui rendreimpossible sa tâche si difficile déjà.

Sa résolution fut prise avec la rapidité de l’éclair, elle seraidit contre la frayeur qui s’était emparée de son esprit,surmonta sa faiblesse et répondit d’une voix ferme :

– Je ferai ce que désire mon frère.

– Bon ! répondit l’Indien, que ma sœur se cachedonc.

Il écarta avec précaution les cactus et les lianes quiobstruaient le pied de l’arbre, et démasqua une cavité danslaquelle la jeune fille se blottit toute frissonnante comme unpauvre friquet dans l’aire d’un aigle.

Dès qu’il vit doña Rosario installée commodément dans le creuxde l’arbre, le chef ramena les broussailles dans leur positionprimitive et dissimula complètement la cachette sous ce transparentrideau.

Il s’assura par un dernier regard que tout était bien en ordreet que l’œil le plus exercé ne pourrait soupçonner que les buissonsavaient été dérangés, puis il regagna les chevaux, monta sur lesien, prit en main la bride de l’autre et partit à fond detrain ; coupant à angle droit la route que devaient suivreceux qui le poursuivaient, il galopa ainsi pendant à peu près vingtminutes sans ralentir sa course.

Puis, lorsqu’il jugea qu’il s’était assez éloigné de la place oùdoña Rosario était cachée, il descendit, prêta l’oreille uninstant, débarrassa les pieds des chevaux des peaux de mouton quiamortissaient le bruit de leurs pas, et repartit comme untrait.

Bientôt un galop de chevaux se fit entendre derrière lui ;ce galop d’abord éloigné se rapprocha peu à peu et finit pardevenir parfaitement distinct.

Curumilla eut une lueur d’espoir, sa ruse avaitréussi.

Il pressa encore la course de sa monture, et laissant ses lourdséperons de bois à angles acérés battre le long des flancs del’animal toujours courant, il planta sa lance en terre, s’appuyasur elle, s’enleva à la force des poignets et retomba doucement lesol, tandis que les deux chevaux abandonnés continuaient leurcourse furieuse.

Curumilla se glissa dans les buissons et se mit en devoir derejoindre doña Rosario, persuadé que les cavaliers égarés sur lafausse piste qu’il leur avait jetée comme un appât, nereconnaîtraient leur erreur que lorsqu’il serait trop tard.

L’Ulmen se trompait.

Antinahuel avait lancé ses mosotones dans toutes les directions,afin de découvrir les traces des fugitifs, mais lui était demeuréau village avec doña Maria.

Du reste, Antinahuel était un guerrier trop expérimenté pourqu’il fût possible de lui faire prendre ainsi le change.

Ses éclaireurs revinrent les uns après les autres.

Ils n’avaient rien découvert.

Les derniers qui revinrent ramenèrent avec eux deux chevauxtrempés de sueur.

C’étaient les chevaux abandonnés par Curumilla.

– Nous échapperait-elle donc ? murmura la Linda endéchirant ses gants avec rage.

– Ma sœur, répondit froidement le toqui avec un souriresinistre, lorsque je poursuis un ennemi jamais il ne m’échappe.

– Cependant ? dit-elle.

– Patience ! reprit-il, ils avaient une chance poureux : c’était la grande avance que leurs chevaux leurdonnaient sur moi ; grâce aux précautions que j’ai prises,cette chance, ils ne l’ont plus, je les ai contraints à quitterleurs chevaux qui seuls pouvaient les sauver, ma sœur mecomprend-elle ? ajouta-t-il, avant une heure ils seront entrenos mains.

– À cheval, alors ! et partons sans plus tarder, fitdoña Maria avec une impatience nerveuse, en se mettant en selled’un bond.

– À cheval, soit ! répondit le chef.

Ils partirent.

Cette fois ils ne firent pas fausse route ; ils sedirigèrent en droite ligne du côté où s’étaient échappés lesprisonniers.

Antinahuel dirigeait la troupe, doña Maria se tenait à sescôtés.

Cependant Curumilla avait rejoint doña Rosario.

– Eh bien ? lui demanda-t-elle d’une voix étrangléepar la frayeur.

– Dans peu d’instants nous serons repris, répondittristement le chef.

– Comment ? ne nous reste-t-il aucun espoir ?

– Aucun ! ils sont plus de cinquante, nous sommescernés de toutes parts.

– Oh ! que vous ai-je donc fait, mon Dieu, pour que,votre main s’appesantisse si lourdement sur moi ?

Curumilla s’était nonchalamment étendu à terre, il avait ôté lesarmes qu’il portait à sa ceinture, les avait posées près de lui et,avec ce fatalisme stoïque de l’Indien lorsqu’il sait qu’il ne peutéchapper au sort qui le menace, il attendait impassible, les brascroisés sur sa poitrine, l’arrivée des ennemis auxquels, malgrétous ses efforts, il n’avait pu soustraire la jeune fille.

On entendait déjà dans l’éloignement résonner sourdement le pasdes chevaux qui s’approchaient de plus en plus.

Un quart-d’heure encore et tout était fini.

– Que ma sœur se prépare, dit froidement Curumilla,Antinahuel approche.

La jeune fille tressaillit à la voix du chef, elle le regardaavec compassion.

– Pauvre homme, fit-elle, pourquoi avez-vous essayé de mesauver ?

– La jeune vierge aux yeux d’azur est l’amie de mes frèrespâles, je donnerai ma vie pour elle.

Doña Rosario se leva et s’approcha de l’Ulmen.

– Il ne faut pas que vous mouriez, chef, lui dit-elle de savoix douce et pénétrante, je ne le veux pas.

– Pourquoi ? je ne crains pas la torture, ma sœurverra comment meurt un chef.

– Écoutez, vous avez entendu les menaces de cette femme,elle me destine à être esclave, ma vie ne court donc aucundanger ?

Curumilla fit un geste d’assentiment.

– Mais, continua-t-elle, si vous restez avec moi, si vousêtes pris, on vous tuera ?

– Oui, fit-il froidement.

– Alors, qui apprendra mon sort à mes amis ? Si vousmourez, chef, comment connaîtront-ils le lieu où l’on va meconduire ? comment feront-ils enfin pour medélivrer ?

– C’est vrai, ils ne le pourront pas.

– Il faut donc que vous viviez, chef, si ce n’est pourvous, que ce soit pour moi, partez, hâtez-vous.

– Ma sœur le veut ?

– Je l’exige.

– Bon ! fit l’Indien, je partirai donc, mais que masœur ne se laisse pas abattre, bientôt elle me reverra.

En ce moment le bruit de la cavalcade qui s’approchaitretentissait avec une force qui dénotait qu’elle n’était plus qu’àune vingtaine de pas.

Le chef ramassa ses armes, les replaça à sa ceinture, et, aprèsavoir fait un dernier signe d’encouragement à doña Rosario, il seglissa dans les hautes herbes et disparut.

La jeune fille demeura un instant pensive, mais bientôt elleredressa intrépidement la tête, et murmura d’une voix ferme ce seulmot :

– Allons !

Elle sortit du fourré qui la dérobait aux regards, et se plaçarésolument au milieu du sentier.

Antinahuel et la Linda n’étaient qu’à dix pas d’elle.

– Me voici, dit-elle d’une voix assurée, faites de moi cequ’il vous plaira.

Ses persécuteurs, frappés de tant de courage, s’arrêtèrentstupéfaits.

En se livrant ainsi, la courageuse enfant avait sauvéCurumilla.

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