Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 25UNE MISSION DÉSAGRÉABLE.

Au lieu de prendre quelques instants d’un repos que les fatiguesqu’il avait supportées depuis plusieurs jours lui rendaientindispensable, don Tadeo dès qu’il fut seul, s’assit à une table etcommença à expédier une foule d’ordres que des estafettes portaientimmédiatement dans toutes les directions.

Les âmes énergiques sont ainsi, le travail les repose.

Don Tadeo sentait instinctivement que s’il s’abandonnait à sespensées, elles l’absorberaient bientôt et lui ôteraient lesfacultés nécessaires pour soutenir la lutte qu’il avaitentreprise ; aussi cherchait-il dans un travail ingrat lemoyen d’échapper à lui-même et d’être prêt à l’heure dite à rentrerle front haut et le cœur ferme dans la lice.

Plusieurs heures se passèrent ainsi.

La matinée était avancée, don Tadeo avait dépêché tous sescourriers.

Il se leva et se mit à marcher à grands pas dans la salle.

En ce moment la porte s’ouvrit, don Ramon Sandias se montra.

Le sénateur paraissait n’être que le fantôme de lui-même, tantson visage était pâle et ses traits tirés.

Le digne homme, dont toute la vie s’était écoulée dans undolce farniente continuel, qui jusqu’alors avait étécomblé de tous les dons de la fortune et n’avait jamais sentil’aiguillon cuisant de l’ambition, s’était laissé tromper par legénéral Bustamente. Aussi, depuis un mois, sa vie n’était plusqu’un enfer ; sa face, si vermeille et si rebondie, étaitmaigre et flétrie, il prenait les contours anguleux d’un squelette,et lorsque par hasard il s’apercevait dans une glace, il se faisaitréellement peur, et se demandait si sa famille et ses amisreconnaîtraient dans cette espèce de spectre ambulant l’insoucieuxpropriétaire qui les avait quittés, il y avait un mois à peine, sigras et si dodu, pour courir après une chimère qu’il n’avait puatteindre et dont il n’avait que faire pour être heureux, puisqu’ill’avait constamment été lorsqu’il ne la cherchait pas.

Don Tadeo jeta un long regard sur le nouveau venu ; il neput retenir un geste de pitié à la vue des changements que lechagrin avait opérés dans sa personne.

Le sénateur le salua humblement.

Don Tadeo lui rendit son salut et lui indiqua un siège.

– Eh bien ! don Ramon, lui dit-il d’une voix amicale,vous êtes encore des nôtres ?

– Encore, oui, Excellence, répondit le sénateur d’une voixcreuse.

– Qu’est-ce à dire, don Ramon ? fit-il ensouriant ; auriez-vous à vous plaindre d’être àValdivia ?

– Oh ! non, fit vivement le sénateur, aucontraire ; mais, depuis quelque temps, je suis le jouetd’événements si terribles que, malgré moi, je tremble toujoursqu’il ne m’arrive quelque malheur, je crains continuellement unecatastrophe.

– Rassurez-vous, don Ramon, vous êtes en sûreté, en cemoment du moins, ajouta-t-il avec intention.

Cette réticence donna à réfléchir au sénateur.

– Hein ? fit-il en tressaillant, que voulez-vous dire,don Tadeo ?

– Rien qui doive vous effrayer ; mais, vous le savez,les chances de la guerre sont scabreuses.

– Oui, trop scabreuses, j’en sais quelque chose !Aussi je n’ai qu’un seul désir.

– Lequel ?

– Celui de rejoindre ma famille. Oh ! si Dieu permetque je revoie une fois encore la charmante hacienda que je possèdeaux environs de Santiago, je jure, par ce qu’il y a de plus sacréau monde, que je donnerai ma démission, et que, loin du fracas desaffaires et de leurs fallacieuses espérances, je vivrai heureux ausein de ma famille, laissant àde plus dignes le soin de sauver lapatrie.

– Ce souhait n’a rien d’exagéré, don Ramon, répondit donTadeo d’un ton sérieux, qui, sans qu’il comprît pour quelle raison,fit passer un frisson dans les membres du sénateur, et s’il netient qu’à moi, il sera promptement accompli ; vous avez assezagi dans ces derniers temps pour avoir acquis le droit de vousreposer.

– Je ne suis pas taillé pour figurer dans les guerresciviles, je suis un de ces hommes qui ne sont bons que dans lasolitude ;aussi je laisse de grand cœur aux autres cette vieagitée qui n’est pas faite pour moi.

– Vous n’avez cependant pas toujours pensé ainsi.

– Hélas ! Excellence, voilà la cause de tous mesdéboires ; je pleure des larmes de sang lorsque je songe queje me suis ainsi, par une folle ambition, laissé entraîner…

– Oui, fit don Tadeo en interrompant les lamentations dumoderne Jérémie ; eh bien ! ce que vous avez perdu, sivous le voulez, moi, je puis vous le rendre.

– Oh ! parlez ! parlez ! et quoi qu’ilfaille faire pour cela…

– Même retourner parmi les Aucas ? fit don Tadeo avecmalice.

Le sénateur tressaillit, son visage devint encore plus blême,et, d’une voix tremblante, il s’écria :

– Oh ! plutôt mourir mille fois que de me remettreentre les mains de ces barbares sans foi ni loi !

– Mais vous n’avez pas eu trop à vous en plaindre, que jesache.

– Aussi n’est-ce pas à eux personnellement, mais…

– Brisons là, interrompit don Tadeo ; voici ce quej’attends de vous, écoutez attentivement.

– J’écoute, Excellence, répondit le sénateur en baissant latête avec humilité.

Don Gregorio entra.

– Qu’y a-t-il ? demanda don Tadeo.

– Cet Indien nommé Joan, qui déjà vous a servi de guide,vient d’arriver ; il a, dit-il, des choses importantes à vouscommuniquer.

– Qu’il entre ! qu’il entre ! s’écria don Tadeoen se levant et sans plus s’occuper du sénateur.

Celui-ci respira, il se crut oublié, et sournoisement il seglissa vers la porte par laquelle était ressorti don Gregorio.

Don Tadeo l’aperçut.

– Sénateur, lui dit-il, restez, je vous prie nous n’avonspas encore terminé notre entretien.

Don Ramon, surpris en flagrant délit, chercha vainement uneexcuse, il hésita, balbutia ; bref, il resta court, et selaissa retomber sur son siège en poussant un profond soupir.

La porte s’ouvrit au même instant, Joan entra.

Don Tadeo alla vers lui.

– Qui vous amène ? lui demanda-t-il avecagitation ; s’est-il passé quelque chose de nouveau ?Parlez ! parlez ! mon ami !

– Lorsque j’ai quitté le camp des chefs blancs, ils sepréparaient à prendre la piste de Antinahuel.

– Dieu les bénisse, les nobles cœurs ! s’écria donTadeo en levant les yeux au ciel et en joignant les mains avecferveur.

– Mon père était triste cette nuit, lorsqu’il s’est séparéde nous, son cœur était déchiré, il semblait horriblementsouffrir.

– Oh ! oui ! murmura le pauvre père d’une voixétouffée.

– Avant de prendre la piste, don Valentin aux cheveux doréscomme des épis mûrs, a senti son cœur s’amollir à la pensée desinquiétudes que vous éprouviez sans doute : alors, il a faittracer ce collier par son frère aux yeux de colombe, et je me suischargé de vous le remettre.

En disant ces mots, il sortit la lettre qui, étaitsoigneusement cachée sous le bandeau qui ceignait son front, et laprésenta à don Tadeo.

Celui-ci la prit vivement et la dévora des yeux.

– Merci, dit-il avec effusion en serrant le papier dans sapoitrine et en tendant gracieusement la main au guerrier, merci,frère, vous êtes un homme de cœur, votre dévouement me rend toutmon courage ; vous resterez avec moi, et lorsque le momentsera venu, vous me guiderez vers ma fille.

– Je le ferai, mon père peut compter sur moi, réponditsimplement l’Indien.

– J’y compte, Joan ; ce n’est pas d’aujourd’hui quej’ai apprécié votre noble et excellente nature ; restez, iciprès de moi, nous parlerons de nos amis ; c’est en nousentretenant d’eux, que nous tâcherons d’oublier les tristesses del’absence.

– Je suis à mon père comme le cheval est au guerrier qui lemonte, répondit respectueusement Joan, et, après avoir salué donTadeo, il se prépara à se retirer.

– Un instant, dit celui-ci en frappant dans ses mains.

Un serviteur parut.

– J’ordonne, dit don Tadeo d’un accent impérieux, que l’onait les plus grands égards pour ce guerrier, il est mon ami, il estlibre de faire ce qu’il voudra : tout ce qu’il demandera,j’entends qu’on le lui donne. Et, se tournant vers Joan :Maintenant, allez, mon ami.

Le guerrier indien sortit avec le domestique.

– Nature d’élite ! se dit don Tadeo tout rêveur.

– Oh ! oui, fit don Ramon d’une voix hypocrite, c’estun bien digne homme, pour un sauvage !

Le Roi des ténèbres, fut rappelé à lui-même par cette voix quivenait subitement mêler ses notes criardes au milieu de sespensées.

Ses yeux tombèrent sur le sénateur auquel il ne songeait plus etqui le regardait d’un air béat.

– Ah ! dit-il, je vous avais oublié, don Ramon.

Celui-ci se mordit la langue et se repentit, mais trop tard, deson exclamation hors de saison.

– Ne me disiez-vous pas, reprit don Tadeo, que vouspayeriez bien cher pour être à votre hacienda ?

Le sénateur hocha la tête affirmativement ; il craignait dese compromettre en formulant plus clairement sa pensée.

– Je vous offre alors, continua don Tadeo, de vous rendrece bonheur auquel vous aspirez, mais que déjà vous commencez àdésespérer d’atteindre jamais. Vous allez à l’instant partir pourConception.

– Moi ?

– Oui, vous. Arrivé à Concepcion, vous remettrez ce papierau général Fuentès, qui commande les troupes de cetteprovince ; puis, cette mission remplie, vous serez libred’aller où bon vous semblera ; seulement, faites attentionqu’on vous surveillera de près, et que, si je ne reçois pas deréponse du général Fuentès, je vous retrouverai facilement, etalors nous aurons à régler ensemble un compte très-sérieux.

Pendant ces paroles, le sénateur avait donné les marques de laplus grande agitation : il avait rougi, blêmi, il s’étaittourné de cent façons différentes, ne sachant quelle contenancetenir.

– Eh ! mais, fit don Tadeo, on dirait, Dieu mepardonne, que ce n’est qu’avec répugnance que vous acceptez lamission dont je vous charge ?

– Pardon, Excellence, pardon, balbutia le sénateur ahuri,mais les missions ne me réussissent que médiocrement, et vrai, jecrois que vous feriez mieux de donner celle-là à un autre.

– Vous croyez ?

– J’en suis convaincu, Excellence ; voyez-vous, j’aisi peu de chance…

– C’est un malheur.

– N’est-ce pas, Excellence ?

– Oui, d’autant plus que nul autre que vous ne doit êtrechargé de cette mission.

– Mais, cependant…

– Silence ! dit don Tadeo d’un ton sec, en se levantet en lui donnant un papier ; arrangez-vous comme vousvoudrez, mais il faut que dans une demi-heure vous soyez parti,sinon vous serez fusillé dans trois quarts-d’heure. Ainsi,choisissez.

– Mon choix est tout fait.

– Alors ?

– Je pars.

– Bon voyage !

– Mais, fit le sénateur en se ravisant, si les Araucaniensme surprennent et s’emparent de ce papier ?

– Vous serez fusillé, dit froidement don Tadeo.

Le sénateur bondit d’épouvante.

– Mais c’est une impasse ! s’écria-t-il avec terreur,je n’en sortirai jamais !

– Cela vous regarde.

– Mais…

– Je crois devoir vous avertir lui dit le Roi des ténèbres,que vous n’avez plus que vingt minutes pour faire vos préparatifsde départ.

Le sénateur saisit vivement la lettre, et, sans répondre, seprécipita comme un fou hors du salon, en se cognant à tous lesmeubles.

Don Tadeo ne put s’empêcher de sourire de la frayeur de donRamon, et il se dit :

– Pauvre diable ! il ne se doute pas d’une chose,c’est que je désire qu’on s’empare du papier qu’il porte.

Don Gregorio venait d’entrer.

– Tout est prêt, dit-il.

– Bien ; que les troupes se massent en deux corps,hors de la ville. Où est Joan ?

– Me voici, répondit celui-ci en paraissant.

– Mon frère croit-il pouvoir arriver à Conception sanstomber dans un parti de batteurs d’estrades, enfin sans êtrearrêté ?

– J’en suis sûr.

– Je veux confier à mon frère une mission de vie ou demort.

– Je l’accomplirai, ou je mourrai.

– Mon frère a-t-il un bon cheval ?

– Je n’en ai aucun, ni bon, ni mauvais.

– On en donnera un à mon frère, ardent comme latempête.

– Bon ! que ferai-je ?

– Joan remettra ce collier au général espagnol Fuentès, quicommande les troupes de la province de Conception.

– Je le lui remettrai.

Don Tadeo tira de sa poitrine un poignard de forme bizarre, dontla poignée en bronze servait de cachet.

– Que mon frère prenne ce poignard, en le voyant, legénéral saura que Joan vient de ma part.

– Bon ! fit le guerrier en prenant l’arme qu’il passaà sa ceinture.

– Que mon frère prenne garde, cette arme est empoisonnée,la plus légère piqûre donne la mort.

– Oh ! oh ! dit l’Indien avec un souriresinistre, c’est une bonne arme ; quand dois-jepartir ?

– Mon frère est-il reposé ?

– Je suis reposé.

– On va donner un cheval à mon frère.

– Bon ! adieu !

– Un mot encore.

– J’écoute.

– Que mon frère ne se fasse pas tuer, je veux qu’ilrevienne près de moi.

– Je reviendrai, dit l’indien avec assurance.

– Adieu !

– Adieu !

Joan sortit.

Dix minutes plus tard, il galopait à toute bride sur la route deConcepcion, et dépassait don Ramon Sandias, qui trottait demauvaise grâce sur la même route.

Don Tadeo et don Gregorio quittèrent le cabildo.

Les ordres du Roi des ténèbres avaient été exécutés avec uneponctualité et une intelligence remarquables.

La garde civile fort nombreuse déjà, était presque organisée eten état, si besoin était, de défendre la ville.

Deux corps de troupes étaient rangés en bataille.

L’un de neuf cents hommes était chargé d’attaquer Arauco,l’autre de près de deux mille, sous les ordres immédiats de donTadeo lui-même, devait aller à la recherche de l’armée araucanienneet lui offrir la bataille.

Don Tadeo passa en revue cette petite armée.

Il n’eut qu’à se louer de la bonne tenue et de l’ardeur dessoldats.

Après avoir adressé une dernière allocution aux habitants deValdivia, pour leur recommander la plus grande vigilance, le Roides ténèbres donna l’ordre du départ.

Outre une assez nombreuse cavalerie, l’armée chilienne emmenaitavec elle dix pièces d’artillerie de montagne.

Les troupes défilèrent au pas accéléré devant les habitants quiles saluèrent de chaleureux vivats, puis elles se mirent enmarche.

Lorsqu’ils furent sur le point de se séparer, don Tadeo prit sonami à part.

– Ce soir, lorsque vous aurez établi votre camp pour lanuit, don Gregorio, lui dit-il, vous donnerez le commandement àvotre lieutenant, et vous me rejoindrez.

– C’est convenu, je vous remercie de la faveur que vous mefaites.

– Frère, lui répondit don Tadeo d’une voix triste, nedevons-nous pas vivre et mourir ensemble !

– Oh ! ne parlez pas ainsi, fit don Gregorio, puis ilajouta, afin de donner un autre tour à l’entretien et changer lecours des idées de son ami, soyez donc assez bon pour me dire avantque je vous quitte ce que signifie le message que vous avez donné àJoan ?

– Oh ! répondit don Tadeo avec un fin sourire, cemessage, mon ami, est une ruse de guerre, dont, je l’espère, vousverrez bientôt le succès.

Après une dernière poignée de main, les deux chefs se quittèrentpour se mettre à la tête de leurs troupes respectives, quis’éloignaient rapidement dans la plaine.

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