Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 36UNE FURIE.

Après une marche de cinq ou six lieues tout au plus, Antinahuelfit camper sa troupe.

Les guerriers qui l’accompagnaient étaient presque tous de satribu, aussi lui étaient-ils dévoués jusqu’au fanatisme.

Dès que les feux furent allumés, la Linda s’approcha duchef.

– J’ai tenu ma promesse, lui dit-elle.

L’œil du toqui étincela.

– Ainsi la jeune fille ?… demanda-t-il d’une voixsourde.

– Elle dort, reprit-elle avec un hideux sourire, tu peux enfaire ce que tu voudras.

– Bon, murmura-t-il avec joie.

Il fit quelques pas dans la direction du toldo élevé à la hâte,sous lequel sa victime avait été transportée ; mais s’arrêtantsubitement :

– Non, dit-il, plus tard ; et s’adressant à sacomplice : pour combien de temps ma sœur a-t-elle endormi lajeune fille ?

– Elle ne s’éveillera qu’au point du jour,répondit-elle.

Un sourire de satisfaction éclaira les traits du chef.

– Bien, ma sœur est adroite, je vois à présent qu’elle saittenir ses promesses. Je suis forcé de m’éloigner pendant quelquesheures avec la moitié de mes guerriers, à mon retour je rendraivisite à ma prisonnière.

Ces dernières paroles furent prononcées d’un ton qui ne laissaitaucun doute sur le sens qu’il y attachait.

– Je veux montrer à ma sœur, continua-t-il, que je ne suispas ingrat et que moi aussi je tiens fidèlement ma parole.

La Linda tressaillit en fixant sur lui un regardinterrogateur.

– De quelle parole parle mon frère ?demanda-t-elle.

Antinahuel sourit.

– Ma sœur a un ennemi que depuis longtemps elle poursuit,sans pouvoir l’atteindre.

– Don Tadeo !

– Oui, cet ennemi est aussi le mien.

– Eh bien ?

– Il est en mon pouvoir !

Don Tadeo est le prisonnier de mon frère ?

– Il est ici !

L’œil de la Linda lança un éclair, sa prunelle se dilata commecelle d’une hyène.

– Enfin ! s’écria-t-elle avec joie, je rendrai donc àcet homme toutes les tortures qu’il m’a infligées !

– Oui, je le livre à ma sœur, elle est libre de lui fairesubir toutes les insultes que son esprit inventif lui fournira.

– Oh ! s’écria-t-elle d’une voix qui glaça d’épouvantele chef lui-même, je ne lui infligerai qu’un supplice, mais il seraterrible !

– Prends garde, femme, répondit Antinahuel en luicomprimant fortement le bras dans sa main de fer et en la regardanten face, prends garde que la haine ne t’égare : la vie de cethomme est à moi, je veux la lui arracher moi-même.

– Oh ! fit-elle avec raillerie, ne crains rien, toquides Araucans, je te rendrai ta victime saine et sauve ; lestortures que je prétends lui infliger sont toutes morales, je nesuis pas un homme, moi, ma seule arme est la langue !

– Oui, mais cette arme a deux tranchants, souvent elletue.

– Je te le rendrai, te dis-je. Où est-il ?

– Là, répondit le chef en désignant une hutte enfeuillages, mais n’oublie pas mes recommandations.

– Je ne les oublierai pas, répliqua-t-elle avec unricanement sauvage.

Et elle se précipita vers la hutte.

– Il n’y a que les femmes qui sachent haïr, murmuraAntinahuel en la suivant des yeux.

Une vingtaine de guerriers attendaient leur chef à l’entrée ducamp.

Celui-ci sauta en selle et s’éloigna avec eux après avoir jetéun dernier regard à la Linda, qui en ce moment disparaissait dansla hutte.

Bien que par orgueil il n’en eût rien laissé paraître, lesmenaces de don Gregorio avaient produit sur Antinahuel une forteimpression.

Il craignait avec raison que l’officier chilien ne massacrât sesprisonniers et ses otages. Les conséquences de cette actionauraient été terribles pour lui, et lui auraient fait perdre sansretour le prestige dont il jouissait encore auprès de sescompatriotes ; aussi, contraint pour la première fois de savie, de plier, il avait résolu de retourner sur ses pas et des’aboucher avec cet homme qu’il croyait assez connaître pour êtrecertain que, sans hésiter, il ferait ce qu’il avait dit.

Doué d’une grande finesse, Antinahuel se flattait d’obtenir dedon Gregorio, un délai qui lui permettrait de sacrifier sonprisonnier sans être inquiété.

Mais l’heure pressait, il n’avait pas une minute à perdre ;aussi, à peine le camp avait-il été dressé, qu’il en avaitprovisoirement confié la garde à un Ulmen dévoué, et s’était àtoute bride lancé, suivi de ses mosotones, dans la direction du guédu Biobio, afin d’arriver aux avant-postes chiliens avant l’heuremarquée par don Gregorio pour ses terribles représailles,c’est-à-dire quelques instants avant le lever du soleil.

Il était à peine huit heures du soir. Antinahuel n’avait que sixlieues à faire ; il se flattait donc si rien ne contrariaitses projets d’arriver bien avant l’heure et même, d’être de retourvers le milieu de la nuit auprès des siens.

Aussi s’était-il éloigné joyeux en songeant à ce qui l’attendaitau camp après son expédition.

Nous avons dit que la Linda avait pénétré dans la hutte quiservait de refuge à don Tadeo.

Celui-ci était assis sur un amas de feuilles sèches dans un coinde cette hutte, le dos appuyé contre un arbre, les bras croisés surla poitrine et la tête baissée.

Absorbé par les amères pensées qui lui montaient au cœur, il nes’était pas aperçu de la présence de la Linda qui, immobile à deuxpas de lui, l’examinait avec une expression de rage et de hainesatisfaite.

Depuis plusieurs jours déjà il était prisonnier de Antinahuel,sans que celui-ci, préoccupé par les difficultés de sa positioncritique, parût songer à assouvir la haine qu’il lui avaitvouée.

Mais don Tadeo connaissait trop bien le caractère des Indiens,pour voir dans cet oubli apparent autre chose qu’un répit qui neferait que rendre plus terrible le supplice qui l’attendait.

Bien qu’il fût dévoré d’inquiétudes au sujet de sa fille, iln’avait pas osé, de crainte de commettre une imprudence, s’informerd’elle ou seulement prononcer son nom devant le chef.

Obligé de renfermer soigneusement au fond de son cœur lesdouleurs qui le torturaient, cet homme si grand, si fort et siénergique, sentait que son courage était à bout, sa volonté brisée,et que, désormais il restait sans forces pour soutenir cette lutteatroce, cette agonie de toutes les secondes, martyre qui ne peut secomparer à aucun autre.

Il désirait ardemment en finir avec cette existence desouffrances continuelles. Si la pensée de sa fille n’avait pasrempli toute son âme, certes il se fût tué pour terminer cesupplice, mais l’image de l’innocente et suave créature qui étaitsa seule joie, le défendait contre lui-même et chassait l’idée dusuicide.

– Eh bien ? lui dit une voix sombre, à quoi songes-tu,don Tadeo ?

Celui-ci tressaillit à cet accent qu’il connaissait ; ilreleva là tête, et fixant la Linda :

– Ah ! répondit-il d’un ton amer, c’est vous ? jem’étonnais de ne pas vous voir.

– Oui, n’est-ce pas ? reprit-elle en raillant ;tu m’attendais, eh bien ! me voilà, nous sommes encore unefois face à face.

– Ainsi que les hyènes, l’odeur du sang t’attire ; tuaccours mendier ta part de la curée que te prépare ton digneacolyte.

– Moi ! allons donc, don Tadeo, tu te méprendsétrangement sur mon caractère ; non, non, ne suis-je pas tafemme ! celle que tu chérissais tant naguère ! je vienscomme une épouse soumise et tendre t’assister à tes derniersmoments, afin de te rendre la mort plus douce.

Don Tadeo haussa les épaules avec dégoût.

– Tu dois être reconnaissant de ce que je fais ?reprit-elle.

Don Tadeo la regarda un instant avec une expression de pitiésuprême :

– Écoutez, lui dit-il, vos insultes n’arriveront jamais àla hauteur de mon mépris : je ne vous hais pas, vous n’êtespas digne de ma colère. En ce moment où vous venez aussiimprudemment me railler, je pourrais vous écraser comme un reptileimmonde ; mais je dédaigne de me venger de vous, mon bras sesouillerait en vous touchant : on ne châtie pas des ennemistels que vous ! Faites, agissez, parlez, insultez-moi,inventez les plus atroces calomnies que pourra vous inspirer votregénie infernal, je ne vous répondrai pas ! concentré tout enmoi-même, vos insultes, comme un vain son, frapperont mon oreillesans que mon esprit cherche seulement à les comprendre.

Et il tourna le dos à son ennemie, sans plus s’occuper d’elle.La Linda éclata de rire.

– Oh ! s’écria-t-elle, je saurai bien vous contraindreà m’écouter, mon cher mari ; vous autres hommes, vousêtes tous les mêmes, vous vous arrogez tous les droits comme vousavez toutes les vertus ! nous, nous sommes des êtresméprisables, des créatures sans cœur, condamnées à être vostrès-humbles servantes et à souffrir le sourire aux lèvres lesinsultes dont il vous plaît de nous abreuver ! oui ! j’aiété pour vous une femme indigne, une épouse infidèle ! maisvous, toujours vous avez été un mari modèle, n’est-ce pas ?jamais sous le toit conjugal vous n’avez donné lieu à aucunsoupçon, prise à aucune calomnie ? c’est moi qui ai eu tousles torts ; vous avez raison, c’est moi qui vous ai volé votreenfant, n’est-ce pas ?

Elle s’arrêta.

Don Tadeo ne bougea pas.

Au bout d’un instant elle reprit :

– Voyons, pas de feinte entre nous, parlons à cœur ouvertpour la dernière fois, soyons francs l’un avec l’autre, à quoi bonemployer de vils subterfuges ? vous êtes prisonnier de votreplus implacable ennemi, les plus affreuses tortures vousattendent ; dans quelques instants peut-être, le supplice quivous menace fondra sur votre tête altière avec ces horriblesraffinements que les Indiens, ces bourreaux experts entre tous,savent inventer pour n’ôter à leur victime la vie que morceau àmorceau ; eh bien, ce supplice, je puis vous le faireéviter ; cette vie que vous ne comptez plus que par secondes,je puis vous la rendre, belle, longue et glorieuse ; en unmot, je puis d’un mot, d’un geste, d’un signe, vous faire libreimmédiatement. Antinahuel est absent, cela m’est facile ! jene vous demande qu’une chose, je me trompe, une parole ; cemot, dites-le, don Tadeo : où est ma fille ?

Elle s’arrêta haletante.

Don Tadeo haussa les épaules, mais ne répondit pas.

La Linda grinça des dents avec rage, ses traits secontractaient, son visage devint hideux.

– Oh ! s’écria-t-elle avec un mouvement de fureur, cethomme est une barre de fer ! rien ne peut le toucher, aucuneparole n’est assez forte pour l’émouvoir ! démon !démon ! oh ! que je te déchirerais avec bonheur !Mais non, reprit-elle au bout d’un instant, j’ai tort,pardonnez-moi, don Tadeo, je ne sais ce que je dis, la douleur merend folle, ayez pitié de moi, je suis femme, je suis mère, j’adoremon enfant, ma pauvre petite fille que je n’ai pas vue depuis silongtemps, qui a toujours été privée de mes baisers et de mescaresses, rendez-la-moi, don Tadeo, je vous bénirai !oh ! vous êtes homme, vous avez du courage, la mort ne vousépouvante pas, j’ai eu tort de vous menacer, c’est à votre cœur queje devais m’adresser, à votre cœur qui est noble, qui est généreux,vous m’auriez comprise, vous auriez eu pitié de moi, car vous êtesbon ; oh ! si vous saviez quelle effroyable souffrancec’est pour une mère d’être privée de son enfant ! son enfant,c’est son sang, c’est sa chair, c’est sa vie ! oh ! c’estun crime d’enlever une fille à sa mère !… Don Tadeo, je vousen supplie, rendez-moi mon enfant !… voyez, je suis à vosgenoux, je vous implore, je pleure, don Tadeo, rendez-moi monenfant !…

Elle s’était jetée en sanglotant aux pieds de don Tadeo et avaitsaisi son poncho.

Celui-ci se retourna froidement, retira son poncho et larepoussa d’un geste plein d’un écrasant mépris, en lui disant d’unevoix sombre :

– Retirez-vous ! madame !

– Ah ! c’est ainsi ! s’écria-t-elle d’une voixsaccadée ; je vous implore, je me traîne pantelante de douleurà vos genoux, et vous me raillez ! prières et menaces sontégalement impuissantes sur vous ! rien ne peut toucher votrecœur de granit ! démon à face humaine qui riez de la douleurd’une mère, croyez-vous donc être invulnérable et que je ne sauraipas trouver le défaut de la cuirasse ? Prends garde, donTadeo, je te réserve une torture plus affreuse cent fois que cellesque tu m’infliges ! oh ! j’ai ma vengeance touteprête ! si je le veux, dans un instant, toi, si altier, sifier, à ton tour tu tomberas à mes pieds pour implorer mapitié ! prends garde, don Tadeo, prends garde !

Le Roi des ténèbres sourit avec dédain.

– Quel supplice plus terrible pouvez-vous m’infliger quecelui de m’imposer votre présence ? dit-il.

– Insensé ! reprit-elle, qui joue avec moi comme unjaguar joue avec un lièvre ! fou, qui croit que je ne puis pasl’atteindre ! te figures-tu donc être seul entre mesmains ?

– Que voulez-vous dire ? s’écria don Tadeo en selevant vivement.

– Ah ! s’écria-t-elle avec une joie féroce, j’aitouché juste cette fois !

– Parlez ! parlez ! s’écria-t-il avecagitation.

– Et si cela ne me plaît pas ? répliqua-t-elle avecironie ; si je veux, moi aussi, garder le silence !ah ! ah ! ah !

Et elle éclata d’un rire strident.

– Mais non, reprit-elle avec sarcasme ; je ne suis pasméchante, moi, viens, don Tadeo, je vais te montrer celle que tucherches vainement depuis si longtemps, et que sans moi tu nereverrais jamais ! Et je suis généreuse, ajouta-t-elle d’unevoix railleuse, je te dispense même de m’être reconnaissant pourl’énorme service que je vais te rendre ! viens !

Elle sortit vivement de la hutte. Don Tadeo se précipita sur sespas, le cœur serré par un horrible pressentiment.

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