Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 20L’APPEL.

Il faisait nuit.

Valentin et ses compagnons marchaient toujours.

Dès que la position gardée si résolument avait été évacuée, leParisien avait immédiatement pris non-seulement la direction, maisencore le commandement de la troupe.

Ce changement s’était opéré tout naturellement, sans secousseset sans réclamations de la part de ses compagnons.

Tous, instinctivement, lui reconnaissaient une supériorité quelui seul ignorait.

C’est que depuis son arrivée en Amérique, Valentin se trouvaitjeté dans les hasards d’une vie diamétralement opposée à celle quejusqu’alors il avait menée. Sa position en s’élargissant avaitélargi son intelligence.

Valentin, doué d’une âme énergique, d’un cœur chaud, avait ladécision prompte et le regard empreint de cette fermeté quicommande ; aussi, à son insu, exerçait-il sur tous ceux quil’approchaient une influence dont ils ne se rendaient pas compte,mais qu’ils subissaient.

Louis de Prébois-Crancé avait été le premier à éprouver cetteinfluence ; dans le commencement il avait à plusieurs reprisescherché à s’y soustraire, mais bientôt il avait été forcé deconvenir avec lui-même de la supériorité de Valentin, et il avaitfini par l’accepter.

Les Araucans avaient fidèlement observé les conditions dutraité : les Chiliens s’étaient tranquillement retirés sansapercevoir un coureur ennemi.

Ils suivaient la route de Valdivia.

Cependant, ainsi que nous l’avons dit en commençant, il faisaitnuit : les ténèbres qui enveloppaient la terre confondaienttous les objets et rendaient la marche excessivement pénible.

Les chevaux fatigués n’avançaient plus qu’avec peine, et entrébuchant à chaque pas.

Valentin craignit avec raison de s’égarer dans l’obscurité.Arrivé sur les bords d’une rivière qu’il reconnut pour être celleoù, quelques jours auparavant, avait eu lieu le renouvellement destraités, il fit halte et campa pour la nuit.

Il ne voulait pas, à cette heure avancée, se hasarder à passersur l’autre rive, d’autant plus que, dans les temps ordinaires,cette rivière, qui n’est qu’un mince filet d’eau coulant clair etlimpide dans la plaine, grossie en ce moment par quelque pluie ouquelque fonte de neige dans la montagne, roulait des eaux bruyanteset jaunâtres.

Par intervalles, un vent froid frissonnait dans le pâlefeuillage des saules, la lune avait disparu sous les nuages et leciel avait pris une teinte d’acier, sinistre et menaçante.

Il y avait de l’orage dans l’air.

La prudence ordonnait de s’arrêter et de s’abriter aussi bienque possible, au lieu de s’obstiner à marcher dans les ténèbresqui, d’instants en instants, se faisaient plus intenses ;l’ordre de camper fut accueilli par les compagnons de Valentin avecun cri de joie, et chacun se hâta de tout préparer pourpasser la nuit.

Les Américains, habitués à la vie nomade, qui plus souventdorment sous le ciel nu que sous un toit, ne sont jamaisembarrassés de se confectionner des abris.

Des feux furent allumés pour éloigner les bêtes fauves etcombattre le froid piquant de la nuit, et des huttes de feuillageset de branches entrelacées s’élevèrent comme par enchantement.

Alors chacun fouillant dans ses alforjas, espèces delarges poches de toile rayée que les huasos et les soldats chiliensportent constamment avec eux, en tira le charquè et laharina tostada, qui devaient composer le souper.

Les repas des hommes fatigués d’une longue route sont courts, lesommeil est leur premier besoin ; une heure plus tard, exceptéles sentinelles qui veillaient à la sûreté commune, tous lessoldats dormaient profondément.

Seuls, sept hommes assis autour d’un immense brasier qui brûlaitau milieu du camp, causaient entre eux en fumant.

Ces hommes, le lecteur les a reconnus.

– Mes amis, dit Valentin en ôtant son cigare de sa boucheet en suivant des yeux la légère colonne de fumée bleuâtre qu’ilvenait de lancer, nous ne sommes plus à une grande distance deValdivia.

– À dix lieues à peine, répondit Joan.

– Je crois, sauf meilleur avis, reprit Valentin, que nousferons bien, avant de prendre un repos dont nous avons tous un sipressant besoin, de convenir de nos faits et d’arrêter unedétermination quelconque.

Tous inclinèrent la tête en signe d’assentiment.

– Nous n’avons pas besoin de rappeler la raison qui nous afait, il y a quelques jours, quitter Valdivia, cette raison devientà chaque instant plus importante : différer davantage decommencer nos recherches c’est rendre notre tâche plus ardue, et ledirai-je, presque impossible ; entendons-nous donc bien afinqu’une fois que nous aurons résolu une chose, nous l’exécutionssans hésiter et avec toute la célérité possible.

– Qu’est-il besoin de discuter, mon ami ? dit vivementdon Tadeo, demain, au point du jour, nous reprendrons le chemin desmontagnes, et nous laisserons les soldats continuer leur marche surValdivia, sous la conduite de don Ramon, d’autant plus quemaintenant il n’y a plus rien à craindre.

– C’est convenu, fit le sénateur, nous sommes tous bienarmés, les quelques lieues qui nous restent à faire n’offrentaucunes apparences d’un danger sérieux ; demain, au point dujour, nous nous séparerons de vous, et nous vous laisserons libresde vous occuper de vos affaires, après vous avoir remerciés duservice que vous nous avez rendu.

– Maintenant, continua Valentin, je demanderai à nos amisaraucans s’ils ont toujours l’intention de nous suivre, ou s’ilspréfèrent se retirer dans leur tolderia.

– Pourquoi mon frère m’adresse-t-il cette question ?répondit Trangoil Lanec, désire-t-il donc notre départ ?

– Je serais désespéré que vous donnassiez cettesignification à mes paroles, chef ; au contraire, mon plusferme désir serait de vous conserver auprès de moi.

– Que mon frère s’explique alors, afin que nous lecomprenions.

– C’est ce que je vais faire. Voici longtemps déjà que mesfrères ont quitté leur village, ils peuvent avoir le désir derevoir leurs femmes et leurs enfants ; d’un autre côté, lehasard nous oblige à combattre justement leurs compatriotes, jecomprends fort bien la répugnance que, dans de tellescirconstances, doivent éprouver mes frères ; mon intention enleur faisant ma question a donc été simplement de les délier detoute obligation envers nous, et de les laisser libres d’agir commeleur cœur les poussera à le faire.

Trangoil Lanec reprit la parole.

– Mon frère a bien parlé, dit-il, c’est une âmeloyale ; dans ses discours son cœur est toujours sur seslèvres, aussi sa voix résonne-t-elle à mon oreille comme le chantmélodieux du maw kawis, je suis heureux quand jel’entends. Trangoil Lanec est un des chefs de sa nation, il estsage, ce qu’il fait est bien. Antinahuel n’est pas son ami,Trangoil Lanec suivra son frère le visage pâle partout où il voudraaller ; j’ai dit.

– Merci, chef, je comptais sur votre réponse ;cependant mon honneur m’ordonnait de vous adresser ma question.

– Bon, fit Curumilla, mon frère ne reviendra plus sur cesujet à présent.

– Ma foi non, dit gaiement Valentin, je suis heureuxd’avoir aussi bien terminé cette affaire qui, je l’avoue, metaquinait intérieurement beaucoup ; maintenant je crois quenous ne ferons pas mal de dormir.

Tous se levèrent.

Tout à coup César, qui était tranquillement accroupi devant lefeu, se mit à hurler avec fureur.

– Allons, bien ! fit Valentin, que va-t-il encorearriver ?

Chacun tendit l’oreille avec inquiétude, en cherchant ses armespar un mouvement instinctif.

Un bruit assez fort, qui croissait rapidement, se faisaitentendre à courte distance.

– Aux armes ! commanda Valentin à voix basse, il y abeaucoup de courants d’air par ici, on ne sait pas à qui on peutavoir affaire, il est bon de se tenir sur ses gardes.

En quelques secondes tout le camp fut éveillé, les soldats sepréparèrent à bien recevoir l’intrus qui oserait se présenter.

Le bruit se rapprochait de plus en plus, des formes noirescommençaient à dessiner leurs vagues contours dans la nuit.

– Quien vive ? – qui vive – cria lasentinelle.

– Chile ! répondit une voix forte.

– Que gente ? – quels gens – reprit lesoldat.

– Gente de paz ! – hommes de paix – ditencore la voix, qui ajouta immédiatement : don GregorioPeralta.

À ce nom tous les fusils se redressèrent.

– Venez ! venez ! don Gregorio, cria Valentin.Caramba ! soyez le bienvenu parmi vos amis.

– Caspita ! caballeros ! répondit vivement donGregorio en serrant les mains que de tous côtés lui tendaient sesamis, quel heureux hasard de vous rencontrer aussi vite !

Derrière don Gregorio, une trentaine de cavaliers entrèrent dansle camp.

– Comment, aussi vite ? demanda don Tadeo, vous nouscherchiez donc, cher ami ?

– Caraï ! si je vous cherchais, donTadeo ! c’est exprès pour vous que je suis sorti, il y aquelques heures, de Valdivia.

– Je ne vous comprends pas, fit don Tadeo.

Don Gregorio ne parut pas le remarquer, et faisant signe auxdeux Français et à don Tadeo de le suivre, il s’éloigna de quelquespas afin que nul autre que ses trois amis ne pût entendre ce qu’ilallait dire.

– Vous m’avez demandé pourquoi je vous cherchais, donTadeo, reprit-il, je vais vous le dire : aujourd’hui je suisparti, envoyé vers vous par tous les patriotes nos frères, par tousles Cœurs Sombres du Chili, dont vous êtes le chef et le roi, avecla mission de vous dire ceci quand je vous rencontrerais : Roides ténèbres, la patrie est en danger ! un homme seul peut lasauver, cet homme, c’est vous ! refuserez-vous de voussacrifier pour elle ?

Don Tadeo ne répondit pas, son front pâle penchait vers laterre, il semblait en proie à une vive douleur.

– Écoutez les nouvelles que je vous apporte, don Tadeo,continua gravement don Gregorio, le général Bustamente s’estéchappé !

– Je le savais ! murmura-t-il faiblement.

– Oui, mais ce que vous ignorez, c’est que ce misérable estparvenu à mettre les Araucans dans ses intérêts ; avant huitjours une armée formidable de ces féroces guerriers, commandée parAntinahuel en personne et par le général Bustamente, envahira nosfrontières, précédée par le meurtre et l’incendie.

– Ces nouvelles… objecta don Tadeo.

– Sont certaines, interrompit vivement don Gregorio, unespion fidèle nous les a apportées.

– Vous le savez, mon ami, j’ai résigné le pouvoir entre vosmains, je ne suis plus rien.

– Lorsque vous avez résigné le pouvoir, don Tadeo, l’ennemiétait vaincu, prisonnier, la liberté était victorieuse ; maisaujourd’hui tout est changé, le péril est plus grand que jamais, lapatrie vous appelle ; resterez-vous sourd à sa voix ?

– Ami, répondit don Tadeo avec un accent profondémenttriste, une autre voix m’appelle aussi, celle de ma fille, je veuxla sauver.

– Le salut du pays passe avant les affections defamille ! Roi des ténèbres, souvenez-vous de vosserments ! dit rudement don Gregorio.

– Mais ma fille ! ma pauvre enfant ! le seul bienque je possède, s’écria-t-il d’une voix pleine de larmes.

– Souvenez-vous de vos serments, Roi des ténèbres !répéta don Gregorio avec un accent profond, vos frères vousattendent.

– Oh ! s’écria le malheureux d’une voix que la douleurrendait rauque et saccadée, n’aurez-vous pas pitié d’un père quivous implore !

– Bien ! répondit don Gregorio avec amertume, enfaisant un pas en arrière, je me retire, don Tadeo ; pendantdix ans nous avons tout sacrifié pour la cause que vous trahissezaujourd’hui, nous saurons mourir pour cette liberté que vousabandonnez. Adieu, don Tadeo, le peuple chilien succombera, maisvous retrouverez votre fille et vous courberez le front sous lamalédiction de vos frères ! adieu, je ne vous connaisplus !

– Arrêtez s’écria don Tadeo, rétractez ces affreusesparoles. Vous le voulez ? eh bien, soit ! je mourrai avecvous ! partons ! partons ! Ma fille ! mafille ! ajouta-t-il d’une voix déchirante,pardonne-moi !

– Oh ! je retrouve mon frère ! s’écria avec joiedon Gregorio en le serrant dans ses bras. Non ! avec un telchampion, la liberté ne peut périr.

– Don Tadeo, s’écria Valentin, allez où le devoir vousordonne ; je jure Dieu que nous vous rendrons votrefille !

– Oui, fit le comte en lui pressant la main, dussions-nouspérir !

Don Gregorio ne voulut pas finir la nuit au camp ; chaquecavalier prit un fantassin en croupe, et une heure plus tard ilss’élançaient au galop sur la route de Valdivia.

– Ma fille ! ma fille ! cria une dernière foisdon Tadeo.

– Nous la sauverons ! répondirent les Français.

Bientôt la troupe chilienne s’effaça dans la nuit. Il ne restaitau camp que Valentin, Louis, Curumilla, Joan et Trangoil Lanec.

Dès qu’ils furent seuls, Valentin poussa un soupir.

– Pauvre homme dit-il ; puis il ajouta : Prenonsquelques instants de repos, demain la journée sera rude !

Les cinq aventuriers s’enveloppèrent dans leurs ponchos, secouchèrent les pieds au feu et s’endormirent sous la garde deCésar, vigilante sentinelle qui ne devait pas se laissersurprendre.

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