Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 41L’OURAGAN.

Louis n’avait pu se contenir.

Au lieu d’attendre, il avait persuadé à Valentin et à Curumillade le suivre.

Tous trois s’étaient avancés en se glissant à travers lesbroussailles et les halliers, jusqu’à une vingtaine de pas tout auplus du camp des Indiens, si bien qu’à sa sortie Trangoil Lanec lesavait presque immédiatement rencontrés.

– Eh bien ? demanda le comte avec anxiété.

– Tout est bien, venez.

Le chef rebroussa chemin aussitôt et guida ses amis vers lesprisonniers.

À la vue des quatre hommes, un sourire d’une ineffable douceuréclaira le charmant visage de doña Rosario.

Elle laissa échapper un cri de joie réprimé aussitôt par laprudence.

Don Tadeo se leva, il s’avança d’un pas ferme vers seslibérateurs qu’il remercia chaleureusement.

– Caballero, répondit le comte qui était sur des charbonsardents, hâtons-nous, ces hommes ne tarderont pas à s’éveiller,tâchons de mettre la plus grande distance entre eux et nous.

– Oui, ajouta Valentin, parce que s’ils nous surprenaientil faudrait en découdre, et nous ne sommes pas en forces.

Don Tadeo comprit la justesse de cette observation.

Trangoil Lanec et Curumilla avaient détaché les chevaux desprisonniers qui paissaient mêlés à ceux des Aucas.

Don Tadeo et la jeune fille se mirent en selle.

La Linda, dont personne ne s’était occupé, s’élança sur uncheval et se plaça derrière sa fille, poignard à la main.

Valentin, s’il n’eût redouté les dénonciations de cette femme,l’aurait obligée à rester ; il ignorait ce qui s’était passéet le changement qui s’était opéré en elle depuis quelquesjours.

En ce moment un Serpent Noir, moins ivre que les autres, ouvritles yeux et jeta un cri d’alarme.

La Linda le poignarda sans hésiter.

La petite troupe s’éloigna sans autre empêchement, elle sedirigea vers la grotte naturelle où les chevaux avaient étélaissés.

Dès que l’on fut arrivé, Valentin fit signe à ses amis des’arrêter.

– Vous pouvez vous reposer un instant ici, dit-il, la nuitest tout à fait noire, dans quelques heures nous nous remettrons enroute ; vous trouverez dans cette grotte deux lits defeuillage sur lesquels je vous engage à dormir, car à votre réveilvous aurez une rude route à entreprendre.

Ces paroles, dites avec le sans façon habituel au Parisien,amenèrent un joyeux sourire sur les lèvres des Chiliens.

Lorsqu’ils se furent jetés sur les feuilles amoncelées dans uncoin de la grotte, le comte appela son chien qui vint aussitôtauprès de lui.

– Faites attention à ce que je vais vous ordonner, César,lui dit-il, vous voyez cette jeune fille, n’est-ce pas, mon bonchien ? eh bien, je la mets sous votre garde, je la confie àvotre vigilance, vous entendez, César ? vous m’enrépondez.

César avait écouté son maître en le regardant avec ses grandsyeux intelligents, en remuant doucement la queue, puis il alla secoucher aux pieds de la jeune fille et lui lécha les mains.

La jeune fille saisit entre ses bras la bonne grosse tête duTerre-Neuvien et l’embrassa à plusieurs reprises en souriant aucomte.

Celui-ci rougit jusqu’aux yeux et sortit de la grotte entrébuchant comme un homme ivre.

Le bonheur le rendait fou ! Il alla se jeter sur le sol àune légère distance, afin de savourer à loisir la joie qui inondaitson cœur.

Il ne remarqua pas Valentin qui, appuyé contre un arbre, lesuivait d’un regard triste.

Lui aussi, Valentin, aimait doña Rosario !

Une révolution subite venait de s’opérer dans son esprit :le hasard avait en un instant bouleversé sa vie jusque-là siinsouciante, en lui révélant tout à coup la force de ce sentimentqu’il avait cru pouvoir maîtriser facilement.

Depuis sa naissance, absorbé par la tâche immense imposée à tousles prolétaires de vivre au jour le jour, Valentin était parvenu àvingt-cinq ans, sans que son cœur eût tressailli une seule fois àdes pensées d’amour, et que son âme se fût ouverte à ces sensationsdouces et voluptueuses qui tiennent tant de place dans la vie d’unhomme.

Toujours en lutte contre la misère, toujours maîtrisé par lesexigences de sa position, vivant avec des gens aussi ignorants quelui sur l’histoire du cœur, un seul rayon de soleil avait illuminéla nuit de son âme de reflets étincelants, son amitié pourLouis ; amitié qui chez lui avait pris les proportions,grandioses d’une passion. Ce cœur aimant avait besoin de sedévouer ; aussi s’était-il livré à cette amitié avec uneespèce de frénésie ; il s’était attaché à Louis par lesservices qu’il lui avait rendus. Avec cette naïve superstition desnatures vierges, il en était arrivé à se persuader que Dieu luiavait confié le soin de rendre son ami heureux, et que s’il avaitpermis qu’il lui sauvât la vie, c’était pour qu’il se vouâtcontinuellement à son bonheur ; en un mot, Louis luiappartenait, il faisait en quelque sorte partie de son être.

La vue de doña Rosario lui révéla une chose qu’il n’auraitjamais crue possible : c’est que, à côté de ce sentiment sivif et si fort, il y avait dans son cœur place pour un autre, nonmoins vif et non moins fort.

Cette ignorance complète de l’histoire des passions devait lelivrer sans défense au premier choc de l’amour ; ce fut ce quiarriva. Valentin était déjà fou de la jeune fille, qu’il cherchaitencore à lire dans son cœur et à se rendre compte du troubleétrange qu’il éprouvait, de la perturbation qu’un seul regard avaitjetée dans son esprit.

Appuyé contre un arbre, l’œil fixé sur l’entrée de la grotte, lapoitrine haletante, il se rappelait les moindres incidents de sarencontre avec la jeune fille, de leur course à travers la forêt,les paroles qu’elle lui avait adressées, et souriait doucement ausouvenir de ces heures délicieuses, sans soupçonner le danger deces souvenirs et le sentiment nouveau qui venait de naître dans sonâme, car il se complaisait de plus en plus dans la pensée qu’unjour doña Rosario serait l’épouse de son frère de lait.

Deux heures s’écoulèrent ainsi sans que Valentin, absorbé danssa contemplation fantastique, s’en aperçût ; il croyait n’êtrelà que depuis quelques minutes seulement, lorsque Trangoil Lanec etCurumilla se présentèrent devant lui.

– Notre frère dort donc bien profondément, qu’il ne nousvoit pas ? dit Curumilla.

– Non, répondit Valentin en passant sa main sur son frontbrûlant, je pense.

– Mon frère était avec le génie des songes, il étaitheureux, fit Trangoil Lanec avec un sourire.

– Que me voulez-vous ?

– Pendant que mon frère réfléchissait nous sommes retournésau camp des Serpents Noirs, nous avons pris leurs chevaux, et,après les avoir conduits assez loin, nous les avons lâchés dans laplaine où il ne sera pas facile de les rejoindre.

– Ainsi, nous voilà tranquilles pour quelques heures ?demanda Valentin.

– Je l’espère, répondit Trangoil Lanec, mais ne nous yfions pas, les Serpents Noirs sont de fins pillards, ils ont leflair du chien et l’adresse du singe pour retrouver la piste del’ennemi, cette fois nous sommes Aucas contre Aucas, nous verronsqui sera le plus adroit.

– Que devons-nous faire ?

– Donner le change à nos ennemis, les lancer sur une faussepiste. Je partirai avec les trois chevaux des visages pâles, tandisque mon frère, son ami et Curumilla descendront le ruisseau enmarchant dans son lit jusqu’à l’îlot du Guanacco, où ilsm’attendront.

– Partons-nous de suite ?

– À l’instant.

Trangoil Lanec coupa un roseau d’un pied et demi de long,attacha chaque extrémité de ce roseau au bosal – mors –des chevaux, afin qu’ils ne pussent pas trop se rapprocher l’un del’autre, et les lança dans la plaine où il disparut bientôt aveceux.

Valentin entra dans la grotte. La Linda, assise auprès de safille et de son mari, veillait sur leur sommeil. Le jeune homme luiannonça que l’heure du départ était arrivée, doña Maria réveillales dormeurs.

Louis avait tout préparé.

Le comte plaça don Tadeo sur le cheval de Valentin, la Linda etdoña Rosario sur le sien, et il les fit entrer dans le ruisseauaprès avoir effacé avec soin les traces de leurs pas sur lesable.

Curumilla marchait en éclaireur, tandis que Valentin soutenaitla retraite.

Il faisait une de ces nuits magnifiques, comme l’Amérique seuleen possède. Le ciel d’un bleu sombre était semé d’un nombre infinid’étoiles qui scintillaient dans l’éther comme autant dediamants ; la lune, parvenue à la moitié de sa course,déversait à profusion les rayons de sa lumière argentée quidonnaient aux objets une apparence fantastique.

L’atmosphère embaumée de suaves parfums était d’une pureté etd’une transparence telles, qu’elle permettait de voir à une longuedistance ; une légère brise, souffle mystérieux du Créateur,courait sur la cime des grands arbres, et dans les profondeurs desquebradas résonnaient par intervalles les miaulements plaintifs descarcajous, mêlés aux hurlements des bêtes fauves qui, après s’êtredésaltérées à des sources, connues d’elles seules, regagnaientleurs repaires.

La petite caravane s’avançait silencieuse, écoutant les bruitsde la forêt, surveillant les mouvements des buissons, craignant àchaque instant de voir étinceler dans l’ombre l’œil féroce d’unSerpent Noir.

Souvent Curumilla s’arrêtait, la main sur ses armes, le corpspenché en avant, saisissant avec la finesse d’ouïe particulière auxIndiens, quelque bruit de mauvais augure qui échappait à l’oreillemoins exercée des blancs.

Alors chacun restait immobile, le cœur palpitant, les sourcilsfroncés, prêt à disputer chaudement sa vie.

Puis l’alerte passée, sur un signe muet du guide, on seremettait en marche pour s’arrêter quelques pas plus loin.

L’Européen, habitué à l’ennuyeuse monotonie des routes royalessans horizon, sillonnées dans tous les sens par des gendarmes ouautres agents du gouvernement, dont la mission spéciale est deveiller sur les voyageurs et d’éloigner d’eux toute apparence dedanger ou même d’embarras, ne pourra se figurer l’âcre voluptéd’une marche de nuit dans le désert, sous la garde de Dieu seul,épié par une foule d’ennemis invisibles, la saveur étrange desémotions que l’on éprouve dans cette suite continuelled’inquiétudes et de sécurité, combien l’âme grandit et les idéess’élargissent en présence de cette vie des Pampas, dont lasplendeur séduit et entraîne dans ses péripéties vertigineuses,jamais les mêmes.

Vers quatre heures du matin, au moment où le soleil allaitparaître à l’horizon, l’îlot du Guanacco sortit peu à peu desnuages de vapeur qui, dans ces chaudes régions, s’élèvent de terreau point du jour, et apparut aux yeux ravis des voyageurs comme unport de salut, après les fatigues de cette course faite toutentière dans l’eau.

Sur la pointe la plus avancée de l’îlot, un cavalier se tenaitimmobile : c’était Trangoil Lanec.

Auprès de lui, les chevaux des Espagnols paissaient les hautesherbes de la rive.

Les voyageurs trouvèrent un feu allumé, sur lequel cuisait unquartier de daim ; des camotes et des tortillas demaïs, enfin tous les éléments d’un bon déjeuner lesattendaient.

– Mangez, dit laconiquement Trangoil Lanec, mangez vitesurtout, il nous faut repartir de suite.

Sans demander au chef l’explication de ces paroles ni d’oùprovenait cette grande hâte qu’il leur recommandait, les voyageursaffamés s’assirent en rond et attaquèrent gaillardement les vivresplacés devant eux.

En ce moment, le soleil montait radieux à l’horizonet illuminaitle ciel de sa majestueuse splendeur.

– Bah ! dit gaiement Valentin, après nous la fin dumonde, mangeons toujours ! Voici un rôti qui m’a l’air assezbien confectionné.

À ces singulières paroles de l’ancien spahis, doña Rosario fitun mouvement. Le jeune homme se tut, rougissant de sa gaucherie, etmangea sans oser prononcer un mot de plus.

Pour la première fois de sa vie, Valentin se prit à réfléchir àune chose à laquelle jusqu’alors il n’avait jamais accordé lamoindre attention, c’est-à-dire à la trivialité de ses manières etde son langage.

Chose étrange ! cet homme, enfant du hasard, dont le hasardavait été le seul maître, qui, dans son désir de s’instruire, avaitdévoré sans discernement tous les livres bons ou mauvais qui luiétaient tombés sous la main, avait tout à coup été illuminé commed’un rayon de la grâce divine à l’aspect des sombres etmajestueuses grandeurs de la nature primitive de l’Amérique. Ilavait compris, avec la justesse instinctive de son esprit, combienétaient vides, absurdes et sans but moral, les soi-disant maximesphilosophiques qui si longtemps avaient sur tous les tons résonné àson oreille, combien elles rétrécissent l’esprit et faussent lejugement. En quelques mois à peine, aspirant la vérité par tous lespores, il avait détruit l’échafaudage si laborieusement construitde son éducation première, pour y substituer les principes de laloi naturelle, si visiblement tracée par le doigt même de Dieu dansles forêts vierges. Il s’était transformé au physique comme aumoral : son visage, reflet de son âme, qui avait uneexpression railleuse et sceptique, avait pris des lignes plusarrêtées et plus sérieuses ; une espèce de noblesse rayonnaitdans ses traits, indice de la pensée qui traçait péniblement sonsillon dans son cerveau.

Eh bien, cette transformation qui était incomplète, puisquejusqu’alors elle n’avait agi que sur l’homme intellectuel, voilàque maintenant elle prenait pour ainsi dire l’homme physique corpsà corps, et luttait avec lui.

Et ce prodige, qui en était l’auteur ou plutôt le moteur ?une enfant de seize ans à peine, simple, pure, candide etignorante, ignorante surtout, car elle-même ne soupçonnait pas lepouvoir sans contrôle qu’elle exerçait sur la forte et énergiqueorganisation du jeune homme ; mais cette jeune fille possédaiten elle tout le savoir, cet instinct du bon, du beau et du grand,ce tact et surtout ce sentiment des convenances qui ne s’acquièrentjamais complètement.

Valentin avait instinctivement compris combien, sans le vouloir,il avait froissé cette âme candide ; sans savoir pourquoi, iléprouva, si l’on peut se servir de cette expression, une espèce dejoie douloureuse à cette découverte.

Aussitôt le déjeuner terminé, et il ne fut pas long à cause dela position précaire des voyageurs et de l’inquiétude qui lesdévorait, Trangoil Lanec, aidé par Curumilla, s’occupa à monter unde ces canots en cuirs de bœuf cousus ensemble, qui servent auxIndiens à naviguer sur les fleuves du désert. Après l’avoir mis àl’eau, le chef invita les trois Espagnols à y prendre place.

Les Indiens y entrèrent ensuite pour le diriger, tandis que lesFrançais, restés dans le ruisseau, conduisaient les chevaux enbride.

Du reste, la traversée ne fut pas longue. Au bout d’une heure,les voyageurs débarquèrent, le canot, fut replié et la routecontinua par terre.

La caravane se trouvait à présent sur le territoire chilien.

Depuis quelques heures, ainsi que cela arrive souvent dans lesmontagnes, le temps avait complètement changé.

Le soleil avait pris peu à peu une teinte rougeâtre, il semblaitnager dans un océan de vapeurs qui interceptaient ses chaudsrayons. Le ciel, d’une couleur cuivrée, s’abaissait graduellementen nuées blafardes chargées d’électricité.

On entendait, répétés par les échos des quebradas, lesroulements sourds d’un tonnerre lointain. La terre exhalait unesenteur âcre et pénétrante. L’atmosphère était pesante. Des gouttesde pluie larges comme des piastres commençaient à tomber. Le ventsoufflait par rafales, soulevant des tourbillons de poussière etpoussant ces gémissements presque humains qu’on entend seulementdans ces hautes régions, sujettes à subir à chaque instant cesgrandes convulsions de la nature qui prouvent l’omnipotence de Dieuet la faiblesse infinie de ses créatures.

Les oiseaux tournoyaient lourdement dans l’espace, jetant parintervalles des cris plaintifs et saccadés, les chevaux aspiraientfortement l’air par leurs naseaux en donnant des signesd’inquiétude et de frayeur.

Enfin tout présageait un de ces ouragans nomméstemporales,si communs dans les Cordillères et qui changentparfois, en quelques heures, la surface du sol.

Bien que l’on fût à peine à la moitié de la journée, lebrouillard était devenu tellement intense qu’une nuit épaisseenveloppait les voyageurs. Ce n’était qu’en tâtonnant et en usantdes plus minutieuses précautions qu’ils parvenaient à grand’peine àfaire quelques pas en avant.

– Que pensez-vous de ce temps-là, chef ? demanda lecomte avec inquiétude à Trangoil Lanec.

– Mauvais, très-mauvais, répondit celui-ci en hochant latête, pourvu que nous puissions passer le Jaua-Karam – leSaut du sorcier – avant que l’orage éclate.

– Sommes-nous donc en danger ?

– Nous sommes perdus ! répondit laconiquementl’Indien.

– Hum ! ce que vous dites là n’est pas rassurant,chef, fit Valentin qui avait entendu : croyez-vous donc que lepéril soit si grand ?

– Plus grand encore que je ne le dis à mon frère.Pensez-vous qu’il soit possible de résister à l’ouragan dans celieu où nous sommes ?

Les jeunes gens regardèrent autour d’eux.

– C’est vrai, murmura Valentin en baissant la tête avecabattement, que Dieu nous sauve !

En effet, la position des voyageurs paraissait désespérée.

Ils suivaient un de ces chemins tracés dans le roc vif et quicontournent les Andes, chemin qui avait à peine quatre pieds danssa plus grande largeur ; qui d’un côté était bordé par un muren granit d’une hauteur de plus de mille mètres, et de l’autre pardes barrancas ou précipices d’une profondeur incalculable,au bas desquels on entendait gronder avec des sourds et mystérieuxmurmures des eaux invisibles.

Dans un tel lieu tout espoir de salut semblait être unefolie.

Cependant les voyageurs marchaient toujours en avant, s’avançanten file indienne, c’est-à-dire, les uns à la suite des autres,silencieux et mornes. Chacun avait intérieurement conscience dudanger prochain qui le menaçait, mais n’osait, comme cela arrivetoujours en pareil cas, faire part de ses appréhensions à sescompagnons.

– Sommes-nous encore bien éloignés de Jaua-Karam ?demanda Valentin après un assez long silence.

– Nous approchons et nous ne tarderons pas à y arriver,répondit Trangoil Lanec, à moins que…

Soudain le voile de brume qui cachait l’horizon se déchiraviolemment, un éclair blafard illumina le ciel, et une rafaleterrible s’engouffra dans la quebrada.

– Pied à terre ! hurla Trangoil Lanec d’une voix destentor, pied à terre, si vous tenez à la vie ! Couchez-voussur le sol, en vous accrochant aux pointes des rochers. Chacunsuivit le conseil du chef.

Les animaux abandonnés à eux-mêmes, comprenant instinctivementle danger, plièrent immédiatement les jarrets et s’affaissèrent euxaussi sur le sol, afin que le vent eût moins de prise sur leurscorps.

Tout à coup le tonnerre éclata avec fracas, et une pluiediluvienne commença à tomber.

Il n’est donné à aucune plume humaine de décrire l’épouvantableouragan qui se déchaînait sur ces montagnes avec une furieinexprimable.

Des blocs de rochers énormes, cédant sous la force du vent etminés par les eaux, étaient précipités du haut en bas des mornesavec un fracas horrible ; des arbres séculaires étaient torduset déracinés par la bourrasque qui les lançait dans l’espace commedes fétus de paille.

Le sifflement du vent, les éclats de la foudre, se mêlant aumugissement de la tempête, râle de la nature aux abois qui se débatsous la main puissante de Dieu, formaient l’harmonie la plushorriblement sublime qu’il soit possible d’imaginer.

Tout à coup un cri strident de douleur et d’agonie traversal’espace et pour un instant domina tous les bruits du temporal.

Une voix, celle de don Tadeo, s’éleva avec un accent dedésespoir suprême.

– Ma fille ! sauvez ma fille !

Le Roi des ténèbres, méprisant le danger auquel il s’exposait,se redressa debout sur le chemin, les bras tendus vers le ciel, sescheveux flottant au vent et le front ceint d’une auréoled’éclair.

Doña Rosario, trop faible et trop délicate pour se retenir auxpointes aiguës des rocs contre lesquels ses doigts se déchiraient,avait été saisie, enlevée par la bourrasque et lancée dans leprécipice.

La Linda, sans prononcer une parole, avait plongé dans legouffre pour sauver sa fille ou mourir avec elle.

– Oh ! s’écria le comte avec une fiévreuse énergie, jeramènerai doña Rosario, moi.

Et il s’élança, mais un poignet de fer l’arrêta subitement.

– Reste, frère, lui dit Valentin d’une voix triste etdouce, laisse-moi courir ce péril.

– Mais…

– Je le veux !… qu’importe que je meure, ajouta-t-ilavec amertume, on ne m’aime pas, moi ! et se tournant vers donTadeo : courage, ami, lui dit-il, je vous rendrai votre filleou je périrai avec elle.

Il siffla son chien, auquel il fit sentir le rebozo –écharpe – de la jeune fille resté accroché à un buisson :

– Cherche ! César, cherche ! lui dit-il.

Le noble animal poussa un hurlement plaintif, aspira un instantl’air dans toutes les directions, puis après une minuted’hésitation, il remua la queue, se tourna vers son maître ets’élança sur la pente rapide et presque à pic du précipice.

Valentin, après avoir fait à son ami un dernier signe pour luiordonner de le laisser agir seul, s’accrocha aux broussailles etcommença à descendre.

L’ouragan sembla redoubler de fureur : le ciel incessammentsillonné par les éclairs se changea en une nappe de feu, la pluietomba plus violemment encore.

Don Tadeo, cet homme si énergique, terrassé par ce coupterrible, sans force et sans courage, les genoux sur le sol inondé,priait avec ferveur celui qui peut tout, de lui rendre safille.

Valentin avait disparu !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer