Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 24PLAN DE CAMPAGNE.

Don Tadeo fit à Valdivia une entrée réellement triomphale.

Malgré la pluie qui tombait à torrents, toute la populationétait rangée sur son passage, tenant à la main des torches dont lesflammes, agitées par le vent, portaient çà et là des lueursblafardes qui se confondaient avec celles des éclairs.

Les cris de joie des habitants, le roulement des tamboursbattant aux champs, se mêlaient aux éclats de la foudre et auxsifflements furieux de la tempête.

C’était un magnifique spectacle que celui qu’offrait ce peuple,qui, lorsque l’ouragan sévissait et faisait rage sur sa tête avait,au milieu de la nuit, abandonné ses demeures pour venir, les piedsdans la boue, saluer d’un cri de bienvenue et d’espérance l’hommedépositaire de sa confiance et qu’il appelait son libérateur.

Au premier rang étaient les Cœurs Sombres, calmes, résolus,serrant dans leurs mains nerveuses les armes qui, une fois déjà,avaient renversé la tyrannie.

Don Tadeo fut ému de cette preuve d’amour que lui donnait lapopulation. Il comprit que, si grands que soient les intérêtsprivés, ils sont bien petits, comparés à ceux de tout unpeuple ; qu’il est beau de les lui sacrifier, et que celui quisait bravement mourir pour le salut de ses concitoyens remplit unesainte et noble mission !

Son parti fut pris sans arrière-pensée.

Vaincre d’abord l’ennemi commun, ne pas tromper l’espoir qu’onmettait si naïvement en lui ; puis, lorsque l’hydre de laguerre civile serait abattue, si, la lutte terminée, il étaitdebout encore, il songerait à sa fille qui, du reste, n’était pasabandonnée sans défenseurs, puisque deux nobles cœurs s’étaientdévoués pour la sauver.

Il poussa un profond soupir et passa la main sur son front,comme pour en arracher la pensée de son enfant qui le poursuivaitsans cesse.

Cette marque de faiblesse fut la dernière.

Il redressa fièrement la tête et salua en souriant les groupesjoyeux qui se pressaient sur son passage en battant des mains et encriant : Vive le Chili !

Il arriva, ainsi escorté, jusqu’au cabildo.

Il mit pied à terre, monta l’escalier du palais et se retournavers la foule.

L’immense place était pavée de têtes. Les fenêtres de toutes lesmaisons regorgeaient de monde ; il y en avait de grimpésjusque sur les azotéas, et toute cette foule poussait descris de joie assourdissants.

Don Tadeo vit qu’on attendait qu’il prononçât quelques mots.

Il fit un geste.

Un silence profond régna immédiatement dans la multitude.

– Mes chers concitoyens ! dit le Roi des ténèbresd’une voix haute, claire et parfaitement accentuée, qui futentendue de tous, mon cœur est touché, plus que je ne sauraisl’exprimer, de la marque extraordinaire de sympathie que vous avezvoulu me donner. Je ne tromperai pas la confiance que vous mettezen moi. Toujours vous me verrez au premier rang de ceux quicombattront pour votre liberté. Soyons tous unis pour le salut dela patrie, et le tyran ne parviendra pas à nous vaincre !

Cette chaleureuse allocution fut accueillie par de longs bravos,et des cris prolongés de : Vive le Chili ! Vive laPatrie !

Don Tadeo entra dans le palais.

Il y trouva réunis les officiers supérieurs des troupescantonnées dans la province, les alcades et les principaux chefsdes Cœurs Sombres qui l’attendaient.

Tous ces personnages se levèrent à son arrivée et s’inclinèrentdevant lui.

Depuis que le Roi des ténèbres s’était retrempé dansl’enthousiasme populaire, il avait ressaisi toutes sesfacultés.

L’esprit avait fini par dominer la matière ; il n’éprouvaitplus aucune fatigue ; ses idées étaient aussi claires et aussilucides que si, une heure auparavant, il n’avait pas été en proie àune crise terrible.

Il entra dans le cercle formé par les assistants, et lesinvitant d’un geste à s’asseoir :

– Caballeros ! dit-il, je suis heureux de vous voirréunis au cabildo. Les moments sont précieux. Le généralBustamente, j’en ai la preuve, s’était lié par un traité avecAntinahuel, le grand toqui des Araucanos, afin de parvenir plusfacilement au pouvoir. Voici pourquoi il avait fait sonpronunciamiento dans cette province éloignée de laRépublique. Délivré par les Araucans, il s’est réfugié au milieud’eux. Bientôt nous le verrons, à la tête de ces guerriers féroces,envahir nos frontières et désoler nos plus riches provinces. Jevous le répète, nos moments sont précieux ! une initiativehardie peut seule nous sauver. Mais pour prendre cette initiative,il me faut, à moi, dont vous avez fait votre chef, des pouvoirsréguliers, octroyés par le sénat. Si je ne les ai pas, je seraimoi-même un cabecilla,et je paraîtrai allumer cette guerrecivile que je veux empêcher, contre laquelle je veux combattre à latête de tous les bons citoyens.

Ces paroles, dont chacun reconnaissait la justesse, firent uneprofonde sensation.

À la sérieuse objection soulevée par don Tadeo, une réponseétait difficile à faire.

Nul n’osait en assumer sur soi la compromettanteresponsabilité.

Don Gregorio s’approcha. Il tenait un pli à la main.

– Prenez, dit-il en présentant le pli ouvert à don Tadeo,voici la réponse du sénat de Santiago au manifeste que vous luiavez adressé après la chute du tyran : c’est un ordre qui vousinvestit du pouvoir suprême. Comme, après la victoire, vous aviezrésigné le commandement entre mes mains, j’avais conservé cet ordresecret. Le moment est venu de le rendre public : Don Tadeo deLeon ! vous êtes notre chef ; ce ne sont pas seulementquelques citoyens qui vous nomment, ce sont les délégués de lanation !

À cette nouvelle imprévue, les assistants se levèrent avec joieet crièrent avec enthousiasme : Vive don Tadeo deLeon !

Celui-ci prit le pli et le parcourut des yeux.

– Très-bien ! dit-il en le rendant à don Gregorio avecun sourire ; à présent, je suis libre d’agir comme je lejugerai convenable pour le salut de tous.

Les membres de l’assemblée reprirent leurs places et le silencese rétablit.

– Caballeros ! poursuivit don Tadeo, je vous l’ai dit,une initiative hardie peut seule nous sauver. C’est une espèce decourse au clocher que nous allons entreprendre. Il nous faut gagnernotre adversaire de vitesse, vous connaissez l’homme, vous savezqu’il possède toutes les qualités nécessaires à un bon général, ilne s’endormira donc pas dans une fausse sécurité ; son alliéAntinahuel est un chef intrépide, doué d’une ambitiondémesurée ; ces deux hommes, unis par les mêmes intérêts,peuvent, si nous n’y prenons garde, nous donner fort à faire, nousdevons donc les attaquer tous deux à la fois. Voici ce que jepropose, si le plan que je vais vous soumettre vous semble vicieux,puisque nous sommes réunis en conseil, vous le discuterez, et je merangerai à l’avis de la majorité.

À ces paroles sympathiques, le silence et l’attentionredoublèrent.

Il continua.

– Nous partagerons nos forces en deux parties ; lapremière ira à marches forcées attaquer Arauco, lacapitale de nos ennemis ; cette expédition, dont le seul butest de diviser les forces de nos adversaires, ne devra être faiteque de façon à les obliger à y expédier des renforts importants.Une seconde division, composée de tous les hommes de la province enétat de porter les armes, se rendra sur le Biobio, afin de tendrela main aux troupes de la province de Conception et de mettre ainsiles Araucans entre deux feux.

– Mais, objecta un officier supérieur, permettez don Tadeo,il me semble que dans votre plan, fort bon du reste, vous oubliezune chose à mon avis très-importante.

– Laquelle, monsieur ?

– Mais la province de Valdivia, donc ? n’est-elle pasplus qu’une autre exposée à une malocca ?

– Vous vous trompez, monsieur ; voici pourquoi :c’est que vous rattachez les événements qui vont s’y passer à ceuxqui les ont précédés.

– Sans doute.

– Voici où est l’erreur : lorsque don PanchoBustamente s’est fait proclamer à Valdivia, il avait pour cela uneraison : cette province est éloignée, isolée, le généralespérait en faire son dépôt de guerre et s’y établir solidement,grâce à ses alliés indiens, puis sortir de cette ville pourconquérir peu à peu le reste du territoire ; ce plan étaitparfaitement conçu, il offrait de grandes chances de réussite, maisaujourd’hui la question est complètement changée : le généralne s’appuie plus sur le pays, la guerre régulière lui estimpossible, c’est dans la capitale qu’il doit faire et qu’iltentera la révolution qu’il médite. À mon avis, il faut lui barrerle chemin de la capitale et le contraindre à accepter la bataillesur le territoire araucan. Quant à la province de Valdivia, ellen’est nullement menacée ; seulement, comme dans de tellescirconstances on ne saurait user de trop de prudence, une milicecivile sera instituée afin de défendre ses foyers : voici,caballeros, le plan que je vous propose.

Il n’y eut qu’un cri dans toute l’assemblée pour approuver ceplan si simple.

– Ainsi, messieurs, reprit don Tadeo après un instant, ceplan vous convient ? vous l’adoptez ?

– Oui, oui, s’écria-t-on de toutes parts.

– Bien ! maintenant passons à l’exécution : donGregorio Torral, vous prendrez le commandement des troupesdestinées à agir contre Arauco, sous ce pli je vous donnerai vosinstructions particulières.

Don Gregorio s’inclina.

– Je conserve pour moi, continua don Tadeo, la direction del’armée du Biobio : ce matin, au point du jour, monsieurl’Alcade Mayor vous ferez publier un bando dans toutes lesrues de la ville, annonçant que des enrôlements volontaires à unedemi-piastre par jour sont ouverts ; vous établirez desbureaux dans tous les quartiers ; ce que je vous ordonne pourValdivia doit avoir lieu dans le reste de la province. Vous,colonel Gutierez, dit don Tadeo en s’adressant à un officiersupérieur qui se tenait auprès de lui, je vous nomme gouverneur dela province, votre premier soin doit être d’organiser la gardecivique ; je vous recommande surtout la prudence et lacirconspection dans l’accomplissement du mandat délicat que je vousconfie.

– Que Votre Excellence s’en rapporte à moi, répondit lecolonel ; je comprends l’importance des devoirs que j’ai àremplir.

– Depuis longtemps je vous connais, colonel, et je sais queje puis vous laisser agir en toute confiance, fit don Tadeo avec unsourire ; maintenant, caballeros, ajouta-t-il, àl’œuvre !

Dans deux jours, au plus tard, il faut que les troupes semettent en marche et franchissent la frontière araucanienne ;je compte sur votre concours, de vous dépend le salut de lapatrie ; allez, messieurs, et recevez mes remerciements pourles preuves de patriotisme que vous donnez au pays.

Les membres de l’assemblée se retirèrent après avoir une foisencore protesté de leur dévouement.

Don Tadeo et don Gregorio restèrent seuls.

Le Roi des ténèbres semblait transfiguré.

Une ardeur martiale rayonnait dans ses regards.

Don Gregorio le regardait avec étonnement et respect.

Enfin don Tadeo s’arrêta devant lui.

– Frère, lui dit-il, cette fois il faut vaincre ou mourir,tu seras près de moi à l’heure de la bataille ; cecommandement que je t’ai donné est indigne de toi, tu le quitterasà quelques lieues d’ici, c’est à mes côtés que tu doiscombattre.

– Merci, fit don Gregorio avec émotion, merci !

– Ce tyran contre lequel nous allons nous mesurer une foisencore, il faut qu’il meure.

– Il mourra.

– Parmi les Cœurs Sombres, tu choisiras dix hommes résolusqui s’acharneront spécialement à sa poursuite, toi et moi nous lesguiderons ; tant que Bustamente vivra, la patrie sera enpéril, il faut en finir.

– Comptez sur moi ; mais pourquoi vous exposez-vous,vous dont la vie nous est si précieuse ?

– Oh ! répondit don Tadeo avec enthousiasme,qu’importe ma vie ? pourvu que la liberté triomphe et quel’homme qui prétend nous livrer aux barbares succombe ; uneseule bataille doit être livrée ; si nous sommes obligés defaire la guerre de partisans, nous sommes perdus.

– C’est vrai.

– Le Chili n’est qu’une étroite langue de terre resserréeentre la mer et les montagnes, ce qui rend impossible une longueguerre de partisans ; il nous faut donc vaincre du premiercoup, sinon notre ennemi, après nous avoir passé sur le ventre,entrera sans coup férir à Santiago qui lui ouvrira ses portes.

– Oui, observa don Gregorio, vous avez bien jugé laposition.

– Voilà pourquoi je n’hésiterai pas à faire, si cela estnécessaire, le sacrifice de ma vie pour empêcher un aussi grandmalheur.

– Nous sommes tous dans la même intention.

– Je le sais ; ah ! j’oubliais : envoyez desuite un exprès au gouverneur de la province de Concepcion, afinqu’il se tienne sur ses gardes.

– Je vais le faire.

– Eh ! mais, j’y songe, nous avons sous la mainl’exprès dont nous avons besoin.

– De qui voulez-vous parler ?

– De don Ramon Sandias.

– Hum ! fit don Gregorio en hochant la tête, c’est unassez triste personnage et je crains bien…

– Vous vous trompez, sa nullité même garantit lesuccès ; jamais le général Bustamente ne supposera que nousayons confié une mission sérieuse à un aussi pauvre sire ; ilpassera tête haute partout où un homme connu par son énergie seraitarrêté.

– C’est juste, ce projet, par sa hardiesse même, offre degrandes chances de réussite.

– Ainsi, c’est convenu, vous allez m’envoyer lesénateur.

– Dam ! c’est que je vous avouerai que je ne sais oùle prendre en ce moment.

– Bah ! bah ! un aussi grand personnage ne seperd pas ainsi.

Don Gregorio s’inclina en souriant et sortit sans répondre.

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