Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 8CONTRE-MINE.

Conformément à la prédiction de Trangoil Lanec, Louis dePrébois-Crancé se rétablissait avec une promptitude étonnante.

Soit désir de commencer plus tôt ses recherches, soit à cause desa bonne constitution, la veille du jour fixé pour le départ ilétait parfaitement dispos et annonçait à don Tadeo qu’il était enétat de se mettre en route quand on le voudrait.

Dans les romans, il est assez ordinaire de voir des gensgrièvement blessés la veille recommencer le lendemain, comme si derien n’était, le cours de leurs pérégrinations aventureuses, maisdans la vie réelle il n’en est pas de même. La nature a des droitsimprescriptibles devant lesquels l’homme le plus fort est contraintde se courber. Si, cinq jours à peine après avoir été blessé, lejeune Français était debout, c’est que ses blessures n’étaient quedes estafilades sans conséquence, qui n’avaient eu d’autre résultatque celui de l’affaiblir en lui occasionnant une grande perte desang, et qu’elles se trouvaient alors cicatrisées, grâce auxcompresses souvent renouvelées d’orégano, plante quipossède cette qualité précieuse de guérir les plaies presqueinstantanément.

Néanmoins tout porte à croire que le jeune homme, aveuglé parson amour, se trompait en affirmant que ses forces étaientrevenues. L’impatience qui le dévorait le lui faisait croire sansdoute. Dans tous les cas, le mouvement qu’il se donnait portait àsupposer qu’il disait vrai, et qu’en effet il était bien guéri.

Une autre inquiétude minait encore le jeune homme :Valentin, son chien César et Trangoil Lanec étaient partis depuistrois jours, sans que l’on sût ce qu’ils étaient devenus.

Curumilla, dont l’arrivée avait été annoncée par Joan, n’avaitpas non plus donné signe de vie.

Toutes ces raisons augmentaient dans des proportions énormesl’impatience du jeune homme.

De son côté, don Tadeo n’était pas plus tranquille.

Le pauvre père, les yeux constamment fixés sur les hautesmontagnes araucaniennes, frémissait de douleur à la pensée dessouffrances auxquelles sa fille chérie était exposée au milieu deses ravisseurs.

Cependant, par une singulière inconséquence de l’esprit humain,à cette immense douleur, qui lui serrait le cœur comme dans unétau, se mêlait chez don Tadeo un sentiment indéfinissable de joieen songeant aux tortures qu’il infligerait à son tour à doña Maria,en lui révélant que celle qu’elle avait pris tant de bonheur àmartyriser était sa fille, c’est-à-dire le seul être qu’elle aimâtréellement au monde ; la cause innocente de sa haine contredon Tadeo, celle enfin pour laquelle, dans son amour de bête fauve,elle voudrait racheter chaque larme par une pinte de son sang.

Don Tadeo, âme d’élite, doué de sentiments nobles et élevés,repoussait avec force cette pensée inspirée par la haine, maistoujours elle revenait plus vive et plus tenace, tant le désir dela vengeance est inné dans le cœur de l’homme.

Don Gregorio, entre les mains duquel don Tadeo avait remis lepouvoir, hâtait, poussé par Louis qui ne le quittait pas uneminute, les préparatifs de départ pour le lendemain.

Il était environ huit heures du soir, dans une des sallesréservées du cabildo, don Gregorio, après leur avoir donnécertaines instructions, avait congédié le général Cornejo et lesénateur Sandias, chargés d’accompagner don Pancho Bustamente àSantiago. Ils causaient avec don Tadeo et le comte du voyage dulendemain, seul sujet qui, en ce moment, pût intéresser nos troispersonnages, lorsque la porte s’ouvrit brusquement et un hommeentra.

À sa vue ils poussèrent un cri de joie et d’étonnement.

Cet homme était Curumilla.

– Enfin ! s’écrièrent ensemble Louis et don Tadeo.

– Me voici ! répondit tristement l’Ulmen.

Le pauvre Indien paraissait accablé de fatigue et de besoin, onle fit asseoir et on se hâta de lui offrir desrafraîchissements.

Malgré toute l’impassibilité indienne et la dignité à laquelleles chefs sont habitués dès leur enfance, Curumilla se jetalittéralement sur les vivres qu’on lui servit et les dévora.

Cette façon d’agir, si en dehors des coutumes araucanes, donnafort à réfléchir aux blancs qui supposèrent que, pour que l’Ulmenoubliât si complètement les traditions de son peuple, il fallaitqu’il eût bien souffert.

Dès que son appétit fut calmé, Curumilla, sans se faire prier,raconta dans les plus grands détails ce qui s’était passé depuisson départ du camp, de quelle manière il avait délivré la jeunefille, et comment, une heure plus tard à peine, il avait étécontraint de la laisser retomber au pouvoir de ses ennemis.

Lorsqu’il avait quitté doña Rosario, le brave Indien ne s’étaitéloigné d’elle que juste assez pour ne pas, lui aussi, être prispar les ravisseurs ; mais bien qu’invisible à leurs yeux, illes avait suivis à la piste, ne les perdant pas de vue et épianttous leurs mouvements, ce qui lui fut d’autant plus facile qu’ilsavaient renoncé à le chercher.

Le Roi des ténèbres et le comte le remercièrent de ce dévouementsi pur et si loyal.

– Je n’ai rien fait encore, dit-il, puisque tout est àrecommencer, et maintenant, ajouta-t-il en hochant sa tête d’un airde doute, ce sera plus difficile, car ils se tiennent sur leursgardes.

– Demain, répondit vivement don Tadeo, nous nous remettronstous ensemble sur la piste.

– Oui, reprit le chef, je sais que demain vous devezpartir.

Les trois hommes se regardèrent avec étonnement, ils necomprenaient pas comment la nouvelle de leur départ avait pus’ébruiter avec les précautions dont ils avaient usé pour secacher.

Curumilla sourit.

– Il n’y a pas de secrets pour les Aucas, dit-il,lorsqu’ils veulent savoir. Antinahuel n’ignore rien de ce qui sepasse ici.

– Mais c’est impossible ! s’écria don Gregorio avecviolence.

– Que mon frère écoute, répliqua paisiblement le chef,demain, au lever du soleil, un détachement de mille soldats blancsquittera Valdivia pour conduire à Santiago le prisonnier, celui queles visages pâles nomment le général Bustamente, est-ce biencela ?

– Oui, répondit don Gregorio, je dois en convenir, ce quevous me dites là est de la plus grande exactitude ; mais quivous a si bien renseigné ? voilà ce qui me confond.

– Je dois avouer, fit l’Ulmen en souriant, que celui quim’a donné ces détails circonstanciés les adressait à une autrepersonne, et ne se doutait nullement que mon oreille lesrecueillît.

– Expliquez-vous, chef, je vous en supplie, s’écria donTadeo, nous sommes sur des charbons ardents, nous désirons savoircomment nos ennemis ont été si bien renseignés sur nosmouvements ?

– Je vous ai dit que je suivais la troupe de Antinahuel, jedois ajouter que parfois je la dépassais ; avant hier, aulever du soleil, le toqui et ses mosotones, toujours accompagnés decette femme pâle qui doit être Guécubu, le génie du mal,arrivèrent dans la prairie où s’était accompli le renouvellementdes traités ; rampant comme un serpent dans l’herbe haute dela plaine, je me blottis à vingt pas en avant de la troupe.

Le Cerf Noir, dès qu’il aperçut le grand toqui araucan, mit soncheval au galop pour le rejoindre ; comme je me doutais quependant leur conférence ces deux hommes laisseraient échapper desparoles qui plus tard nous serviraient, je me rapprochai d’eux leplus possible afin de ne pas perdre un mot de ce qu’ils diraient,et voilà comment, sans s’en douter, ils m’ont mis au courant deleurs projets.

– De leurs projets ? demanda vivement don Gregorio,songeraient-ils donc à nous attaquer ?

– La femme pâle a fait jurer à Antinahuel de délivrer sonami, qui est prisonnier.

– Eh bien ?

– Eh bien, Antinahuel le délivrera.

– Oh ! oh ! fit don Gregorio, ce projet est plusfacile à former qu’à exécuter, chef.

– Mon frère se trompe.

– Comment cela ?

– Les soldats sont obligés de traverser le canon delrio seco.

– Sans doute.

– C’est là que Antinahuel attaquera les visages pâles avecses mosotones.

– Sangre de Christo ! s’écria don Gregorio,que faire ?

– L’escorte sera défaite, observa don Tadeo avecaccablement.

Curumilla gardait le silence.

– Peut-être, dit le comte, je connais le chef, il n’est pashomme à mettre ses amis dans l’embarras sans avoir un moyen de leurfaire éviter le péril qu’il leur montre.

– Mais, reprit don Tadeo, ce péril n’est malheureusementque trop imminent, il n’existe pas d’autre passage que ce défilémaudit, il faut absolument le franchir, et cinq cents hommesrésolus peuvent y tenir en échec toute une armée et même la tailleren pièces.

– C’est égal, reprit le jeune homme avec insistance, jerépète ce que j’ai dit, le chef est un guerrier habile, son espritest fertile en ressources, j’affirme qu’il sait comment nous sortirde ce mauvais pas.

Curumilla sourit au Français en lui faisant un signed’assentiment.

– J’en étais sûr, dit Louis, voyons, parlez, chef, n’est-cepas que vous connaissez un moyen de nous faire éviter ce passagedangereux ?

– Je ne certifie pas cela, répondit l’Ulmen, mais si mesfrères les visages pâles consentent à me laisser agir, je me chargede déjouer les projets de Antinahuel et de ses compagnons, etpeut-être du même coup, ajouta-t-il, de délivrer la jeune viergeaux yeux d’azur.

– Parlez ! parlez ! chef, s’écria vivement lecomte, expliquez-nous le projet que vous avez formé, ces caballeross’en rapporteront complètement à vous, n’est-ce pas,messieurs ?

– Oui, répondit don Tadeo, nous vous écoutons, chef.

– Mais, reprit Curumilla, que mes frères y réfléchissentbien, il faut qu’ils me laissent maître absolu de dirigerl’expédition.

– Vous avez ma parole, Ulmen, dit don Gregorio, nous neferons que ce que vous commanderez.

– Bon ! fit le chef, que mes frères écoutent.

Et alors, sans plus tarder, il leur détailla le plan qu’il avaitformé, et qui, comme cela devait être, obtint l’assentimentgénéral.

Don Tadeo et le comte en étaient surtout enthousiasmés, ils sepromettaient les plus beaux résultats.

Lorsque les dernières mesures furent prises, que tout fut bienconvenu, la nuit était fort avancée, les quatre interlocuteursavaient besoin de prendre du repos afin de se préparer aux hasardsqui les attendaient le lendemain dans leur aventureuseexpédition ; Curumilla surtout, qui depuis quelques joursavait pris à peine le temps de dormir, tombait littéralement defatigue.

Seul, Louis ne semblait pas éprouver le besoin de réparer sesforces ; si on avait voulu l’écouter on se serait misimmédiatement en marche.

Mais la prudence exigeait que quelques heures fussent accordéesau sommeil, et malgré les observations du comte on se sépara.

Le jeune homme, contraint malgré lui d’obéir aux remontrancesdes hommes expérimentés qui l’entouraient, se retira de mauvaisehumeur en se promettant in petto de ne pas laisser ses amis oublierl’heure fixée pour le départ.

Comme tous les amoureux, ne pouvant voir celle qu’il aimait, ilentraîna avec lui Curumilla afin d’avoir au moins la consolation deparler d’elle.

Mais le pauvre Ulmen était si fatigué que, dès qu’il fut étendusur la natte qui lui servait de lit, il tomba dans un si profondsommeil que le jeune homme renonça à l’en tirer.

Nous devons ajouter à la louange de Louis qu’il prit assezfacilement son parti de cette contrariété, en réfléchissant que deCurumilla dépendait le succès du coup de main qu’ils allaienttenter, et que, pour qu’il fût en possession de toutes ses qualitéset les servit bien, il fallait qu’il fût dispos.

Il poussa un soupir de regret et laissa l’Ulmen dormir tantqu’il voulut.

Mais comme il lui était impossible d’en faire autant, quel’impatience et l’amour, ces deux tyrans de la jeunesse, luibrûlaient le cerveau, il monta sur l’azotea – toit – dupalais et, le regard fixé sur les hautes montagnes qui dessinaientleurs sombres contours à l’horizon, il se mit à penser à doñaRosario.

Rien n’est pur, calme et voluptueux comme une nuitaméricaine.

Ce ciel d’un bleu noir, plaqué d’un nombre infini d’étoiles, aumilieu desquelles rayonne la splendide croix du Sud, les senteursembaumées de l’atmosphère rafraîchies par la brise de mer qui ymêle ses âcres parfums, tout dispose l’âme à la rêverie.

Louis s’oublia longtemps à penser ainsi, seul, dans la nuit.

Lorsqu’il songea à redescendre dans le palais, les étoiless’éteignaient successivement dans les profondeurs du ciel, et uneteinte nacrée commençait à nuancer légèrement l’horizon.

Le jour n’allait pas tarder à paraître.

– Il est temps, dit le jeune homme, et il descenditrapidement l’escalier de l’azotea pour aller réveiller sescompagnons.

Mais il les trouva debout et prêts à partir.

Lui seul était en retard.

La chose est facile à comprendre.

Louis avait rêvé ; les autres avaient dormi.

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