Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 3JOAN.

Les sordides vêtements qui couvraient le corps de l’Indienétaient souillés de boue et déchirés par les ronces et lesépines.

On voyait qu’il venait de faire une course précipitée à traversles halliers, dans des chemins affreux.

Il salua les personnes en présence desquelles il se trouvaitavec une grâce modeste, croisa les bras sur sa poitrine et attenditimpassiblement qu’on l’interrogeât.

– Mon frère appartient à la vaillante tribu des SerpentsNoirs ? lui demanda don Tadeo.

Le guerrier fit de la tête un signe affirmatif.

Don Tadeo connaissait les Indiens, il avait longtemps habitéparmi eux, il savait qu’ils ne parlent que dans le cas d’unenécessité absolue ; ce mutisme ne l’étonna donc pas.

– Comment se nomme mon frère ? reprit-il.

L’Indien releva fièrement le front.

– Joan, dit-il, en souvenir d’un guerrier des visages pâlesqui se nommait ainsi et que j’ai tué dans une malocca.

– Bon ! reprit don Tadeo avec un sourire triste, monfrère est un chef renommé dans sa tribu.

Joan sourit avec orgueil.

– Mon frère vient de son village, sans doute, il a desaffaires à traiter avec les visages pâles, et il me demande que jefasse la justice égale entre lui et ceux avec lesquels il atraité ?

– Mon père se trompe, répondit l’Indien d’une voix brève,Joan n’est pas un Huiliche, c’est un guerrier Puelche, mon père lesait ; Joan ne réclame le secours de personne : quand ilest insulté, sa lance le venge.

Don Gregorio et Louis suivaient avec curiosité cet entretienauquel ils ne comprenaient pas un mot, car ils ne devinaient pasencore où don Tadeo en voulait venir.

– Que mon frère m’excuse, fit-il ; il doit néanmoinsavoir une raison pour se présenter à moi.

– J’en ai une, dit l’Indien.

– Que mon frère s’explique, alors.

– Je réponds aux questions de mon père, dit Joan ens’inclinant.

Les Araucans sont ainsi, quelque grave que soit la mission dontils sont chargés, quand même un retard devrait causer la mort d’unhomme, ils ne se résoudront jamais à parler clairement et à rendrecompte de cette mission, à moins que celui qui les interroge neparvienne, à force d’adresse, à les faire s’expliquer.

Certes, Joan ne demandait pas mieux que de tout dire, il avaitfait une hâte extrême dans l’intention d’arriver plus tôt ;malgré cela, il ne se laissait tirer les paroles de la bouche queune à une et comme à regret.

Ce fait peut paraître extraordinaire et incompréhensible. Il estpourtant de la plus scrupuleuse exactitude. Nous en avons éténous-mêmes témoin et victime nombre de fois, pendant le séjourlégèrement forcé que nous avons fait en Araucanie.

Don Tadeo connaissait l’homme auquel il avait affaire.

Un pressentiment secret l’avertissait que cet homme étaitporteur d’une importante nouvelle. Il ne se rebuta pas etpoursuivit ses questions :

– D’où vient mon frère ?

– De la tolderia de San-Miguel.

– Il y a loin pour venir ici ; mon frère est partidepuis longtemps ?

– Keyen – la lune – allait disparaître derrière lacime des hautes montagnes, et le Poron-Choyké – la croixdu Sud – répandait seul sa resplendissante clarté sur la terre, aumoment où Joan a commencé son voyage pour se rendre auprès de monpère.

Il y a près de dix-huit lieues du village de San-Miguel àValdivia.

Don Tadeo fut étonné d’une aussi grande diligence. Cela ne fitque le confirmer davantage dans l’opinion qu’il avait que l’Indienétait porteur de nouvelles de la dernière importance.

Il prit sur une table un verre, l’emplit jusqu’au bordd’aguardiente de pisco, et l’offrit au messager, en lui disantd’une voix amicale :

– Que mon frère boive ce coup d’eau de feu, c’estprobablement la poussière de la route collée à son palais quil’empêche de parler aussi facilement qu’il le voudrait. Lorsqu’ilaura bu, sa langue sera plus déliée.

L’Indien sourit, son œil brilla de convoitise ; il prit leverre, qu’il vida d’un trait.

– Bon ! dit-il en faisant claquer sa langue etreposant le verre sur la table, mon père est hospitalier, il estbien le Grand Aigle des blancs.

– Mon frère vient de la part du chef de sa tribu ?reprit don Tadeo, qui ne perdait pas de vue le but auquel iltendait.

– Non, répondit Joan, c’est Curumilla qui m’envoie.

– Curumilla ! s’écrièrent les trois hommes avec untressaillement involontaire.

Don Tadeo respira, il était sur la voie.

– Curumilla est mon penni, dit-il, il ne lui est rienarrivé de fâcheux ?

– Voici son poncho et son chapeau, reprit Joan.

– Ciel ! s’écria Louis, il est mort.

Don Tadeo sentit son cœur se serrer.

– Non, fit l’Indien, Curumilla est un Ulmen, il est braveet sage. Joan avait enlevé la jeune vierge pâle aux yeux d’azur,Curumilla pouvait tuer Joan, il ne l’a pas voulu, il a préféré s’enfaire un ami.

Les blancs écoulaient avec anxiété ces paroles ; malgréleur obscurité, elles étaient cependant assez claires pour qu’ilscomprissent que le chef indien tenait la piste des ravisseurs.

– Curumilla est bon, répondit don Tadeo, son cœur est largeet son âme n’est pas cruelle.

– Joan était le chef de ceux qui ont enlevé la jeune filleblanche, Curumilla a changé de vêtements avec lui, repritsentencieusement l’Indien, et il a dit à Joan : Vas trouver leGrand Aigle des blancs et dis lui que Curumilla sauvera la jeunevierge, ou qu’il périra ; Joan est venu sans s’arrêter, bienque la route fût longue.

– Mon frère a bien agi, dit don Tadeo en serrant avec forcela main de l’Indien, dont le visage rayonna.

– Mon père est content ? fit-il, tant mieux.

– Et, reprit don Tadeo, mon frère avait enlevé la jeunefille pâle, il avait été bien payé pour cela ?

L’Indien sourit.

– La grande cavale aux yeux noirs est généreuse,dit-il.

– Ah ! je le savais ! s’écria don Tadeo, toujourscette femme ! toujours ce démon ; oh ! doñaMaria ! nous avons un terrible compte à réglerensemble !

Il savait enfin ce qu’il avait tant d’intérêt à connaître.

Louis se leva péniblement du fauteuil sur lequel il étaitétendu, et s’approchant doucement de don Tadeo :

– Ami, lui dit-il d’une voix tremblante d’émotion, il fautsauver doña Rosario !

– Merci, lui répondit don Tadeo, merci de votre dévouement,mon ami ; mais hélas ! vous êtes faible, blessé, presquemourant !

– Qu’importe ! s’écria le jeune homme avec chaleur,dussé-je périr à la tâche, je vous jure, don Tadeo de Léon, surl’honneur de mon nom, que je ne me reposerai que lorsque doñaRosario sera libre et près de vous.

Don Tadeo l’obligea à se rasseoir.

– Mon ami, lui dit-il, trois hommes dévoués sont déjàattachés aux pas des ravisseurs de ma fille.

– Votre fille ? fit Louis avec un étonnement mêlé deplaisir.

– Hélas oui ! mon ami, ma fille ! pourquoiaurais-je des secrets pour vous ? cet ange aux yeux bleus, quedeux fois vous avez essayé de sauver, est ma fille ! le seulbonheur, la seule joie qui me reste au monde !

– Oh ! nous la retrouverons, il le faut ! repritLouis avec force.

Tout à l’émotion qui l’agitait, don Tadeo ne remarqua pasl’accent passionné du comte.

Celui-ci s’était relevé ; malgré les douleurs qu’ilressentait, il semblait avoir subitement reconquis toutes sesforces.

– Mon ami, continua don Tadeo, les trois hommes dont jevous parle cherchent en ce moment à délivrer la pauvre enfant,n’entravons pas leurs plans, peut-être leur nuirions-nous. Quoiqu’il m’en coûte, je dois attendre.

Louis fit un mouvement.

– Oui, je vous comprends, cette inaction vous pèse,hélas ! croyez-vous qu’elle ne broie pas mon cœur depère ! Don Luis, j’endure des tourments atroces, tout sedéchire en moi à la pensée cruelle de la situation affreuse où setrouve celle qui m’est si chère ; mais je sens que lestentatives que je ferais aujourd’hui seraient plutôt nuisiblesqu’utiles pour son salut, et je me résigne en versant des larmes desang à ne pas tenter la moindre démarche.

– C’est vrai ! avoua le blessé, il fautattendre ! attendre, mon Dieu ! quand elle souffre, quandelle nous appelle peut-être ! Oh ! c’est horrible !pauvre père ! pauvre fille !

– Oui, dit faiblement don Tadeo, plaignez-moi, mon ami,plaignez-moi !

– Cependant, reprit le Français, cette inaction ne peutdurer ; vous le voyez, je suis fort, je puis marcher, je suisconvaincu que je me tiendrai facilement à cheval.

Don Tadeo sourit.

– Vous êtes un héros pour le cœur et le dévouement, monami, je ne sais comment vous remercier ; vous me rendez lecourage et faites de moi un homme presque aussi résolu quevous.

– Oh ! tant mieux si vous reprenez espoir, réponditLouis, qui avait rougi aux paroles de son ami.

Don Tadeo se tourna vers Joan.

– Mon frère reste ? dit-il.

– Je suis aux ordres de mon père, répliqua l’Indien.

– Puis-je me fier à mon frère ?

– Joan n’a qu’un cœur et une vie, tous deux appartiennentaux amis de Curumilla.

– Mon frère a bien parlé, je serai reconnaissant enverslui.

L’Indien s’inclina.

– Que mon frère revienne ici au troisième soleil, il nousguidera sur la piste de Curumilla.

– Au troisième soleil, Joan sera prêt.

Et, saluant les trois personnages avec noblesse, l’Indien seretira pour prendre quelques heures d’un repos qui lui étaitindispensable après la marche forcée qu’il avait faite.

– Don Gregorio, reprit le dictateur, en s’adressant à sonlieutenant, vous n’expédierez le général Bustamente à Santiago quedans trois jours. Je me joindrai à l’escorte jusqu’à la fourche oùcommence la route de San-Miguel. Ces trois jours vous sontindispensables, dit-il en souriant à Louis, nous ne savons pasquels sont les dangers et les fatigues qui nous attendent dans levoyage que nous allons entreprendre, il faut, mon ami, que voussoyez en état de les supporter.

– Encore trois siècles à attendre ! murmura le jeunehomme avec accablement.

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