Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 22FIN CONTRE FIN.

Aussitôt que les Chiliens eurent évacué le rocher, Antinahuel,qui semblait ne les avoir qu’à regret laissé échapper, se retournad’un air de mauvaise humeur du côté du généralBustamente :

– J’ai fait ce que mon frère désirait, dit-il, que veut-ilencore ?

– Rien, quant à présent, chef, à moins que vous neconsentiez à partir aussi de votre côté, ce qui, je crois, seraitle mieux.

– Mon père a raison, nous ne servons plus à rien ici.

– À rien, en effet ; seulement, puisque désormais nousvoilà libres de nos actions, si mon frère y consent nous nousrendrons dans la hutte du conseil, afin de dresser un plan decampagne.

– Bon, répondit machinalement le toqui, en suivant d’unregard haineux les derniers rangs des soldats chiliens quidisparaissaient en ce moment derrière un accident de terrain.

Le général lui posa résolument la main sur l’épaule.

Le toqui se retourna brusquement.

– Que veut le chef pâle ? dit-il d’une voix sèche.

– Vous dire ceci, chef, répondit froidement legénéral : qu’importe une trentaine d’hommes, quand vous pouvezen immoler des milliers ? ce que vous avez fait aujourd’huiest le comble de l’adresse ; en renvoyant ces soldats voussemblez accepter votre défaite et renoncer, vous sentant tropfaible, à tout espoir de vengeance. Vos ennemis prendrontconfiance, ils ne songeront pas à se tenir sur leurs gardes, et sivous êtes prudent, vous pourrez les attaquer avant qu’ils soient enmesure de vous résister.

Le front du chef se dérida, son regard devint moinsfarouche.

– Oui, murmura-t-il comme se parlant à lui-même, il y a duvrai dans ce que dit mon frère ; il faut souvent dans laguerre abandonner une poule afin de prendre un cheval plus tard,l’avis de mon frère est bon, allons dans la hutte du conseil.

Antinahuel et le général, suivis du Cerf Noir, entrèrent dans letoldo où les attendait doña Maria.

Lorsqu’ils se furent assis :

– Ce jeune homme qui s’est présenté ici de la part de sesamis est un cœur vaste, dit Antinahuel en regardant don Pancho, monfrère le connaît sans doute ?

– Ma foi non, répondit insoucieusement le général, je l’aivu ce matin pour la première fois ; c’est un de ces vagabondsétrangers que les vaisseaux d’Europe jettent sur nos côtes pourvoler nos richesses.

– Non, ce jeune homme est un chef, il a le regard del’aigle.

– Vous vous intéressez à lui ?

– Oui, comme on s’intéresse à un homme brave quand on l’avu à l’œuvre, je serais heureux de le rencontrer une secondefois.

– Malheureusement, dit le général avec un sourire ironique,ce n’est pas probable ; je crois que le pauvre diable a eu unesi belle peur qu’il se hâtera de quitter le pays.

– Qui sait ? fit le chef d’un air pensif, et ilajouta : que mon frère écoute, un toqui va parler, que sesparoles se gravent dans la mémoire de mon frère.

– J’écoute, répondit le général en réprimant un mouvementd’impatience.

Antinahuel reprit impassiblement :

– Pendant que ce jeune homme était ici, qu’il parlait, moije l’examinais ; lorsqu’il croyait ne pas être vu de monfrère, il lui jetait des regards étranges ; cet homme est unennemi implacable.

Le général haussa les épaules.

– Je ne le connais pas, vous dis-je, chef, répondit-il, etquand même il serait mon ennemi ? que m’importe cevagabond ? jamais il ne pourra rien contre moi.

– Il ne faut jamais mépriser un ennemi, ditsentencieusement Antinahuel, les plus infimes sont souvent les plusdangereux à cause de leur petitesse même. Mais venons au sujet denotre réunion, quelles sont à présent les intentions de monfrère ?

– Écoutez-moi à votre tour, chef : nous sommesdésormais attachés l’un à l’autre par l’intérêt commun ; sansmoi vous ne pouvez rien ou presque rien, de mon côté je confesseque sans vous, je suis dans l’impossibilité d’agir ; mais jesuis convaincu que si nous nous aidons mutuellement et si nous noussoutenons franchement, nous obtiendrons en peu de jours demagnifiques résultats.

– Bon ! que mon frère explique sa pensée, ditAntinahuel.

– Je ne marchanderai pas avec vous, chef, voici le traitéque je vous propose : aidez-moi franchement à ressaisir lepouvoir qui m’est échappé, donnez-moi les moyens de me venger demes ennemis et je vous abandonne à jamais, en toute propriété,non-seulement la province de Valdivia tout entière, mais encorecelle de Concepcion jusqu’à Talca, c’est-à-dire que je couperai endeux le Chili, et que je vous en donnerai la moitié.

À cette magnifique proposition, le visage de Antinahuel nelaissa paraître aucune trace d’émotion.

– Mon frère est généreux, dit-il, il donne ce qu’il n’apas.

– C’est vrai, répondit le général avec dépit, mais jel’aurai si vous m’aidez, et sans moi, vous ne pourrez jamaisl’avoir.

Le chef fronça imperceptiblement les sourcils, le généralfeignit de ne pas s’en apercevoir, il continua :

– C’est à prendre ou à laisser, chef, le temps presse,toute nécessité perdue est un obstacle nouveau que nous créons,répondez loyalement, acceptez-vous, oui ou non ?

Mis si brusquement en demeure, le toqui se recueillit uninstant, puis se tournant vers le général :

– Et qui me garantira l’exécution de la promesse de monfrère ? dit-il en le regardant en face.

Ce fut au tour du général à être décontenancé.

Il se mordit les lèvres, mais se remettant presqueaussitôt :

– Que mon frère me dise quelle garantie il demande ?dit-il.

Un sourire d’une expression indéfinissable plissa les lèvres deAntinahuel.

Il fit un signe au Cerf Noir.

Celui-ci se leva et sortit de la hutte.

– Que mon frère attende un instant, dit impassiblement letoqui.

Le général s’inclina sans répondre.

Au bout d’une dizaine de minutes, le Cerf Noir rentra.

Il était suivi d’un guerrier aucas qui portait une espèce detable boiteuse, faite à la hâte de morceaux de bois maléquarris.

Sur cette table, le vieux toqui plaça silencieusement du papier,des plumes et de l’encre.

À cette vue le général tressaillit, il était pris.

Où et comment les Aucas s’étaient-ils procuré les divers objetsqu’ils exhibaient ? c’est ce qu’il ne put deviner.

Antinahuel prit une plume, et jouant machinalement avecelle :

– Les visages pâles, dit-il, ont beaucoup de science, ilsen savent plus que nous autres pauvres Indiens ignorants ; monfrère ne doute pas que j’ai fréquenté les Blancs, je connais doncplusieurs de leurs coutumes, ils possèdent l’art de déposer leurspensées sur le papier ; que mon frère prenne cette plume etqu’il me répète là, fit-il en désignant du doigt une feuilleblanche, ce qu’il vient de me dire ; alors, comme jeconserverai, ses paroles, le vent ne pourra pas les emporter, et sila mémoire lui fait défaut quelque jour, eh bien, il sera facile deles retrouver ; du reste, ce que je demande là à mon frère n’arien qui doive le froisser, les visages pâles agissent toujoursainsi entre eux.

Le général saisit la plume et la trempa dans l’encre.

– Puisque mon frère se méfie de ma parole, dit-ild’un ton piqué, je suis prêt à faire ce qu’il désire.

– Mon frère a mal compris mes paroles, répondit Antinahuel,j’ai en lui la plus grande confiance, je n’entends nullement luifaire injure ; seulement, je représente ma nation ; si,plus tard, les Ulmènes et les Apo-Ulmènes des Utal-Mapus medemandent compte du sang de leurs mosotones qui coulera comme del’eau dans cette guerre, ils approuveront ma conduite dès que jeleur montrerai ce collier sur lequel sera marqué le nom demon frère.

Don Pancho vit qu’il ne lui restait plus d’échappatoire, ilcomprit que mieux valait s’exécuter bravement, que le moment venude tenir sa promesse il saurait bien trouver un faux-fuyant pours’en dispenser.

Se tournant alors vers Antinahuel, il lui dit ensouriant :

– Soit ! mon frère a raison, je vais faire ce qu’ildésire.

Le toqui s’inclina gravement.

Le général plaça le papier devant lui, écrivit rapidementquelques, lignes et signa.

– Tenez, chef, dit-il en présentant le papier à Antinahuel,voici ce que vous m’avez demandé.

– Bon, répondit celui-ci en le prenant.

Il le tourna et le retourna dans tous les sens, cherchantprobablement ce que le général avait écrit ; mais, comme on lepense, tous ses efforts restèrent sans résultat.

Don Pancho et doña Maria le suivaient attentivement desyeux.

Au bout d’un instant, le chef fit un signe au Cerf Noir.

Celui-ci sortit et rentra presque aussitôt, suivi de deuxguerriers qui conduisaient au milieu d’eux un soldat chilien.

Le pauvre diable n’avait pu suivre ses camarades, lorsqu’ilss’étaient échappés, à cause d’une blessure assez grave à lajambe ; il était pâle et jetait des regards effarés autour delui.

Antinahuel sourit en le voyant.

– Moro-Huinca, lui dit-il d’une voix rude, sais-tuexpliquer ce qu’il y a sur le papier ?

– Hein ? répondit le soldat, qui ne comprenait pascette question à laquelle il était loin de s’attendre.

Le général prit alors la parole :

– Le chef te demande si tu sais lire ? fit-il.

– Oui, Seigneurie, balbutia le blessé.

– Bon, fit Antinahuel ; tiens, explique, et il luidonna le papier.

Le soldat le prit machinalement.

Il le tourna et le retourna entre ses doigts.

Il était évident que ce misérable, abruti par la terreur, nesavait pas ce qu’on voulait de lui.

Le général arrêta d’un geste le chef, que ce manègeimpatientait, et s’adressant de nouveau au soldat :

– Mon ami, lui dit-il, puisque vous savez lire, ayez, jevous prie, l’obligeance de nous expliquer ce qu’il y a sur cepapier. N’est-ce pas cela que vous désirez, chef ? fit-il ens’adressant au toqui.

Celui-ci hocha affirmativement la tête.

Le soldat, dont la frayeur était un peu calmée, grâce à l’accentamical que le général avait pris en lui parlant, comprit enfin cequ’on attendait de lui ; il jeta les yeux sur le papier et lutce qui suit, d’une voix tremblante et entre-coupée par un rested’émotion :

 

« Je soussigné, don Pancho Bustamente, général de division,ex-ministre de la guerre de la République chilienne, m’engageenvers Antinahuel, grand toqui des Araucans, à abandonner en toutepropriété, à lui et à son peuple, pour en jouir et disposer à leurgré, maintenant et toujours, sans que jamais on puisse leur encontester la légitime propriété : 1° la province deValdivia ; 2° la province de Concepcion jusqu’à vingt millesde la ville de Talca. Ce territoire appartiendra, dans toute salargeur et toute sa longueur, au peuple araucan, si le toquiAntinahuel, à l’aide d’une armée, me rétablit au pouvoir que j’aiperdu et me donne les moyens de le retenir entre mes mains. Cettecondition n’étant pas exécutée par Antinahuel dans l’espace d’unmois, à compter de la date du présent traité, il sera de pleindroit considéré comme nul.

« En foi de quoi j’ai signé de mes nom, prénoms etqualités,

« DON PANCHO BUSTAMENTE,

« Général de division, ex-ministre de la guerre de laRépublique chilienne. »

 

Pendant que le soldat lisait, Antinahuel, penché sur son épaule,semblait chercher à lire aussi ; lorsqu’il eut terminé, d’unemain il lui arracha brusquement le papier, de l’autre, il luiplongea son poignard dans le cœur.

Le malheureux fit deux pas en avant, les bras étendus et lesyeux démesurément ouverts, en chancelant comme un homme ivre, et iltomba sur le sol en poussant un profond soupir.

– Qu’avez-vous fait ? s’écria le général en se levantsubitement.

– Ooch ! répondit négligemment le chef enpliant le papier qu’il cacha dans sa poitrine, cet homme auraitparlé plus tard, peut-être.

– C’est juste, fit don Pancho.

Un guerrier aucas prit le corps, le chargea sur ses épaules etsortit du toldo.

Il restait une large mare de sang entre les deux hommes.

Mais ni l’un ni l’autre n’y songeait.

Qu’importait à ces deux ambitieux la vie d’un homme !

– Eh bien ? reprit le général.

– Mon frère peut compter sur mon concours, réponditAntinahuel ; mais d’abord il faut que je retourne à monvillage.

– Mais, chef, insista le général, c’est perdre un tempsprécieux.

– Des intérêts de la plus haute importance m’obligent deretourner à ma tolderia.

Doña Maria, qui jusqu’alors était demeurée spectatricesilencieuse et en apparence désintéressée de ce qui s’était passé,s’avança lentement, et s’arrêtant devant le toqui :

– C’est inutile, dit-elle froidement.

– Que veut dire ma sœur ? demanda Antinahuel avecétonnement.

– J’ai compris l’impatience qui dévorait le cœur de monfrère loin de celle qu’il aime ; ce matin, j’ai moi-mêmeexpédié un chasquivers les mosotones qui conduisaient lavierge pâle à la tolderia des Puelches, avec l’ordre de leur fairerebrousser chemin et d’amener la jeune fille à mon frère.

Le visage du chef s’épanouit.

– Ma sœur est bonne, s’écria-t-il en lui serrant les mainsavec effusion ; Antinahuel n’est pas ingrat, il sesouviendra.

– Que mon frère consente donc à faire ce que désire legrand guerrier des visages pâles, et je me tiendrai satisfaite,dit-elle d’une voix insinuante.

– Que mon frère parle, fit gravement le chef.

– Il nous faut, si nous voulons réussir, agir avec larapidité de la foudre, dit don Pancho ; je vous le répète,chef, afin que vous en soyez bien convaincu, réunissez tous vosguerriers et donnez-leur rendez-vous sur le Biobio. Nousnous emparerons de Conception par un coup de main, de là nousmarcherons sur Talca, qui est une ville ouverte, et si nosmouvements sont prompts, nous serons maîtres de Santiago, lacapitale, avant même que l’on ait eu le temps de lever les troupesnécessaires pour s’opposer à notre passage.

– Bon, répondit en souriant Antinahuel, mon frère est unchef habile, il réussira.

– Oui, mais il faut se hâter surtout.

– Mon frère va voir, répondit laconiquement le toqui.

Se tournant alors vers le Cerf Noir :

– Mon frère fera courir le Quipus et la lance defeu, dit-il ; dans dix soleils, trente mille guerriers serontréunis dans la plaine de Condorkanki : les guerriersmarcheront jour et nuit pour se rendre au point désigné ;l’Ulmen qui n’amènera pas ses mosotones sera dégradé et renvoyédans son village avec une robe de femme ; j’ai dit, allez.

Le Cerf Noir s’inclina et sortit sans répondre.

Vingt minutes plus tard, des courriers partaient à toute bridedans toutes les directions.

– Mon frère est-il content ? demanda Antinahuel.

– Oui, répondit le général ; bientôt je prouverai auchef que moi aussi je sais tenir mes promesses.

Le toqui donna l’ordre de lever le camp.

Une heure après, une longue file de cavaliers disparaissait dansles profondeurs de la forêt vierge, qui formait les limites de laplaine.

C’était Antinahuel et ses guerriers qui se rendaient à la plainede Condorkanki.

Un seul guerrier était resté au camp abandonné.

Il avait ordre d’attendre l’arrivée des mosotones quiconduisaient doña Rosario, afin de les guider à l’endroit où letoqui allait établir son camp, avant d’envahir le Chili.

Doña Maria et le général Bustamente étaient heureux.

Ils croyaient toucher enfin le but.

Ils s’imaginaient être sur le point de voir se réaliser l’espoirqu’ils nourrissaient depuis si longtemps, d’arriver au pouvoirsuprême, et de tirer de leurs ennemis une vengeance éclatante.

Antinahuel ne songeait qu’à son amour pour doña Rosario.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer