Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 14L’EMBUSCADE.

Curumilla et ses deux compagnons descendaient avec le plus decélérité qui leur fut possible les hauteurs abruptes duCorcovado.

Mais si l’ascension avait été rude, la descente ne l’était pasmoins.

À chaque pas les voyageurs étaient arrêtés dans leur marche pardes rochers qui se dressaient devant eux, ou d’épais fourrésd’arbres qui leur barraient le passage.

Souvent ils croyaient poser le pied sur un terrain ferme, leurpied s’enfonçait subitement et ils reconnaissaient avec effroi quece qu’ils avaient pris pour le sol n’était qu’un fouillis deplantes entrelacées qui cachaient d’énormes fondrières ;partout, sous leurs pas, s’échappaient des myriades de hideuxanimaux, parfois ils entrevoyaient des serpents qui déroulaientleurs anneaux menaçants sous les feuilles mortes et les détritussans nom qui de toutes parts recouvraient la terre.

Il leur fallut tantôt ramper sur les genoux, tantôt sauter debranches en branches, ou bien la hache à la main se frayer uneroute.

Cette marche pénible et fatigante, composée d’une infinité dedétours, dura près de deux heures.

Au bout de ce temps, ils se retrouvèrent à l’entrée de la grotteoù ils avaient laissé leurs chevaux.

Les deux blancs étaient littéralement harassés, le comte surtoutqui, élevé dans des habitudes tout aristocratiques, n’avait jamaismis ses forces à une si rude épreuve, se sentait complètementanéanti, ses pieds et ses mains étaient couverts d’ampoules, sonvisage déchiré ; l’obligation de marcher l’avait soutenujusque-là, mais une fois arrivé sur la plateforme, il se laissatomber haletant en jetant autour de lui les regards hébétés d’unhomme vaincu par un exercice violent trop longtemps continué.

Don Tadeo était loin de se sentir aussi harassé que soncompagnon, cependant sa respiration courte, l’incarnat qui couvraitses joues et la sueur qui inondait son visage, étaient autant depreuves de la lassitude qu’il éprouvait.

Quant à Curumilla, il était aussi frais et aussi dispos que s’iln’avait pas fait un pas.

Les fatigues physiques ne semblaient pas avoir de prise surl’organisation de fer de l’Indien.

– Mes frères ont besoin de repos, dit-il, nous resteronsici le temps nécessaire pour qu’ils puissent reprendre desforces.

Ni don Tadeo ni le comte ne répondirent, la honte les empêchaitd’avouer leur faiblesse.

Une demi-heure s’écoula sans qu’un mot fût échangé.

Curumilla s’était éloigné.

Lorsqu’il reparut :

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Encore quelques minutes, répondit le comte.

L’Indien hocha la tête.

– Le temps presse, fit-il.

Le chef sortit alors une petite boîte de sa ceinture, l’ouvritet la présenta à don Tadeo.

– Tenez, dit-il.

Cette boîte était divisée en quatre compartiments ; lepremier contenait une certaine quantité de feuilles sèches de lacouleur blanchâtre des feuilles de bouleau, le second renfermait dela chaux vive, le troisième de petits morceaux de pierre quiétaient gros comme des avelines, dont ils avaient la forme, dans lequatrième se trouvaient trois ou quatre minces spatules en bois defer.

– Oh ! s’écria don Tadeo avec joie, de lacoca !…

– Oui, fit l’Indien, mon père peut prendre.

Don Tadeo ne se le fit pas répéter ; il saisit vivement unedes spatules d’une main, de l’autre il prit une feuille, sur cettefeuille, au moyen de la spatule, il étendit de la chaux vive,enveloppa un morceau de pierre dans la feuille ainsi préparée, defaçon à former une espèce de boule qu’il mit dans sa bouche.

Le comte avait suivi les divers mouvements de don Tadeo avec unintérêt toujours croissant ; dès qu’il eut terminé :

– Qu’est-ce que c’est donc que cela ? lui demanda-t-ilavec curiosité.

– De la coca, répondit celui-ci.

– Fort bien, mais cela ne m’apprend rien.

– Mon ami, fit don Tadeo, l’Amérique est la terre promise,son sol privilégié produit tout : de même que nous avonsl’herbe du Paraguay qui remplace le thé, nous avons la coca qui, jevous l’assure, remplace avantageusement le bétel, je vous engage àen essayer.

– Avec votre garantie, don Tadeo, j’essaierais de faire deschoses impossibles, à plus forte raison de goûter cette feuille quime paraît assez inoffensive ; mais je vous avoue que je neserais pas fâché de connaître les qualités de cette panacée qui,d’après la joie que vous avez montrée à sa vue, doivent êtregrandes.

– Jugez-en, répondit don Tadeo, qui tout en parlantpréparait une seconde pilule en tout semblable à la première, lacoca a la faculté de rendre les forces, d’enlever le sommeil, lafaim, et de réveiller le courage.

– Et pour jouir de tous ces dons si précieux, ilfaut ?

– Simplement mâcher la coca comme les marins mâchent letabac et les Malais le bétel.

– Diable ! fit le jeune homme, vous êtes trop sérieux,don Tadeo, pour que je suppose un seul instant que vous veuillezvous amuser de ma crédulité ; donnez-moi vite, je vous prie,cette drogue précieuse afin que j’en essaie ; en résumé, sicela ne me fait pas de bien…

– Cela ne vous fera pas de mal, c’est toujours uneconsolation, répondit en souriant don Tadeo, qui tendit au comte lacoca qu’il avait préparée.

Celui-ci la mit sans hésiter dans sa bouche.

Curumilla, après avoir serré avec soin la boîte dans saceinture, avait sellé les chevaux.

Tout à coup une vive fusillade, suivie d’une explosion horriblede hurlements, éclata à peu de distance.

– Qu’est-ce que cela ? s’écria Louis en se levantbrusquement.

– Le combat qui commence, répondit froidementCurumilla.

– Que ferons-nous ? demanda don Tadeo.

– Volons au secours de nos amis ! dit noblement lejeune homme.

Don Tadeo fixa sur l’Ulmen un regard interrogateur.

– Et la jeune fille ? dit l’Indien.

Le comte tressaillit, mais se remettant aussitôt :

– Nos compagnons sont à sa recherche, dit-il ; nousavons ici des ennemis cruels qu’il est de notre devoir de mettredans l’impossibilité de nuire.

En ce moment les cris redoublèrent, le bruit de la fusilladedevint plus fort.

– Décidons-nous, continua vivement le jeune homme.

– Allons ! s’écria résolument don Tadeo, une heure deretard ne causera pas grand dommage à ma fille.

– À cheval, alors, dit le chef.

Les trois hommes se mirent en selle.

Au fur et à mesure qu’ils approchaient, le bruit du combatacharné qui se livrait dans le défilé devenait plus distinct, ilsreconnaissaient parfaitement le cri de guerre des Chiliens qui semêlait aux hurlements des Araucans, parfois des balles venaients’aplatir ou ricocher sur les arbres autour d’eux.

Si ce n’eût été l’épais rideau de feuillage qui les masquait,ils auraient vu les combattants.

Cependant, sans tenir compte des obstacles sans nombre quis’opposaient à leur course, les cavaliers galopaient à fond detrain, au risque de rouler dans les précipices qu’ils longeaientsans y faire attention.

– Halte ! cria soudain l’Ulmen.

Les cavaliers retinrent la bride de leurs chevaux inondés desueur.

Curumilla avait conduit ses amis à une place qui commandaitentièrement la sortie du défilé du côté de Santiago.

C’était une espèce de forteresse naturelle, composée de blocs degranit bizarrement empilés les uns sur les autres par quelqueconvulsion de la nature, un tremblement de terre peut-être.

Ces rochers avaient de loin une ressemblance frappante avec unetour, leur hauteur totale était de trente pieds.

Complètement isolé sur la pente rapide du précipice, on nepouvait arriver à leur sommet qu’en s’aidant des pieds et desmains.

En un mot, c’était une véritable forteresse du haut de laquelleon aurait au besoin pu soutenir un siège.

– Quelle belle position ! observa don Tadeo.

– Hâtons-nous de nous en emparer, répondit le comte.

Ils mirent pied à terre.

Curumilla débarrassa les chevaux de leurs harnais et les chassadans les bois, certain que les intelligents animaux nes’éloigneraient pas, et qu’il les retrouverait quand il en auraitbesoin.

Louis et don Tadeo escaladaient déjà la masse de rochers.

Curumilla allait suivre leur exemple, lorsqu’un certainmouvement se fit dans le feuillage, les taillis s’agitèrent et unhomme parut.

L’Ulmen s’était vivement abrité derrière un arbre en armant sonfusil.

L’homme qui venait d’arriver si inopinément avait son fusilrejeté en arrière, il tenait à la main une épée rougie jusqu’à lapoignée, qui montrait qu’il s’était bravement battu.

Il courait en regardant de tous les côtés, non comme un hommequi fuit, mais au contraire comme s’il cherchait quelqu’un.

Curumilla poussa une exclamation de surprise, quitta son abriprovisoire et s’avança vers le nouveau venu.

Au cri du chef, l’Indien se retourna, une expression de joie sepeignit sur son visage.

– Je cherchais mon père, dit-il vivement.

– Bon, répondit Curumilla, me voici.

Le bruit du combat croissait d’instant en instant et semblait serapprocher de plus en plus.

– Que mon fils me suive, dit Curumilla, nous ne pouvonsrester là.

Les deux Indiens escaladèrent alors les rochers au sommetdesquels don Tadeo et le jeune comte étaient déjà parvenus.

Par un hasard étrange, le sommet de cette masse de rochers,large d’environ vingt pieds carrés, contenait une grande quantitéde pierres qui, entassées sur le bord de la plate-forme, offraientun abri sûr derrière lequel on pouvait facilement tirer àcouvert.

Les deux blancs furent surpris de la présence du nouveau venu,qui n’était autre que Joan ; mais le moment n’était paspropice pour demander une explication, les quatre hommes sehâtèrent d’installer leurs parapets.

Ce travail terminé, ils se reposèrent.

Ils étaient quatre hommes résolus, armés de fusils, abondammentfournis de munitions. Les vivres ne leur manquaient pas, ce quirendait leur position excellente.

Ils pouvaient tenir pendant au moins huit jours contre un nombreconsidérable d’assaillants.

Chacun s’assit alors sur une pierre et on procéda àl’interrogatoire de Joan, tout en surveillant avec soin ce qui sepassait dans la plaine, qui était encore plongée dans une solitudecomplète, bien que les cris et les coups de feu continuassent à sefaire entendre dans le défilé.

Nous ne rapporterons pas ce que Joan raconta à ses amis, noslecteurs le savent déjà, mais nous prendrons son récit au moment oùlui-même quitta la bataille.

– Lorsque je vis, dit-il, que l’homme prisonnier avaitréussi à s’échapper, malgré les vaillants efforts de ceux quil’escortaient, je pensai qu’il vous serait peut-être utiled’apprendre cette nouvelle, et me faisant à grand’peine jour aumilieu des combattants, je me jetai dans la forêt et je me mis àvotre recherche, le hasard vous a placés en face de moi, lorsque jedésespérais presque de vous rencontrer.

– Comment ! s’écria don Tadeo avec stupeur, cet hommeest parvenu à se sauver !

– Oui ! et vous ne tarderez pas, j’en suis sûr, à levoir dans la plaine.

– Vive Dieu ! s’écria énergiquement le jeune comte, sice misérable passe à portée de mon fusil, je jure que je l’abattraicomme une bête puante.

– Oh ! fit don Tadeo, si cet homme est libre, tout estperdu !

Les cris redoublèrent, la fusillade éclata avec une forceinouïe, et une masse d’Indiens déboucha en tumulte du défilé ;les uns courant éperdus dans toutes les directions, les autrescherchant à résister à des ennemis invisibles encore.

Les quatre hommes se placèrent le fusil en avant, sur le bord dela plate-forme.

Le nombre des fuyards croissait d’instants en instants.

La plaine, tout à l’heure si calme et si solitaire, offraitmaintenant un spectacle des plus animés.

Les uns couraient comme s’ils étaient frappés de vertige, lesautres se réunissaient par petites troupes et retournaient aucombat.

De temps en temps on apercevait des hommes qui tombaient,beaucoup pour ne plus se relever ; d’autres, plus heureux, quin’étaient que blessés, faisaient des efforts incroyables pour serelever et continuer à fuir.

Une troupe de cavaliers chiliens arriva au galop, refoulantdevant elle les Araucans, résistant toujours.

En avant de cette troupe, un homme monté sur un cheval noir, surle cou duquel était couchée une femme évanouie, courait avec larapidité d’une flèche.

Il gagnait incessamment du terrain sur les soldats, quirenoncèrent enfin à une vaine poursuite et, rentrèrent dans ledéfilé.

– C’est lui ! c’est lui ! s’écria don Tadeo,c’est le général !

– Je le tiens au bout de mon fusil, répondit froidement lecomte en lâchant la détente.

En même temps que lui, Curumilla tira ; les deux explosionsse confondirent.

Le cheval s’arrêta court, il se dressa tout droit, battit l’airavec ses pieds de devant, parut chanceler un instant et s’abattitavec la rapidité de la foudre, en entraînant son cavalier dans sachute.

– Est-il mort ? demanda don Tadeo avec anxiété.

– Je le crois ! répondit Louis.

– Une balle de plus ne peut pas nuire, observajudicieusement Joan, et il tira.

Les Indiens, frappés d’épouvante à cette attaque imprévue,redoublaient de vitesse et fuyaient dans la plaine comme une voléede corbeaux épouvantés, sans songer plus longtemps à combattre etne cherchant plus qu’à mettre leur vie en sûreté.

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