Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 19LA CAPITULATION.

Retournons dans la hutte du conseil, où le comte dePrébois-Crancé avait été introduit par le général.

Don Pancho Bustamente avait trop de courage personnel pour nepas aimer et apprécier cette qualité chez un autre.

L’attitude fière et hautaine prise par le jeune homme lui avaitplu ; aussi, après sa réponse, au lieu de lui savoir mauvaisgré de la manière dont il avait rétabli les faits et posé laquestion, il lui en sut gré, et lui dit en s’inclinant :

– Votre observation est parfaitement juste, monsieur…

– Le comte de Prébois-Crancé, acheva le Français ensaluant.

En Amérique, cette terre de l’égalité par excellence, à ce queprétendent du moins les gens qui n’y sont jamais allés, la noblessen’existe pas. Les titres y sont par conséquent inconnus. Pourtantil n’y a pas de pays au monde où cette noblesse et ces titresjouissent d’un plus grand prestige.

Un comte ou un marquis sont regardés par les populations qu’ilsvisitent comme des hommes d’une essence supérieure à celle ducommun des martyrs. Et ce que nous disons ici ne se rapporte passeulement à l’Amérique du Sud, où, après tout, selon la vieille loiqui dit que tout Castillan est noble, les descendants des Espagnolspourraient à bon droit revendiquer la noblesse ; mais c’estsurtout aux États-Unis que l’influence des titres règne dans toutesa force.

L’immortel Fenimore Cooper avait du reste fait avant nous cetteobservation dans un de ses romans. Il raconte l’effet produit parun de ses personnages, Américain d’origine, qui, ayant émigré enAngleterre à la Révolution, en était revenu affublé du titre deBaronnet : cet effet fut immense, et Cooper ajoutenaïvement que ces dignes Yankees en furent toutenorgueillis.

D’où peut provenir cette anomalie chez des républicains aussifarouches que les Américains ?

Pour notre part, nous avouons franchement notre incompétence, etnous laissons à d’autres plus initiés dans les mystères du cœurhumain, le soin de résoudre cette question ardue.

Le général et le sénateur regardèrent le jeune homme avec unecuriosité sympathique, et don Pancho reprit au bout d’uninstant :

– Avant toute autre question, permettez-moi, monsieur lecomte, de vous demander comment il se fait que vous,personnellement, vous vous trouviez parmi les hommes que nousassiégeons ?

– Par la raison la plus simple, monsieur, répondit Louisavec un fin sourire : je voyage avec quelques amis etplusieurs domestiques ; hier le bruit d’un combat est arrivéjusqu’à nous ; je me suis informé naturellement de ce qui sepassait ; sur ces entrefaites, plusieurs soldats espagnols,courant sur la crête des montagnes, se sont retranchés sur cerocher où moi-même j’avais cherché un refuge, ne me souciantnullement de tomber entre les mains des vainqueurs, si cesvainqueurs étaient les Araucans, gens que l’on dit féroces, sansfoi ni loi, que sais-je encore ? la bataille commencée dans ledéfilé a continué dans la plaine ; les soldats, n’écoutant queleur courage, ont tiré sur l’ennemi ; cette imprudence nous aété fatale, puisque voilà pourquoi vous nous avez découverts.

Le général et le sénateur savaient parfaitement à quoi s’entenir sur la véracité de ce récit, auquel cependant, en gens dumonde, ils eurent l’air d’ajouter la foi la plus entière ;d’ailleurs, il avait été débité avec une bonne humeur, unlaisser-aller et un aplomb si réjouissants qu’ils l’avaient écoutéen souriant.

Antinahuel et le Cerf Noir l’avaient pris au pied de lalettre.

– Ainsi, monsieur le comte, répondit le général, c’est vousqui êtes le chef de la garnison ?

– Oui, monsieur…

– Le général don Pancho Bustamente.

– Ah ! pardon, fit d’un air surpris le jeune homme,qui savait fort bien à qui il s’adressait, j’ignorais, général.

Don Pancho sourit avec orgueil.

– Et cette garnison est-elle nombreuse ?reprit-il.

– Hum ! assez, répondit légèrement le comte.

– Trente hommes, peut-être, fit le général d’un toninsinuant.

– Oui, à peu près, dit le comte avec aplomb.

Le général se leva.

– Comment, monsieur le comte, s’écria-t-il avec une feintecolère, c’est avec trente hommes que vous prétendez résister à cinqcents guerriers araucans qui vous entourent ?

– Et pourquoi pas, monsieur ? répondit froidement lejeune homme.

En disant ces quelques mots, l’accent du Français fut si ferme,son œil lança un tel éclair, que les assistants tressaillirentd’admiration.

– Mais c’est de la folie ! reprit le général.

– Non, monsieur, c’est du courage, répondit le comte ;vive Dieu ! vous tous qui m’écoutez, vous êtes des hommesintrépides que mon langage ne peut étonner ; à ma place, vousagiriez de même !

– Oui ! fit Antinahuel, mon frère le muruche parlebien, c’est un grand chef parmi les guerriers de sa nation, lesAucas seront fiers de le vaincre.

Le général fronça le sourcil, l’entrevue prenait une directionqui ne lui convenait pas.

– Essayez, chef, répliqua le jeune homme avec fierté, maisla roche qui nous abrite est haute, et nous sommes résolus à nousfaire tuer tous avant de nous rendre.

– Voyons, monsieur le comte, dit le général d’un tonconciliant, tout ceci n’est qu’un malentendu ; la France n’estpas en guerre avec le Chili, que je sache ?

– Je dois l’avouer, répondit Louis.

– Il me semble donc qu’il est plus facile de nous entendreque vous ne le supposez ?

– Ma foi, je vous dirai franchement que je suis venu enAmérique pour voyager et non pour me battre, et que si j’avais puéviter ce qui est arrivé hier, je l’eusse fait de grand cœur.

– Eh bien ! rien n’est plus facile que de terminer ledifférend.

– Je ne demande pas mieux.

– Ni moi non plus, et vous, chef ? dit-il àAntinahuel.

– Bon, mon frère est le maître, ce qu’il fera sera bienfait.

– Très-bien, reprit le général, voici quelles sont mesconditions : vous, monsieur le comte, et tous les Français quivous accompagnent, vous serez libres de vous retirer où bon voussemblera ; mais les Chiliens et les Aucas, quels qu’ilssoient, qui se trouvent dans votre troupe, nous serontimmédiatement livrés.

Le comte fronça le sourcil, se leva, et après avoir salué lesassistants avec la plus grande courtoisie, sortit résolument de lahutte.

Les quatre hommes se regardèrent un instant avec surprise, puis,par un mouvement spontané, ils s’élancèrent sur ses traces.

Le comte, d’un pas lent et tranquille, se dirigeait vers lerocher.

Le général le rejoignit à quelque distance desretranchements.

– Où allez-vous donc, monsieur ? lui dit-il, etpourquoi ce départ subit sans daigner nous répondre ?

Le jeune homme s’arrêta.

– Monsieur, dit-il d’une voix brève, après une telleproposition, toute réponse est inutile.

– Il me semble pourtant… objecta don Pancho.

– Fi, monsieur ! n’insistez pas, je vais rejoindre mescompagnons ; sachez bien ceci, c’est que tous les hommes quisont avec moi se trouvent momentanément placés sous ma protection,ils suivront jusqu’au bout ma fortune comme je suivrai laleur : les abandonner serait commettre une lâcheté ; cesdeux chefs aucas qui nous écoutent sont, j’en suisconvaincu, des hommes de cœur, ils comprennent que jedois rompre toute négociation.

– Mon frère parle bien, dit Antinahuel, mais des guerrierssont morts, il faut que le sang versé soit vengé.

– C’est juste, observa le jeune homme, aussi, je me retire,mon honneur me défend de rester plus longtemps ici et de prêterl’oreille à des propositions que je considère commeinacceptables.

Tout en parlant, le comte avait continué à marcher, – et lescinq personnes étaient sorties du camp en quelque sorte sans s’enapercevoir, et ne se trouvaient plus qu’à une courte distance de lacitadelle improvisée.

– Cependant, monsieur, observa le général, avant de refusersi péremptoirement, vous devriez au moins avertir voscompagnons.

– Vous avez raison, général, fit le comte avec un sourirerailleur.

Il prit son agenda, écrivit quelques mots sur une des pages, ladéchira et la plia en quatre.

– Vous allez être satisfait séance tenante, dit-il ;et se tournant vers le rocher, il porta ses mains à sa bouche enles arrondissant en forme de porte-voix :

– Descendez un laço, cria-t-il avec force.

Presque immédiatement une longue corde en cuir passa par une desmeurtrières et flotta bientôt à un pied du sol.

Le comte prit une pierre, l’enveloppa dans la feuille de papieret attacha le tout à l’extrémité du laço qui remonta.

Le jeune homme se croisa les bras sur la poitrine, et setournant vers ceux qui l’entouraient :

– Vous aurez bientôt la réponse, dit-il.

Une certaine agitation régnait en ce moment parmi lesAucas : un Indien venait d’arriver tout effaré et de murmurerà l’oreille de Antinahuel quelques mots qui l’avaientbouleversé.

Le général avait échangé avec le sénateur un regardsignificatif.

Tout à coup, les fortifications mobiles entassées sur le sommetdes rochers s’écartèrent comme par enchantement, et la plate-formeparut couverte de soldats chiliens armés de fusils ; un peu enavant d’eux se tenait Valentin avec son chien César.

Don Tadeo et les deux chefs indiens étaient seulsinvisibles.

Valentin était nonchalamment appuyé sur son fusil.

Le comte ne savait s’il voulait en croire ses yeux, il sedemandait vainement où ses amis avaient recruté ces nombreuxsoldats.

Cependant il ne se démonta pas, nulle trace de surprise ne parutsur son visage, il se retourna paisiblement vers les chefs et leurdit avec un sourire railleur :

– Vous voyez, messieurs, que la réponse ne s’est pas faitattendre ; écoutez bien, je vous prie.

– Monsieur le comte, cria Valentin avec une voix quiretentit avec l’éclat de la foudre, au nom de vos compagnons qui mechargent de vous répondre, vous avez eu raison de rejeter lespropositions honteuses que l’on vous offrait ; nous sommes icicent cinquante hommes résolus à périr plutôt que de lesaccepter.

Le chiffre de cent cinquante produisit un grand effet sur leschefs aucas, joint à la nouvelle qu’ils venaient de recevoir queleurs prisonniers chiliens avaient réussi à s’échapper du camp avecarmes et bagages et à rejoindre les assiégés.

Est-il besoin d’expliquer que cette fuite des prisonniers avaitété concertée et exécutée par doña Maria et le sénateur.

Voilà quel était le projet qu’elle avait conçu pour obliger lesAraucans à lever le siège, projet qui, de même que tous ceux forméspar cette femme à l’esprit de démon, devait réussir par sahardiesse même.

Le comte qui, lorsqu’il ne représentait qu’une garnison composéede trois hommes, avait tenu un langage si hautain, n’était pasd’humeur à le modifier à présent que la fortune lui souriait sivisiblement.

– C’est convenu, cria-t-il à Valentin, et s’adressant auxchefs. Vous le voyez, dit-il, mes compagnons sont de mon avis.

– Que veut donc mon frère ? demanda Antinahuel.

– Oh ! mon Dieu, répondit le jeune homme, m’en allersimplement, je ne suis pas ambitieux, moi, nous sommes tous debraves gens, pourquoi nous égorgerions-nous sans raisonsplausibles ? ce serait ridicule. Vous allez rentrer dans vosretranchements en me donnant votre parole d’honneur de ne pas ensortir avant trois heures ; pendant ce temps là j’évacueraiavec ma troupe le poste que j’occupe, et je me retirerai avec armeset bagages, sans descendre dans la plaine ; dès que je seraiparti, vous lèverez votre camp et vous partirez de votre côté, sanschercher à inquiéter ma retraite ; ces conditions vousconviennent-elles ?

Antinahuel, le Cerf Noir et le général se consultèrent uninstant à voix basse.

– Nous acceptons, dit Antinahuel, mon jeune frère pâle estun grand cœur, lui et ses mosotones sont libres de se retirer oùils voudront.

– Bien, répondit le comte, en serrant la main que luitendait le toqui, vous êtes un brave guerrier et je vous remercie,chef ! mais j’ai encore une demande à vous adresser.

– Que mon frère s’explique, et si je puis la lui accorderje le ferai, répondit Antinahuel.

– Eh bien, reprit le jeune homme avec effusion, ne faitespas les choses à demi, chef ; hier vous vous êtes emparé dequelques prisonniers espagnols, rendez-les-moi.

– Ces prisonniers sont libres, dit le toqui avec un sourirecontraint, ils ont rejoint déjà leurs frères du rocher.

Louis comprit alors d’où provenait cet accroissement inouï de sagarnison.

– Je n’ai donc plus qu’à me retirer, répondit-il.

– Pardon ! pardon ! s’écria le sénateur, quin’était pas fâché de profiter de l’occasion pour s’éloigner au plusvite de doña Maria et du général, dont la société ne lui plaisaitque fort médiocrement, j’étais au nombre de ces prisonniers,moi !

– C’est juste, observa don Pancho, que décide monfrère ?

– Bon, que cet homme parte, répondit Antinahuel en haussantles épaules.

Don Ramon ne se le fit pas répéter, et suivit le comte avecempressement.

Louis salua courtoisement les chefs et regagna la tour où sescompagnons l’attendaient avec anxiété.

Les préparatifs du départ furent courts.

Le sénateur surtout avait hâte de s’éloigner, tant il redoutaitde retomber au pouvoir de ceux auxquels par un miracle il avaitéchappé.

Si doña Maria et le général Bustamente s’étaient doutés quel’homme qu’ils haïssaient, et contre lequel ils s’étaient ligués,était au nombre de ceux qu’ils avaient si ardemment travaillé àsauver, quel aurait été leur désappointement !

Quelques heures plus tard, ces lieux étaient retombés dans leursolitude habituelle, que troublait seul par intervalles le vol descondors ou la course effarée des guanaccos.

Chiliens et Araucans avaient disparu.

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