Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 39LE LOUP CERVIER.

Cependant depuis quelques jours il s’était passé en Araucaniecertains événements, que nous devons expliquer au lecteur pourl’intelligence des faits qui vont suivre.

La politique adoptée par le général Fuentès avait eu lesmeilleurs résultats.

Les chefs rendus à la liberté étaient retournés dans leurstribus, où ils avaient engagé vivement leurs mosotones à concluredéfinitivement la paix avec le Chili.

Ces insinuations avaient été reçues partout avecempressement.

Voici pourquoi :

La contrée maritime est habitée par les Huiliches,tribus qui labourent la terre, élèvent les bestiaux et font ungrand commerce d’échange avec leurs voisins les hacenderoschiliens.

La guerre avait eu lieu sur le littoral et dans toutes lesplaines, jusqu’aux premiers versants des Cordillères.

Les Huiliches avaient vu avec désespoir leurs moissonsdétruites, leurs tolderias brûlées et leurs bestiaux tués ouenlevés.

Bref, la guerre les avait complètement ruinés ; le peuqu’avec d’énormes difficultés ils étaient parvenus à sauver,n’échapperait pas, ils le craignaient, à une seconde invasion deleurs ennemis, s’ils ne se hâtaient de conclure la paix.

Ces diverses considérations donnèrent fort à réfléchir auxHuiliches, qui composent la majorité de la nation.

Les capitanes de amigos et les Ulmènes que les Chiliens avaientmis de leur parti, profitèrent habilement de ces dispositions pourleur faire envisager sous les couleurs les plus sombres, lesdésastres sans nombre qui ne manqueraient pas de les assaillir,s’ils s’obstinaient à faire une guerre si nuisible à leursintérêts, surtout dans la position où le pays était réduit.

Les Huiliches qui ne demandaient pas mieux que d’en finir etreprendre en toute sécurité le cours de leurs paisibles travaux,comprirent facilement ces raisons, et adhérèrent avec empressementaux conditions que leurs Ulmènes leur soumirent.

Un grand auca-coyog fut solennellement convoqué sur les rives duCarampangue, à la suite duquel six députés choisis parmi les chefsles plus sages et les plus considérés, ayant à leur tête unApo-Ulmen nommé le Loup Cervier, et suivis de mille cavaliers bienarmés furent expédiés à Antinahuel afin de lui communiquer lesrésolutions du conseil, et lui demander son assentiment.

Les envoyés arrivèrent bientôt au camp de Antinahuel qui nefaisait qu’aller et venir, sans beaucoup s’éloigner du lieu où ilavait donné rendez-vous aux tribus, afin de recommencer la guerreavec vigueur.

Lorsqu’il aperçut au loin cette nombreuse troupe qui soulevaitsur son passage des tourbillons de poussière, Antinahuel poussa unsoupir de satisfaction en songeant au renfort qui lui arrivait,pour la malocca qu’il voulait tenter sur le territoire chilien.

Il est une chose que nous devons expliquer, à propos de cettemalocca.

Antinahuel avait juré de faire mourir don Tadeo à l’endroit mêmeoù son premier ancêtre, le toqui Cadegal, avait été mutilé par lesEspagnols ; or, ce lieu se trouvait aux environs de Talca,c’est-à-dire dans une province chilienne. Voici pour quelle raisonjusqu’à ce jour le chef semblait avoir oublié sa haine pour sonprisonnier : il attendait d’avoir assez de troupes sous sesordres pour assurer sa vengeance, et sacrifier le dernier rejetonde la race qu’il exécrait, sur la place même où son premier ancêtreétait tombé.

Les Indiens aiment beaucoup raffiner leur vengeance : poureux, il ne s’agit pas seulement de tuer leur ennemi, il faut qu’ilsoit exécuté de façon à produire une vive impression sur ceux quiassistent à son supplice.

Cependant la troupe que Antinahuel avait aperçue avançaittoujours.

Bientôt elle se trouva à portée de voix.

Le toqui reconnut alors avec un déplaisir secret qu’elle étaitcommandée par le Loup Cervier, un des Apo-Ulmènes les plusinfluents de la nation, qui lui avait toujours été sourdementopposé.

Lorsque les cavaliers furent arrivés à dix pas du camp, le LoupCervier fit un signe, la troupe s’arrêta ; un chasquis’approcha de Antinahuel et de ses Ulmènes qui s’étaient groupéspour le recevoir.

Le héraut s’arrêta devant les chefs et les saluarespectueusement :

– Toqui des quatre Utal-Mapus, dit-il d’une voixhaute ; et vous Ulmènes qui m’écoutez, le Loup Cervier, levénéré Apo-Ulmen d’Arauco, suivi de six Ulmènes non moins célèbresque lui, vous sont envoyés pour vous enjoindre d’obéir aux ordresémanés du suprême auca-coyog réuni, il y a deux jours, sur lesrives du Carampangue auprès de l’endroit où il reçoit la rivièreRouge, à la face du soleil. Le feu du conseil sera allumé en dehorsde votre camp, je vous enjoins de vous y rendre.

Après avoir parlé ainsi, le héraut fit un salut respectueux etse retira.

Antinahuel et ses Ulmènes se regardèrent avec étonnement, ils necomprenaient rien de ce qui se passait.

Le toqui seul soupçonnait intérieurement une trahison traméecontre lui ; mais son visage demeura impassible et il engageales Ulmènes à l’accompagner auprès du feu du conseil, qui avaiteffectivement été allumé en dehors du camp par les soins du LoupCervier.

La façon dont la proclamation avait été faite, semblait dénoncerdes projets hostiles ; mais il ne resta plus aucun doute autoqui sur les intentions des arrivants, lorsqu’il vit que les septdélégués avaient mis seuls pied à terre et que les guerriersétaient demeurés à cheval et rangés en bataille.

Les chefs se saluèrent cérémonieusement et prirent place autourdu feu.

Au bout d’un instant le Loup Cervier se leva, fit deux pas enavant, prit la parole et parla ainsi :

– Le grand auca-coyog d’Arauco, au nom du peuple, à toutespersonnes qui sont à la tête des guerriers, salut. Certains quetous nos compatriotes gardent la foi en Pillian, nous leursouhaitons la paix en ce génie du bien, en qui résident seul lavraie santé et la sainte obéissance [3]

Eyappo tagni auca-coyog Arauco carapec Wilmen gneguly mappuranco fringen. Carah nich fringen, fenten te panlew pepe le pallycerares fringeny caki mappuch hyly e’uar rupo gne suniguam caaketpu winca ; ingufrulla Pillian gnegi tokki elmen marry-marrypiamigne gi mew piami.].

Voici ce que nous avons résolu : la guerre est venueinopinément fondre sur nos riches campagnes et les échanger endéserts, nos moissons ont été foulées aux pieds des chevaux, nosbestiaux tués ou emmenés par l’ennemi, nos récoltes sont perdues,nos toldos brûlés, nos femmes et nos enfants ont disparu dans latempête. Nous ne voulons plus de guerre, la paix doit êtreimmédiatement conclue avec les faces pâles, le Loup Cervier et sixUlmènes communiqueront nos volontés au grand toqui ; j’aidit : ai-je bien parlé, hommes puissants ?

Un profond silence suivit ce discours, les Ulmènes de Antinahuelétaient frappés de stupeur et regardaient leur chef avecinquiétude.

Le toqui laissa errer un sourire sardonique sur ses lèvres.

– Et à quelles conditions le grand auca-coyog a-t-il ditque cette paix devait être conclue ? demanda-t-il d’un tonsec.

– Les conditions sont celles-ci, répondit impassiblement leLoup Cervier : Antinahuel rendra de suite les prisonniersblancs qui sont entre ses mains, il licenciera l’armée quiretournera dans ses tolderias, les Araucans payeront aux visagespâles deux mille moutons, cinq cents vigognes et huit cents bœufs,et la hache de guerre sera enterrée sous la croix du dieu desHuincas.

– Oh ! oh ! fit le toqui avec un sourire amer,ces conditions sont dures, il faut que mes frères aient eu bienpeur pour les accepter ? et si je refuse, moi, de ratifiercette paix honteuse, qu’arrivera-t-il ?

– Mais mon père ne refusera pas, répondit le Loup Cervierd’une voix doucereuse.

– Si je refuse ? reprit-il avec force.

– Bon, mon père réfléchira, il est impossible que ce soitson dernier mot.

Antinahuel mis hors de lui par cette feinte douceur, tout ruséqu’il était, ne soupçonna pas le piège qu’on lui tendait et ytomba.

– Je vous répète à vous, le Loup Cervier, dit-il d’une voixhaute que la fureur faisait vibrer, et à tous les chefs quim’entourent, que je refuse de ratifier ces conditionsdéshonorantes ! que jamais je ne consentirai à autoriser demon nom la honte de mon pays ! ainsi, maintenant que vous avezma réponse, vous pouvez vous retirer.

– Pas encore ! dit à son tour le Loup Cervier d’unevoix brève, je n’ai pas fini.

– Qu’avez-vous encore à me dire ?

– Le conseil qui est composé d’hommes sages de toutes lestribus, avait prévu le refus de mon père.

– Ah ! s’écria Antinahuel avec ironie ; en effet,ses membres sont pleins de sagacité, et qu’ont-ils résolu enconséquence ?

– Ceci : la hache du toqui est retirée à mon père,tous les guerriers araucans sont déliés du serment de fidélitéenvers lui, le feu et l’eau sont refusés à mon père sur leterritoire de la Confédération ; il est déclaré traître à lapatrie, ainsi que ceux qui n’obéiront pas et resteront avec lui, onleur courra sus ainsi qu’à mon père. La nation araucanienne ne veutpas plus longtemps servir de jouet et être la victime de l’ambitioneffrénée d’un homme indigne de la commander ; j’ai dit.

Pendant cette terrifiante péroraison, Antinahuel était restéimmobile, les bras croisés sur la poitrine, la tête haute et unsourire railleur sur les lèvres.

– Avez-vous fini enfin ? demanda-t-il.

– J’ai fini, répondit le Loup Cervier ; à présent lechasqui va proclamer dans votre camp ce que, moi, je viens de vousdire au feu du conseil.

– Bien, qu’il aille, répondit Antinahuel en haussant lesépaules. Ah ! vous pouvez me retirer la hache du toqui, quem’importe cette vaine dignité ! vous pouvez me déclarertraître à la patrie, j’ai pour moi ma conscience quim’absout ; mais ce que vous tenez surtout à avoir, vous nel’aurez pas, il n’est pas en votre pouvoir de me le prendre :ce sont mes prisonniers, je les garde pour leur faire endurer lesplus affreux supplices ! adieu !

Et d’un pas aussi ferme que si rien ne lui était arrivé, ilregagna son camp.

Là une grande douleur l’attendait.

À l’appel du chasqui, tous ses guerriers l’abandonnaient les unsaprès les autres, les uns avec joie, les autres avectristesse ; lui, qui cinq minutes auparavant comptait plus dehuit cents guerriers sous ses ordres, vit leur nombre diminuer sirapidement que bientôt il ne lui en resta plus que trente-huit.

Ceux qui lui demeurèrent fidèles étaient pour la plupart sesparents, ou des mosotones qui, de père en fils, servaient safamille.

Le Loup Cervier lui jeta de loin un adieu ironique et s’éloignaau galop avec toute sa troupe.

Lorsque Antinahuel eut compté le peu d’amis qui lui restaient,une douleur immense lui broya le cœur, il se laissa tomber au piedd’un arbre, ramena un pan de son poncho sur son visage etpleura.

Cependant, grâce aux facilités que la Linda avait procurées àdon Tadeo, celui-ci avait pu depuis quelques jours se rapprocher dedoña Rosario.

La présence de l’homme qui l’avait élevée fut une grandeconsolation pour la jeune fille ; mais lorsque don Tadeo, quin’avait plus désormais de considérations à garder, lui avoua qu’ilétait son père, une joie indicible s’empara, de la pauvre enfant,il lui sembla qu’elle n’avait plus rien à redouter, et que puisqueson père était auprès d’elle, il lui serait facile d’échapper auterrible amour de Antinahuel.

La Linda, que don Tadeo souffrait par pitié, plutôt qu’il nel’acceptait auprès de lui, considérait avec une joie d’enfant lepère et la fille causant entre eux, la main dans la main, et seprodiguant ces caresses dont elle était privée, mais qui pourtantla rendaient heureuse venant de sa fille.

Cette femme était bien réellement mère avec tout le dévouementet toute l’abnégation que comporte ce titre.

Elle ne vivait plus que pour sa fille pourvu qu’elle la vîtsourire, un rayon de bonheur descendait dans son âme flétrie.

Pendant que se passaient les faits que nous avons rapportés plushaut, les trois Chiliens accroupis dans un coin du camp, absorbésdans une douce causerie, n’avaient rien vu ni rien entendu.

Don Tadeo et doña Rosario étaient assis au pied d’un arbre, et àquelque distance la Linda sans oser se mêler à leur conversation,les contemplait avec délices.

Sa première douleur calmée, Antinahuel se redressa aussi fier etaussi implacable qu’auparavant.

En levant les yeux, ses regards tombèrent machinalement sur sesprisonniers dont la joie semblait le narguer. À cette vue une rageinsensée s’empara de lui.

Déjà depuis quelques jours il soupçonnait que la Linda letrahissait.

Malgré les précautions dont elle s’était entourée, doña Marian’avait pu parvenir à renfermer si bien au fond de son cœur lesecret de son changement à l’égard de doña Rosario, sans qu’il entranspirât quelque chose soit dans ses gestes, soit dans sesparoles.

Antinahuel, dont l’attention était éveillée, l’avait surveilléeavec soin et n’avait pas tardé à acquérir la preuve morale d’uncomplot tramé contre lui par son ancienne complice.

L’Indien était trop adroit pour se laisser deviner ;seulement il se tint sur ses gardes, se réservant à la premièreoccasion de changer ses soupçons en certitude.

Il ordonna à ses mosotones d’attacher étroitement sesprisonniers chacun à un arbre.

Ordre qui fut immédiatement exécuté.

À cette vue la Linda oublia toute prudence, elle se précipita lepoignard levé sur le chef, lui reprocha sa lâcheté et l’indignitéde sa conduite, et voulut s’opposer de toutes ses forces autraitement barbare infligé à son mari et à sa fille.

Antinahuel dédaigna de répondre aux reproches qu’elle luiadressait ; il lui arracha brusquement son poignard, larenversa sur le sol et la fit attacher le visage tourné vers lesoleil à une énorme poutre.

– Puisque ma sœur aime tant les prisonniers, lui dit-ilavec ironie, il est juste qu’elle partage leur sort.

– Lâche ! répondit-elle en se tordant mais inutilementdans les liens qui lui entraient dans les chairs.

Le chef lui tourna le dos avec mépris.

Puis comme il comprit qu’il lui fallait récompenser la fidélitédes guerriers qui suivaient sa fortune, il leur livra plusieursoutres d’aguardiente que ceux-ci se hâtèrent de vider.

C’est à la suite de cette orgie qu’ils avaient été découvertspar le comte, grâce à la sagacité de son chien de Terre-Neuve.

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