Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 5SERPENT ET VIPÈRE.

Doña Rosario restait toujours immobile en travers du sentier,les bras croisés sur la poitrine, le front haut et le regarddédaigneux.

La Linda, promptement remise de l’émotion que lui avait causéela présence subite de sa prisonnière, s’élança sur le sol, etsaisissant le bras de la jeune fille, elle le secoua avecforce.

– Oh ! oh ! lui dit-elle avec un accent railleur,ma belle enfant, c’est donc ainsi que vous nous obligez à couriraprès vous ? Caramba ! quelle délurée vous faites, necraignez rien, nous saurons vous empêcher de vous livrer à votrehumeur vagabonde.

Doña Rosario ne répondit à ce flux de paroles que par un sourirede froid mépris.

– Ah ! s’écria la courtisane exaspérée, en lui serrantle bras avec violence, je vous obligerai à courber votre caractèrehautain.

– Madame, répondit doucement la jeune fille, vous me faiteshorriblement mal.

– Serpent ! reprit la Linda en la repoussantbrutalement, que ne puis-je t’écraser sous mon talon !

Doña Rosario fit quelques pas en trébuchant, son pied butacontre une racine et elle tomba.

Dans sa chute, son front avait porté contre un cailloutranchant, elle poussa un faible cri de douleur et s’évanouit.

Antinahuel s’élança vivement vers elle pour la relever.

Le sang coulait en abondance d’une profonde blessure qu’elles’était faite dans sa chute.

Le chef indien, à la vue de la large plaie que la jeune filleavait au front, poussa un rugissement de bête fauve.

Il se pencha sur elle, la releva avec des précautions infinies,et chercha à étancher le sang qui coulait.

– Fi ! lui dit la Linda avec un sourire railleur,allez-vous faire un métier de vieille femme, vous, le premier chefde votre nation ? laissez cette mijaurée, vos soins lui sontinutiles, cette saignée lui fera du bien.

Antinahuel garda le silence, un instant il eut la pensée depoignarder cette furie ; il lui lança un regard tellementchargé de haine et de fureur, qu’elle en fut épouvantée et fitmalgré elle un mouvement comme pour se mettre sur la défensive, enportant la main à son corsage pour y prendre une dague qu’elleportait toujours sur elle.

Cependant les soins d’Antinahuel ne produisaient aucun résultat,la jeune fille était toujours sans connaissance.

Au bout d’un instant, la Linda reconnut que chez le sauvage chefdes Araucans l’amour l’emportait sur la haine, elle reprit touteson arrogance.

– Qu’on attache cette créature sur un cheval, dit-elle, etretournons à la tolderia.

– Cette femme m’appartient, fit Antinahuel, moi seul ici aile droit d’en disposer comme bon me semble.

– Pas encore, chef, donnant donnant, lorsque vous aurezdélivré le général, je vous la remettrai.

Antinahuel haussa les épaules.

– Ma sœur oublie que j’ai trente mosotones avec moi etqu’elle est presque seule.

– Cela signifie ? demanda-t-elle d’un ton hautain.

– Cela signifie, reprit-il froidement, que je suis le plusfort et que je ferai à ma guise.

– Holà ! fit-elle en ricanant, est-ce ainsi que voustenez vos promesses ?

– J’aime cette femme ! dit-il d’une voix profonde.

– Caraï je le sais bien, répliqua-t-elle avecviolence, voilà justement pourquoi je vous la donne.

– Je ne veux pas qu’elle souffre.

– Voyez comme nous nous entendons peu, fit-elle en raillanttoujours, moi je vous la livre exprès pour que vous la fassiezsouffrir.

– Si telle est la pensée de ma sœur, elle se trompe.

– Chef, mon ami, vous ne savez ce que vous dites, et vousne connaissez pas le cœur des femmes blanches.

– Je ne comprends pas ma sœur.

– Vous ne comprenez pas que cette femme ne vous aimerajamais, qu’elle n’aura pour vous que mépris et dédain, et que plusvous vous abaisserez devant elle, plus elle vous foulera auxpieds.

– Oh ! répondit Antinahuel, je suis un trop grand chefpour être ainsi méprisé par une femme.

– Vous le verrez ; en attendant, je réclame maprisonnière.

– Ma sœur ne l’aura pas.

– Est-ce sérieusement que vous parlez ?

– Antinahuel ne plaisante jamais.

– Eh bien, essayez de me la prendre !s’écria-t-elle.

Et, bondissant comme une tigresse, elle repoussa vigoureusementle chef et saisit la jeune fille, sur la gorge de laquelle elleappuya si résolument son poignard que le sang jaillit.

– Je vous jure, chef, dit-elle d’une voix stridente, leregard étincelant et le visage décomposé par la colère, que si vousne remplissez pas loyalement les engagements que vous avez prisenvers moi et ne me laissez pas agir comme il me plaît avec cettefemme, je la tue comme un chien.

Antinahuel poussa un cri terrible.

– Arrêtez ! s’écria-t-il avec effroi, je consens àtout !

– Ah ! s’écria la Linda avec un sourire de triomphe,je savais bien que j’aurais le dernier.

Le chef se mordait les poings avec rage devant son impuissance,mais il connaissait trop bien cette femme pour continuer pluslongtemps une lutte qui se serait infailliblement terminée par lamort de la jeune fille ; il savait que dans l’étatd’exaspération où elle se trouvait, la Linda n’aurait pas hésité àla tuer.

Par un prodige de volonté dont seuls les Indiens sont capables,il renferma dans son cœur les sentiments qui l’agitaient,contraignit son visage à sourire et dit d’une voix douce :

– Oche ! ma sœur est vive ! qu’importeque cette femme soit à moi aujourd’hui ou dans quelques heures,puisque ma sœur a promis de me la remettre ?

– Oui, mais seulement lorsque le général Bustamente ne seraplus entre les mains de ses ennemis, chef, pas avant.

– Soit, dit-il avec un soupir de regret, puisque ma sœurl’exige, qu’elle agisse comme elle l’entendra, Antinahuel seretire.

– Fort bien, mais que mon frère m’assure contrelui-même ; il aime cette femme et pourrait vouloir intervenird’autres fois encore.

– Quelle sécurité puis-je donner à ma sœur afin, de larassurer totalement ? dit-il avec un sourire amer.

– Celle-ci, fit-elle en ricanant, que mon frère jure parPillian, sur les ossements de ses ancêtres, qu’il n’essaiera ni dem’enlever cette femme ni de s’opposer à ce qu’il me plaira de luifaire, jusqu’à ce que le général soit libre.

Le chef hésita, le serment que la Linda exigeait de lui estsacré pour les Indiens, ils redoutent au plus haut degré de lefausser, tant ils ont de respect pour les cendres de leurs pères.Cependant Antinahuel était tombé dans un piège dont il lui étaitimpossible de sortir ; il comprit qu’il valait mieuxs’exécuter de bonne grâce et en finir sur-le-champ, il s’y résolut,mais il jura intérieurement une haine implacable à celle quil’obligeait à subir une telle humiliation, et se promit de tirerd’elle aussitôt qu’il le pourrait une vengeance éclatante.

– Bon, dit-il en souriant, que ma sœur se rassure, je juresur les ossements de mes pères que je ne m’opposerai à rien de cequ’il lui plaira de faire.

– Merci, répondit la Linda, mon frère est un grandguerrier.

Pas plus que Antinahuel, la courtisane ne s’était trompée sur laportée de l’altercation qu’ils avaient eue entre eux, elle compritqu’elle venait de se faire un ennemi implacable et elle jugeaprudent de se tenir sur ses gardes.

– Ma sœur vient ? demanda le chef.

– J’ai à faire transporter cette femme le plus commodémentpossible, repartit-elle, que mon frère me précède, je le suis.

Antinahuel n’avait plus de prétexte plausible pour rester, ilrejoignit à pas lents et comme à regret ses mosotones, se remit enselle et partit en lançant à la Linda un dernier regard qui l’eûtglacée d’épouvante si elle avait pu l’apercevoir.

La courtisane ne s’occupait pas de lui en ce moment, elle étaittoute à sa vengeance.

Elle considéra avec une expression d’ironie cruelle la jeunefille étendue à ses pieds.

– Misérable créature, grommela-t-elle, qu’un rien faittomber en syncope, tes douleurs commencent à peine. Don Tadeo,c’est toi que je blesse en torturant cette femmelette,obtiendrai-je enfin que tu me rendes ma fille ? oh !oui ! ajouta-t-elle avec une intonation sauvage, quand jedevrais déchirer cette femme avec mes ongles !

Les peones indiens attachés à son service étaient demeurésauprès d’elle ; dans la chaleur de la poursuite et de ladiscussion, les chevaux abandonnés par Curumilla et ramenés par leséclaireurs étaient restés avec la troupe sans que personne songeâtà se les approprier.

– Amenez un de ces chevaux, commanda-t-elle.

Un péon obéit.

La courtisane fit jeter la jeune fille en travers sur le dos dece cheval, le visage tourné vers le ciel, puis elle ordonna que lespieds et les mains de sa victime fussent ramenés sous le ventre del’animal et attachés solidement avec des cordes par les chevilleset les poignets.

– Cette femme n’est pas solide sur ses jambes, dit-elleavec un rire sec et nerveux, elle s’est déjà blessée en tombant, jene veux pas qu’elle courre le risque d’une nouvelle chute.

Ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance dans lebut de faire leur cour à leur maîtresse, les peones applaudirentavec des rires joyeux à ces cruelles paroles comme à une excellenteplaisanterie.

La pauvre enfant ne donnait presque plus signe de vie, sonvisage avait une teinte terreuse et cadavérique, le sang coulaitabondamment de sa blessure jusque sur le sol.

Son corps, horriblement cambré par la posture affreuse danslaquelle on l’avait attachée, avait des tressaillements nerveux quila faisaient bondir, et lui meurtrissaient les poignets et leschevilles dans lesquels les cordes entraient peu à peu.

Un râle sourd s’échappait de sa poitrine oppressée.

Lorsque ses ordres furent accomplis, la Linda se mit en selle,prit en bride le cheval qui portait sa victime, piqua des deux etpartit au galop.

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