Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 32VAINQUEUR ET PRISONNIER.

En voyant tomber le général Bustamente, les Chiliens poussèrentun cri de joie, auquel les Araucans répondirent par un cri dedésespoir.

– Pauvre Joan murmura tristement Valentin en fendant d’uncoup de sabre le crâne d’un Indien qui cherchait à le poignarder,c’était une bien excellente nature !

– Sa mort est belle ! répondit Louis qui se servait deson fusil comme d’une massue, et assommait consciencieusement ceuxqui l’approchaient.

– En se faisant aussi bravement tuer, observa don Tadeo,Joan nous a rendu un dernier service, et a évité de l’ouvrage aubourreau.

– Bah ! reprit philosophiquement Valentin, il estheureux, est-ce qu’il ne faut pas finir par mourir un jour. Monami, vous êtes trop curieux, ma conversation ne vous regarde point,et d’un coup de talon de botte il fit rouler à dix pas un Indienqui se jetait sur lui.

– Pille, César ! Pille ! cria-t-il à sonchien.

L’Aucas fut étranglé en une seconde.

Valentin était dans le ravissement, jamais il ne s’était trouvéà pareille fête, il combattait comme un démon avec un plaisirextrême.

– Mon Dieu, que nous avons donc bien fait de quitter laFrance ! répétait-il à chaque instant, il n’y a rien de telque les voyages pour procurer de l’agrément.

Louis riait à se tordre de l’entendre parler ainsi.

– Tu t’amuses donc beaucoup, frère ? lui dit-il.

– Prodigieusement, cher ami, répondit-il.

Son audace était si grande, sa témérité si franche et si naïve,que les Chiliens le regardaient avec admiration et se sentaientélectrisés par son exemple.

César, affublé par son maître d’une espèce de cuirasse en cuiret d’un énorme collier garni de pointes de fer, inspirait auxIndiens une crainte indicible, ils fuyaient devant lui commefrappés de vertige.

Dans leur naïve et superstitieuse crédulité, ils se figuraientque ce redoutable animal était invulnérable, que c’était un mauvaisgénie attaché à leur perte, qui combattait pour leurs ennemis.

Cependant la bataille devenait de plus en plus acharnée.

Chiliens et Araucans combattaient sur un monceau decadavres.

Les Indiens n’espéraient plus vaincre.

Ils ne cherchaient pas à fuir ; résolus à tomber tous, ilsvoulaient vendre leur vie le plus cher possible, ils luttaient avecce désespoir terrible des hommes de cœur qui n’attendent et nedemandent pas quartier.

L’armée chilienne se concentrait de plus en plus autourd’eux.

Encore quelques minutes, et l’armée araucanienne aurait vécu, cen’était plus désormais qu’une question de temps !

Jamais, depuis les jours reculés de la conquête, plus horriblecarnage n’avait été fait des Indiens !

Antinahuel versait des larmes de rage, il sentait son cœur sebriser de douleur dans sa poitrine, en voyant ainsi tomber autourde lui ses plus chers compagnons.

Tous ces hommes, victimes de l’ambition de leur chef,succombaient sans pousser une plainte, sans lui adresser unreproche.

Ferme comme un roc au milieu de la mitraille qui pleuvait commegrêle autour de lui, le toqui, les sourcils froncés, les lèvresserrées, levait incessamment sa massue, rouge jusqu’à la poignée,du sang qu’il avait versé.

Soudain un sourire étrange plissa la lèvre mince du chef.

D’un geste il appela les Ulmènes qui combattaient encore, etéchangea avec eux quelques mots à voix basse.

Après avoir fait un signe d’acquiescement à l’ordre qu’ilsvenaient de recevoir, les Ulmènes regagnèrent immédiatement leurspostes respectifs, et pendant quelques instants le combat continuaavec la même fureur.

Soudain une masse de plus de quinze cents Indiens se rua avecune rage inexprimable contre l’escadron au centre duquel combattaitdon Tadeo, et l’enveloppa de toutes parts.

Cette audacieuse attaque frappa les Chiliens de stupeur.

Les Araucans redoublaient d’acharnement et se pressaient de plusen plus contre ce faible escadron d’une cinquantaine d’hommes.

– Caramba ! hurla Valentin, nous sommes cernés !Allons, vive Dieu ! dépêtrons-nous vivement, sinon ces démonsincarnés nous hacheront jusqu’au dernier !

Alors il se précipita tête baissée au milieu descombattants.

Tous le suivirent.

Après une chaude mêlée de trois ou quatre minutes, ils étaientsains et saufs en dehors du cercle fatal dans lequel on avaitprétendu les enfermer.

– Hum ! fit Valentin, l’affaire a été rude ! maisgrâce à Dieu, nous voilà !

– Oui, répondit le comte, nous l’avons échappé belle !Mais où donc est don Tadeo ?

– C’est vrai ! observa Valentin en jetant un regardcirculaire sur ceux qui l’environnaient : oh !ajouta-t-il en se frappant le front avec colère, je comprends tout,maintenant ! vite ! vite ! courons au secours de donTadeo !

Les deux jeunes gens se mirent à la tête des cavaliers qui lesaccompagnaient, et se rejetèrent avec fureur dans la mêlée.

Ils aperçurent bientôt celui qu’ils cherchaient.

Don Tadeo, soutenu seulement par quatre ou cinq hommes, luttaiten désespéré contre une foule d’ennemis qui l’enveloppaient.

– Tenez bon ! tenez bon ! cria Valentin.

– Nous voilà ! courage, nous voilà ! dit lecomte.

Leur voix arriva jusqu’à don Tadeo, il leur sourit.

– Merci, leur répondit-il tristement, mais tout estinutile, je suis perdu !

– Caramba ! fit Valentin en mordant sa moustache avecrage, je le sauverai ou je périrai avec lui.

Il redoubla d’efforts.

Vainement les guerriers aucas voulurent s’opposer à son passage,chaque coup de son sabre abattait un homme.

Enfin l’impétuosité des deux Français l’emporta sur le couragedes Indiens, ils pénétrèrent dans le cercle.

Don Tadeo avait disparu !…

Louis et Valentin, suivis des cavaliers que leur exempleélectrisait, fouillèrent les rangs des Aucas dans tous les sens,tout fut inutile.

Tout à coup l’armée indienne reconnaissant sans doutel’impossibilité d’une plus longue lutte contre des forcessupérieures qui menaçaient de l’anéantir, se dispersa.

La déroute fut complète.

La cavalerie chilienne lancée à la poursuite des fuyards, lessabra sans miséricorde pendant plus de deux lieues.

Seulement un corps de cinq cents cavaliers au plus, quiparaissait composé de guerriers d’élite et en tête desquels ondistinguait Antinahuel, fuyait en troupe serrée, se retournantparfois pour repousser les attaques de ceux qui les poursuivaientde trop près.

Ce corps qui s’éloignait rapidement et que jamais on ne putparvenir à entamer, disparut bientôt derrière les courbes deshautes collines qui terminent la plaine de Condorkanki et serventde contreforts aux Cordillères.

La victoire des Chiliens était éclatante, et de longtempsprobablement la fantaisie ne reprendrait aux Araucans derecommencer la guerre contre les Chiliens ; ils avaient reçuune leçon qui devait leur profiter et laisser parmi eux un longsouvenir.

De dix mille guerriers qui étaient entrés en ligne, les Indiensen avaient laissé sept mille sur le champ de bataille, une fouled’autres avaient succombé pendant la déroute.

Le général Bustamente, l’instigateur de cette guerre, avait ététué.

Son corps avait été retrouvé la poitrine encore traversée dupoignard qui lui avait donné la mort.

Et coïncidence étrange, le pommeau de ce poignard portait lesigne distinctif des Cœurs Sombres !

Cette catastrophe terminait glorieusement d’un seul coup laguerre civile !

Les résultats obtenus par le gain de la bataille étaientimmenses.

Malheureusement ces résultats étaient amoindris, sinon compromispar un désastre public d’une portée inouïe, la disparition etpeut-être la mort de don Tadeo de Leon.

Le seul homme dont l’énergie et la sévérité de principespouvaient sauver le pays.

L’armée chilienne au milieu de son triomphe était plongée dansla douleur.

Don Gregorio Peralta surtout se tordait les bras avec désespoir,la perte de l’homme auquel il s’était donné corps et âme le rendaitfou !

Il ne voulait rien entendre.

Le général Fuentès fut obligé de prendre le commandement del’armée.

Cinq cents guerriers araucans, la plupart blessés, étaienttombés entre les mains des vainqueurs.

Don Gregorio Peralta ordonna qu’ils fussent passés par lesarmes.

On chercha vainement à le faite revenir sur cette atrocedétermination, qui pouvait dans l’avenir avoir des conséquencesextrêmement funestes.

– Non, répondit-il durement, il faut que l’homme que nouschérissons tous, soit vengé !

Et il les fit froidement fusiller devant lui.

L’armée campa sur le champ de bataille.

Valentin et son ami, accompagnés de don Gregorio passèrent, lanuit entière à parcourir cet immense charnier, sur lequel lesvautours s’étaient abattus déjà avec de hideux cris de joie.

Les trois hommes eurent le courage de soulever des monceaux decadavres.

Leurs recherches furent sans succès, ils ne purent retrouver lecorps de leur ami.

Le lendemain au point du jour, l’armée se mit en marche dans ladirection du Biobio pour rentrer au Chili.

Elle emmenait comme otage avec elle, une trentaine d’Ulmènesfaits prisonniers dans les villes dont on s’était précédemmentemparé, et qu’on avait livrées au pillage.

– Venez avec nous, dit tristement don Gregorio, maintenantque notre malheureux ami est mort, vous n’avez plus rien à fairedans cet affreux pays.

– Je ne suis pas de votre avis, répondit Valentin, je necrois pas don Tadeo mort, mais seulement prisonnier.

– Qui vous fait supposer cela ? s’écria don Gregoriodont l’œil étincela, avez-vous quelque preuve de ce que vousavancez ?

– Aucune malheureusement.

– Cependant vous avez une raison quelconque ?

– Certes, j’en ai une.

– Dites-la alors, mon ami.

– C’est qu’en vérité elle vous paraîtra si futile.

– Dites-la-moi toujours.

– Eh bien ! puisque vous le voulez absolument, je vousavouerai que j’éprouve un pressentiment secret qui m’avertit quenotre ami n’est pas mort, mais qu’il est au pouvoird’Antinahuel.

– Sur quoi basez-vous cette supposition ? vous êtes unhomme trop intelligent et un cœur trop dévoué pour chercher àplaisanter sur un pareil sujet.

– Vous me rendez justice, voici ce qui m’engage à vousparler ainsi que je le fais : lorsque je fus parvenu à sortirdu cercle d’ennemis qui nous enveloppaient, je m’aperçus de suitede l’absence de don Tadeo.

– Eh bien, que fîtes-vous alors ?

– Pardieu ! je revins sur mes pas ! Don Tadeo,bien que serré de près, combattait vigoureusement, je lui criai detenir ferme.

– Vous entendit-il ?

– Certes, puisqu’il me répondit. Je redoublai d’efforts,bref, je fis si bien que j’arrivai presqu’aussitôt à l’endroit oùje l’avais vu : il avait disparu sans laisser de traces.

– Et vous en avez conclu ?

– J’en ai conclu que ses ennemis fort nombreux se sontemparés de lui et l’ont emmené, puisque malgré toutes nosrecherches nous n’avons pas retrouvé son cadavre.

– Qui vous dit qu’après l’avoir tué, ils n’ont pas emportéson corps ?

– Pourquoi faire ? Don Tadeo mort ne pouvait que lesgêner, au lieu que prisonnier, ils espèrent probablement en luirendant la liberté, ou peut-être en le menaçant de le tuer, obtenirque leurs otages leurs soient rendus, que sais-je, moi ! vousêtes plus à même, vous qui connaissez le pays et les mœurs de ceshommes féroces, de trancher la question que moi qui suisétranger.

Don Gregorio fut frappé de la justesse de ce raisonnement.

– C’est possible, répondit-il ; il y a beaucoup devrai dans ce que vous dites, peut-être ne vous trompez-vouspas ; mais vous ne m’avez pas expliqué ce que vous comptezfaire ?

– Une chose bien simple, mon ami : ici aux environssont embusqués deux chefs indiens que vous connaissez ?

– Oui.

– Ces hommes sont dévoués à Louis et à moi, ils meserviront de guides ; si, comme je le pense, don Tadeo estvivant, je vous jure que je le retrouverai.

Don Gregorio le regarda un instant avec émotion, deux larmesbrillèrent dans ses yeux ; il prit la main du jeune homme, laserra fortement et lui dit d’une voix que l’attendrissement faisaittrembler :

– Don Valentin, pardonnez-moi, je ne vous connaissais pasencore, je n’avais pas su apprécier votre cœur à sa juste valeur,je ne suis qu’un Américain à demi-sauvage, j’aime et je hais avecla même violence ; don Valentin, voulez-vous me permettre devous embrasser ?

– De grand cœur, mon brave ami, répondit le jeune homme quicherchait vainement à cacher son émotion sous un sourire.

– Ainsi vous partez ? reprit don Gregorio.

– De suite.

– Oh ! vous retrouverez don Tadeo ; j’en suis sûrmaintenant.

– Moi aussi.

– Adieu ! don Valentin, adieu ! don Luis.

– Adieu ! répondirent les jeunes gens.

Les trois interlocuteurs se séparèrent.

Valentin siffla César, fit sentir l’éperon à soncheval :

– Allons, dit-il à son frère de lait.

– Allons, répondit celui-ci.

Ils partirent.

À peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils entendirentderrière eux le galop précipité d’un cheval.

Ils se retournèrent, don Gregorio revenait sur ses pas en leurfaisant signe de l’attendre.

Ils s’arrêtèrent.

– Pardon, messieurs, leur dit-il dès qu’il fut prèsd’eux ; j’avais oublié de vous dire une chose : nous nesavons pas ce que Dieu nous réserve aux uns ou aux autres,peut-être aujourd’hui nous séparons-nous pour toujours.

– Nul ne le sait, fit Louis en hochant la tête.

– Dans quelque circonstance que vous vous trouviez,messieurs, souvenez-vous que tant que vivra Gregorio Peralta, vousaurez un ami qui sera heureux sur un de vos gestes de verser sonsang pour vous, et croyez-le bien, de ma part une pareille offreest strictement vraie.

Et sans attendre la réponse des jeunes gens, il leur serra lesmains et s’éloigna à toute bride.

Les deux Français le suivirent un instant des yeux d’un airpensif, puis ils continuèrent leur route sans échanger uneparole.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer