Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 7PRÉPARATIFS DE DÉLIVRANCE.

Nous avons annoncé plusieurs fois déjà dans le cours de cetouvrage, et si nous y revenons encore ce n’est pas sans intention,que la République araucanienne était une puissance parfaitementorganisée et non pas un ramassis de tribus sauvages, ainsi que laplupart des auteurs se sont jusqu’à ce jour plu à représenter cepeuple. Nous allons, dans ce chapitre, donner un aperçu de sonsystème militaire qui corroborera par des faits l’opinion que noussoutenons.

Nous le répétons, pour juger ce peuple, il ne faut pas se placerau point de vue de notre civilisation européenne, mais établirsimplement un point de comparaison entre lui et les nations quil’entourent.

Il est certain qu’à l’époque de la découverte de l’Amérique etde la conquête du Mexique et du Pérou, les Mexicains et lesPéruviens jouissaient d’une civilisation au moins aussi avancée quecelle de leurs conquérants ; que chez eux, les arts et lessciences avaient acquis un certain développement que le systèmeodieusement barbare, inauguré par les Espagnols a seul entravé, etque si ces peuples sont retombés dans l’état sauvage, c’est lafaute de leurs conquérants qui ont pris à tâche de les abrutir etde les replonger dans les ténèbres où ils croupissentmaintenant.

Les Araucans, sortes de Spartiates américains, ont toujoursvaillamment lutté pour conserver leur liberté, ce bien suprêmequ’ils placent au-dessus de tous les autres.

Et il est arrivé ceci : que les Araucans, absorbés par lesoin de conserver l’intégrité de leurs frontières, d’empêcher lesBlancs de s’introduire chez eux et de s’y établir, ont sacrifié àce devoir, qui seul garantit leur nationalité, tous les autresintérêts qui pour eux n’étaient que secondaires, de sorte que lessciences et les arts sont restés chez eux dans une espèce destatu quo depuis l’apparition des Blancs, et que les seulsprogrès qu’ils ont faits ont été dans l’art militaire afin derésister plus facilement aux Espagnols qui les menaçaientincessamment.

L’armée araucanienne se compose d’infanterie et decavalerie.

Ils n’ont commencé à se servir de cavalerie qu’après en avoirapprécié les avantages dans les premières batailles qu’ils ontlivrées aux Espagnols ; avec cette adresse particulière à larace indienne, ils s’habituèrent facilement aux exercices dumanège, et cela si vite qu’ils ne tardèrent pas à surpasser leursmaîtres en fait d’équitation ; ils se procurèrent denombreuses et bonnes races de chevaux et les élevèrent si bienqu’en l’année 1568, c’est-à-dire à peine dix-sept ans après avoirpour la première fois tenu tête aux Espagnols, ils avaient déjàdans leur armée plusieurs escadrons de cavalerie.

Ce fut le toqui Cadégual, arrière-grand-père deAntinahuel, qui le premier, en 1585, donna une organisationrégulière à cette cavalerie, dont, en peu de temps la légèreté etla promptitude des manœuvres devinrent excessivement redoutablesaux Européens.

Le manucitalinco – l’infanterie – est divisé enrégiments et en compagnies : chaque régiment a un effectif demille hommes et les compagnies de cent. L’organisation de lacavalerie est semblable. Seulement, le nombre des chevaux n’est pasfixé et varie à l’infini.

Chaque corps a son drapeau, timbré d’une étoile qui estl’écusson de la nation.

Fait étrange que celui de ce blason, se retrouvant presque auxconfins de la terre habitable, chez un peuple que l’on prétend êtrebarbare ou sauvage, ce qui, n’en déplaise à bien des érudits, n’estnullement synonyme.

Les soldats ne sont pas comme les Européens, astreints àl’uniforme, ils portent seulement sous leurs vêtements ordinairesdes cuirasses et des casques de cuir durci au moyen de certainapprêt.

La cavalerie est armée de lances fort longues, terminées par unfer de plusieurs pouces, forgé par les Araucans eux-mêmes, et delarges épées courtes à lame triangulaire, qui ont une certaineressemblance avec les poignards de nos fantassins.

Dans leurs premières guerres ils faisaient usage de frondes etde flèches, mais ils les ont presque abandonnées, car l’expérienceleur a appris qu’il vaut mieux recourir d’abord à l’arme blanche etcharger résolument l’ennemi afin de l’empêcher de se servir de sesarmes à feu.

Jusqu’à présent ces vaillants guerriers n’ont jamais pu parvenirà trouver le moyen de fabriquer de la poudre, malgré les nombreuxefforts qu’ils ont tentés.

Nous rapporterons à ce propos une anecdote qui nous a étéracontée à Tucapel et dont, malgré son apparence fabuleuse, nousgarantissons la véracité.

Il y avait beaucoup de nègres dans les armées espagnoles, à tortou à raison les Araucans se figurèrent que la poudre se fabriquaitavec un extrait du corps de ces pauvres diables.

En conséquence, afin de savoir positivement à quoi s’en tenir,ils mirent tous leurs soins à s’emparer d’un nègre.

Cela ne fut pas difficile, ils eurent bientôt un prisonniernoir ; alors, sans perdre de temps, ils le firent brûler toutvif ; dès que le corps de ce malheureux eut été réduit encharbon, ils le pulvérisèrent afin d’obtenir le résultat tantdésiré.

Mais ils furent promptement détrompés sur leurs principeschimiques, et ils durent renoncer à se procurer de la poudre par cemoyen.

Par la suite, ils se bornèrent à se servir des armes à feu dontils s’emparaient ; nous devons ajouter qu’ils manient le fusilavec autant d’adresse que le soldat le plus aguerri.

L’armée se met en marche au son des tambours, précédée par desbatteurs d’estrade, afin d’éclairer la route.

Infanterie et cavalerie, l’armée entière est à cheval tout letemps de sa marche, ce qui donne une grande rapidité à sesmouvements ; mais le moment venu de livrer bataille,l’infanterie met pied à terre et forme ses lignes.

Comme dans ce pays tout individu en état de porter les armes estsoldat, personne ne contribue à la subsistance de l’armée, chaquehomme est obligé de porter ses vivres et ses armes avec lui.

Ces vivres consistent en un sac de harina tostada –farine rôtie – pendu à l’arçon de leur selle ; de cette façon,ces troupes dénuées de tous bagages manœuvrent avec une céléritésans exemple, et comme elles sont fort vigilantes, il arrivesouvent qu’elles surprennent l’ennemi.

De même que tous les peuples guerriers, les Araucans connaissentet emploient tous les stratagèmes usités en campagne.

Lorsqu’ils campent la nuit, ils entourent leur position delarges tranchées, construisent des ouvrages militaires fortingénieux, et chaque soldat est obligé d’entretenir devant sa tenteun feu de bivouac, dont le nombre considérable, lorsque l’armée estforte, éblouit les yeux de l’ennemi et garantit les araucans detoutes surprises, d’autant plus que leur camp est entouré de troisrangs de sentinelles qui au moindre mouvement suspect, se replientles unes sur les autres, et donnent ainsi à l’armée le temps de semettre sur la défensive.

On voit par ce qui précède, que le Roi des Vengeurs et legénéral Bustamente avaient un grand intérêt, chacun à son point devue, à se ménager l’alliance de cette nation belliqueuse, et àtâcher d’attirer son chef Antinahuel dans leurs intérêts.

Car, à un signal donné, les araucans peuvent sans difficulté, enmoins de quelques jours, mettre sous les armes une armée de vingtmille hommes.

Malheureusement pour les deux chefs des factions chiliennes,celui avec lequel ils prétendaient s’allier était lui-même unhomme, nous ne dirons pas ambitieux – il ne pouvait pas espérerobtenir un rang plus élevé que celui qu’il avait atteint – maisessentiellement patriote et dévoré du devoir de restituer à sescompatriotes les parcelles de territoire qu’en différentes fois, età la suite de guerres malheureuses pour eux, les Espagnols leuravaient enlevées et enclavées dans la République chilienne ;il voulait, ce qui était presque impossible, pousser d’un côté lesfrontières araucanes jusqu’au Rio Concepcion et de l’autreau détroit de Magallaes.

De même que la plupart des rêves des conquérants, celui-ci étaitpresque irréalisable. Les Chiliens quelque faibles qu’ils soientnumériquement, partout, en comparaison de leurs férocesadversaires, sont, nous nous plaisons à leur rendre cette justice,de forts braves soldats, instruits, disciplinés, commandés par debons officiers qui possèdent une connaissance assez approfondie dela tactique et de la stratégie militaire, pour défier tous lesefforts des Araucans.

La petite troupe de cavalerie, en tête de laquelle marchaientAntinahuel et la Linda, s’avançait rapidement et silencieusementsur la route qui conduit de San-Miguel à la vallée où s’étaitaccompli la veille le renouvellement des traités.

Au lever du soleil ils débouchèrent dans la plaine ; ilsn’avaient encore fait que quelques pas en avant dans les hautesherbes qui bordent les rives de la petite rivière dont nous avonsparlé, lorsqu’ils virent un cavalier accourir à toute brideau-devant d’eux.

Ce cavalier était le Cerf Noir.

Antinahuel ordonna à son escorte de s’arrêter pourl’attendre.

– À quoi bon cette halte ? observa doña Maria,continuons à avancer, au contraire.

Antinahuel la regarda avec ironie.

– Ma sœur est soldat ? dit-il.

La Linda se mordit les lèvres, mais ne répondit pas.

Elle avait compris qu’elle avait commis une faute, en se mêlantd’une chose qui ne la regardait pas.

En Araucanie, ainsi que dans tous les pays habités par la raceindienne, la femme est une espèce d’ilote condamnée aux plus rudestravaux, mais qui ne doit, sous aucun prétexte, se mêler de chosesqui sont de la compétence des hommes.

Les chefs surtout sont, à cet égard, d’une sévérité dont rienn’approche, et bien que doña Maria fût Espagnole et presque la sœurdu chef, celui-ci, malgré sa prudence et le désir qu’il avait de nepas s’aliéner sa bienveillance, à cause de son amour pour doñaMaria, n’avait pu s’empêcher de lui faire une observation, afin del’avertir qu’elle était femme, et que, comme telle, elle devaitlaisser agir les hommes à leur guise.

Doña Maria, mortifiée de cette dure apostrophe, tira la bride deson cheval et lui fit faire quelques pas en arrière, de façon queAntinahuel se trouva seul en tête de la troupe.

Au bout de cinq minutes, le Cerf Noir, avec une adresse extrême,arrêta court son cheval aux côtés du toqui.

– Mon père est de retour parmi ses enfants ? dit-il eninclinant la tête pour saluer son chef.

– Oui, répondit Antinahuel.

– Mon père est satisfait de son expédition ?

– J’en suis satisfait.

– Tant mieux que mon père ait réussi.

– Qu’a fait mon fils pendant mon absence ?

– J’ai exécuté les ordres de mon père.

– Tous ?

– Tous.

– Bon ! Mon fils n’a pas reçu de nouvelles des visagespâles ?

– Si.

– Quelles sont-elles ?

– Une forte quantité de Chiaplos se prépare à quitterValdivia pour se rendre à Santiago.

– Bon ! Dans quel but ? mon fils lesait-il ?

– Je le sais.

– Que mon fils me le dise.

– Ils mènent à Santiago le prisonnier qu’ils nomment legénéral Bustamente.

Antinahuel tourna la tête vers la Linda et échangea avec elle uncoup d’œil d’intelligence.

– Pour quel jour les Huincas ont-ils fixé leur départ deValdivia ?

– Ils se mettront en route après-demain àl’endit-hà– lever du soleil.

Antinahuel réfléchit quelques instants.

– Voici ce que fera mon fils, dit-il, dans deux heures illèvera son camp de la plaine, et avec tous les guerriers qu’ilpourra rassembler, il se dirigera vers le canon del rioseco, où je vais aller l’attendre ; mon fils a biencompris ?

– Oui, fit le Cerf Noir en baissant affirmativement latête.

– Bon ! Mon fils est un guerrier expérimenté, ilexécutera mes ordres avec intelligence.

Le vice-toqui sourit de plaisir à cet éloge de son chef, quin’avait pas l’habitude de les prodiguer ; après s’êtrerespectueusement incliné devant lui, il fit exécuter une voltegracieuse à son cheval et repartit vers les siens.

Antinahuel, au lieu de s’avancer plus longtemps dans ladirection qu’il suivait, obliqua légèrement à droite et reprit augrand trot le chemin des montagnes avec ses mosotones.

Après avoir marché quelque temps silencieusement auprès de doñaMaria, qui, depuis sa dernière observation, se gardait bien de luiadresser la parole, il se tourna gracieusement vers elle :

– Ma sœur a-t-elle compris la teneur de l’ordre que jeviens de donner ? lui demanda-t-il.

– Non, répondit-elle avec une légère teinte d’ironie, ainsique l’a fort bien remarqué mon frère, je ne suis pas soldat et parconséquent je ne me reconnais pas apte à juger ses préparatifsmilitaires.

Le chef sourit avec orgueil.

– Ceux-ci sont bien simples, reprit-il avec une espèce decondescendance hautaine, le canon del rio seco est un étroit défiléque les visages pâles sont obligés de traverser pour se rendre àSantiago, et dans lequel cinquante guerriers d’élite peuventcombattre avec avantage contre un nombre d’ennemis vingt fois plusgrand. C’est dans ce lieu que j’ai résolu d’attendre lesHuincas ; les Moluchos s’empareront des hauteurs, et lorsqueles visages pâles se seront engagés sans défiance dans ce passage,je les attaquerai de tous les côtés à la fois avec mes guerriers,et ils seront massacrés jusqu’au dernier s’ils essaient unerésistance insensée.

– N’existe-t-il donc pas d’autre chemin pour se rendre àSantiago ?

– Il n’en existe pas : ils sont obligés de passerlà.

– Alors ils sont perdus ! s’écria-t-elle avecjoie.

– Sans ressource ! fit-il avec orgueil, le cañon delrio seco est célèbre dans notre histoire ; ce fut là,ajouta-t-il, que mon aïeul Cadegual, le grand toqui des Araucans,défit, à la tête de huit cents Huiliches, une armée espagnole àl’époque où ces fanfarons visages pâles se berçaient de l’espoir dedompter les Aucas !

– Alors mon frère répond de sauver don PanchoBustamente ?

– Oui ! à moins que le ciel ne tombe ! fit-ilavec un sourire.

Quatre heures plus tard, la petite troupe arrivait au cañon delrio seco.

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