Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 38SUR LA PISTE.

C’était le soir, huit jours après les événements que nous avonsrapportés dans notre précédent chapitre, à vingt lieues d’Arauco,dans une forêt vierge composée de myrtes, de cyprès etd’espinos, qui couvre de ses verts ombrages les premiersplans de la Cordillère.

Quatre hommes étaient assis autour d’un feu, dont les charbonsincandescents servaient à rôtir un cuissot de guanacco saupoudré depiment.

De ces quatre hommes, deux portaient le costume indien etn’étaient autres que Trangoil Lanec et Curumilla.

Le comte, la tête dans la main droite, le coude appuyé sur legenou, réfléchissait.

Valentin, placé à une légère distance, le dos appuyé contre unénorme myrte de près de trente mètres de haut, fumait dans une pipeindienne, en caressant d’une main son chien couché à ses pieds, eten traçant de l’autre, avec la baguette de son fusil, sur le sol,des figures plus ou moins géométriques, qu’il effaçaitmachinalement au fur et à mesure.

L’endroit où étaient arrêtés nos voyageurs était une de cesclairières comme en fourmillent les forêts américaines.

Vaste espace jonché d’arbres morts de vieillesse, ou frappés parla foudre, profondément encaissé entre deux collines et formant unequebrada,au bas de laquelle murmurait un de ces ruisseauxsans nom qui descendent des Cordillères, et après un cours dequelques lieues, vont se perdre dans les grands fleuves.

La place était des mieux choisies pour une halte de quelquesheures pendant le jour, afin de se reposer à l’ombre en laissanttomber la force des rayons du soleil ; mais pour un campementde nuit, c’était la pire position qui se puisse voir, à cause duvoisinage de la source, qui servait d’abreuvoir aux bêtes fauves,ainsi que de nombreuses traces de pas dans la vase des deux rivesl’indiquaient clairement.

Les Indiens étaient trop expérimentés pour commettre la faute des’arrêter de leur plein gré en ce lieu ; ce n’avait été quedans l’impossibilité d’aller plus loin qu’ils avaient consenti à ypasser la nuit.

Les chevaux étaient entravés à l’amble, non loin du feu ;le corps d’un superbe guanacco, tué par Curumilla, et auquelmanquait le cuissot qui rôtissait pour le souper, pendait à l’unedes branches maîtresses d’un espino.

La journée avait été rude, la nuit promettait d’être tranquille.Les voyageurs attaquèrent bravement le souper, afin de se livrerplus tôt au repos dont ils avaient un besoin extrême.

Les quatre hommes n’échangèrent pas une parole pendant lerepas ; le dernier morceau avalé, les Indiens jetèrent dans lefeu quelques brassées de bois sec dont ils avaient une ampleprovision auprès d’eux, et s’enveloppant dans leurs ponchos etleurs couvertures, ils s’endormirent ; exemple suivi presqueimmédiatement par le comte, qui était rompu de fatigue.

Valentin et César restèrent seuls pour veiller au salutcommun.

Certes, nul n’aurait reconnu, dans l’homme au regard pensif etau front soucieux creusé par une ride hâtive, qui se tenait ensentinelle vigilante, l’œil et l’oreille au guet, le sous-officierde spahis, railleur et insouciant, qui moins de huit moisauparavant avait débarqué à Valparaiso, le poing sur la hanche etla moustache retroussée.

Les événements qui s’étaient passés avaient peu à peu modifié cecaractère faussé par une mauvaise direction.

Les nobles instincts qui sommeillaient au fond du cœur du jeunehomme avaient vibré au contact de la nature majestueuse, grandioseet puissante qui s’était continuellement déroulée à ses yeuxéblouis, dans les Cordillères.

La réaction commencée en lui par sa liaison étroite avec Louisde Prébois-Crancé, âme aimante, intelligence faible, aux instinctsdélicats, s’était continuée en progressant sous la pression desscènes auxquelles il avait été constamment mêlé depuis qu’il avaitposé le pied sur le sol régénérateur du Nouveau-Monde.

Son cœur avait tressailli d’enthousiasme, pour ainsi dire ;ses pensées, incessamment tendues vers l’infini, s’étaientdéveloppées, éclaircies, et avaient perdu à ce choc électriquetoute leur vulgarité primitive.

Ce changement produit par son amitié pour l’homme qu’il avaitsauvé du suicide, par le silence du désert et les voix divines quiparlent au cœur de l’homme sous les voûtes sombres et mystérieusesdes forêts vierges, n’était encore qu’intérieur ; car si lerôle de protecteur qu’il s’était imposé envers son frère de lait,si le mutisme penseur des Indiens avaient habitué Valentin àréfléchir et à se rendre compte de tout ce qu’il voyait, lechangement n’était qu’insensible encore dans ses allures et saconversation.

Le vieux levain fermentait toujours en lui : pour unobservateur superficiel il eût presque paru le même homme, etpourtant un abîme séparait son passé de son présent.

Cependant la nuit s’avançait, la lune était déjà parvenue auxdeux tiers de sa course, Valentin réveilla Louis pour qu’il leremplaçât pendant qu’il prendrait quelques heures d’un reposindispensable.

Le comte se leva. Lui aussi était bien changé ; ce n’étaitplus l’élégant et brillant gentilhomme qu’un parfum un peu fortfaisait presque évanouir, lui aussi s’était retrempé dans ledésert, son front s’était bruni aux chauds baisers du soleilaméricain, ses mains endurcies, la fatigue n’avait plus de prisesur son corps, son jugement s’était mûri, enfin il étaitcomplètement transformé : c’était à présent un homme fort auphysique ainsi qu’au moral.

Depuis près d’une heure déjà il avait remplacé Valentin lorsqueCésar, qui jusque-là était resté nonchalamment étendu, le ventre aufeu, releva brusquement la tête, aspira l’air dans toutes lesdirections, et fit entendre un grognement sourd.

– Eh bien ! César, dit à voix basse le jeune homme enflattant l’animal, qu’avez-vous donc, mon bon chien ?

Le Terre-Neuvien fixa ses grands yeux intelligents sur le comte,remua la queue et poussa un second grognement plus fort que lepremier.

– Fort bien, reprit Louis, il est inutile de troubler lerepos de nos amis avant de savoir positivement ce dont ils’agit ; nous irons tous deux à la découverte, hein,César ?

Le comte visita ses pistolets et son rifle et fit un signe auchien qui épiait tous ses mouvements.

– Allons ! César, lui dit-il, cherche, mon beau,cherche !

L’animal, comme s’il n’eût attendu que cet ordre, se lança enavant, suivi pas à pas par son maître, qui sondait les buissons ets’arrêtait par intervalles pour jeter un regard interrogateurautour de lui.

César, livré à lui-même, coupa le campement en ligne droite,traversa le ruisseau et s’enfonça dans la forêt, le museau sur lesol, en remuant la queue avec ce mouvement vif et continu desTerre-Neuviens lorsqu’ils tiennent une piste.

L’homme et le chien marchèrent ainsi près de troisquarts-d’heure, s’arrêtant parfois pour écouter ces mille bruitssans cause connue, qui troublent la nuit le calme du désert, et quine sont que le souffle puissant de la nature endormie.

Enfin, après des détours sans nombre, le chien s’accroupit,tourna la tête vers le jeune homme et fit entendre un de cesgémissements plaintifs qui semblent une plainte humaine, et quisont particuliers à sa race.

Le comte tressaillit ; écartant avec précaution lesbroussailles et les feuilles, il regarda.

Il retint avec peine un cri de douloureux étonnement auspectacle étrange qui s’offrit à sa vue.

À dix pas à peine de l’endroit où il était embusqué, au centred’une vaste clairière, une cinquantaine d’Indiens étaient couchéspêle-mêle autour d’un feu mourant, plongés dans le sommeil del’ivresse ainsi que le laissaient deviner des outres de peau dechevreau jetées sans ordre sur le sable, les unes pleinesd’aguardiente, d’autres éventrées laissant encore échapper quelquesgouttes de liqueur bues avidement par la terre desséchée.

Mais ce qui attira surtout l’attention du jeune homme et luicausa une terreur involontaire, ce fut la vue de deux personnes, unhomme et une femme, attachées solidement à des arbres et quiparaissaient en proie à un violent désespoir.

L’homme avait la tête penchée sur la poitrine, ses grands yeuxlaissaient échapper des larmes, de profonds soupirs s’échappaientde son sein lorsque son regard se portait sur une jeune filleattachée en face de lui, et dont le corps inerte retombait plié surlui-même.

– Oh ! murmura le comte avec angoisse, don Tadeo deLeon ! mon Dieu ! faites que cette femme ne soit pas safille !

Hélas ! c’était elle.

À leurs pieds gisait la Linda garrottée à une énorme poutre.

Le corps de la jeune fille tressaillait parfois, agité par desmouvements nerveux, et ses mains mignonnes aux doigts roses eteffilés se serraient convulsivement sur sa poitrine.

Le jeune homme sentit le sang lui refluer au cœur ;oubliant le soin de sa propre conservation, il saisit un pistoletde chaque main et fit un geste pour voler au secours de celle qu’ilaimait.

En ce moment une main se posa sur son épaule, et une voixsoupira plutôt qu’elle ne murmura à son oreille, ce seulmot :

– Prudence !

Le comte se retourna.

Trangoil Lanec était auprès de lui.

– Prudence ! répéta le jeune homme d’un ton dedouloureux reproche, regarde !

– J’ai vu, répondit le chef, que mon frère regarde à sontour, ajouta-t-il, il verra qu’il est trop tard.

Et il lui désigna du doigt huit ou dix Indiens qui, réveilléspar le froid de la nuit ou peut-être par le bruit involontairecausé par les deux hommes, malgré leurs précautions, se levaient enjetant autour d’eux un regard de défiance.

– C’est vrai ! murmura Louis accablé, mon Dieu !mon Dieu ! ne nous viendrez-vous pas en aide !

Le chef profita de l’état de prostration dans lequel étaitmomentanément tombé son ami pour le ramener quelques pas enarrière, afin de ne pas exciter davantage les soupçons des Indiens,dont l’ouïe est si fine que la plus légère imprudence suffit pourles mettre sur leurs gardes.

– Mais, reprit le jeune homme au bout de quelques secondesen s’arrêtant devant Trangoil Lanec, nous les sauverons, n’est-cepas, chef ?

Le Puelche secoua la tête.

– C’est impossible en ce moment, dit-il.

– Frère, maintenant que nous avons retrouvé leur piste quenous avions perdue il faut les sauver sans retard ; vous levoyez, le temps presse, ils sont en danger.

Un sourire se dessina sur les lèvres du guerrier indien.

– Nous essaierons, dit-il.

– Merci, chef ! s’écria chaleureusement le jeunehomme.

– Retournons au camp, reprit Trangoil Lanec. Patience, monfrère, dit l’Indien d’une voix solennelle, rien ne nous presse,dans une heure nous serons sur leur piste ; mais avant d’agir,il faut que nous tenions conseil tous quatre, afin de bien nousentendre sur ce que nous voulons faire.

– C’est juste, répondit le comte en baissant la tête d’unair résigné.

Les deux hommes regagnèrent leur campement, où ils retrouvèrentValentin et Curumilla profondément endormis.

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